Médias/11-Septembre

Afghanistan. Du Nord au Sud, visions divergentes de la « guerre contre la terreur »

Avec le retour des talibans, les médias français s’inquiètent à nouveau du sort réservé aux femmes. Si la préoccupation est légitime, elle a toutefois servi il y a vingt ans à redorer l’image d’une guerre dont Al-Jazira, principale chaîne d’information arabe à l’époque, rendait compte de manière sensiblement différente de ses consœurs occidentales.

Tayssir Allouni, correspondant d’Al-Jazira à Kaboul
network.aljazeera.net

Vingt ans après les attentats du 11 septembre 2001, que reste-t-il dans la mémoire collective des images de la mal nommée « guerre contre la terreur » qui a commencé par l’invasion de l’Afghanistan en octobre 2001 ? La réponse peut varier selon la région du monde d’où l’on a suivi ces événements. Dix ans après la guerre du Golfe (1990-1991) « fondée sur l’illusion d’un suivi transparent et immédiat »1 dont la chaîne américaine CNN avait l’exclusivité mondiale, l’invasion de l’Afghanistan étrenne l’ère d’une certaine pluralité médiatique. Dans le monde arabe, c’est principalement sur Al-Jazira et à travers les interventions depuis Kaboul du correspondant Tayssir Allouni, devenu figure mythique de la chaîne d’information qatarie, que cette guerre a été suivie. En France, les correspondants de France 2 et de TF1 avançaient quant à eux avec les troupes de l’Alliance du Nord. Deux salles, deux ambiances.

Larmes et vengeance

Ce qui frappe quand on replonge dans les archives de la télévision française de l’époque, c’est la séparation quasi inexistante entre le registre émotionnel — que l’on ne peut que comprendre — et celui politique et militaire qui rend compte de l’intervention américaine prochaine. Sous le même macaron « attentats USA », les commentaires s’articulent comme dans un fondu enchaîné reliant la couverture des attentats à celle de « la riposte » qui se prépare. L’une ne va pas sans l’autre. L’une légitime l’autre et la place de fait au-dessus de toute critique.

Ainsi, Étienne Leinhardt, correspondant de France 2 à Washington ose, dans le journal de 13 heures du 14 septembre 2001, la première personne pour sommer les Français à une solidarité sans réserve : « J’espère que l’état d’esprit des Américains a été bien compris en France. […] Depuis que cet épouvantable drame a eu lieu, l’Amérique est en guerre ». Peut-on dès lors exprimer ses réserves quant à la réponse qu’appelle l’épouvante ? Le journaliste poursuit : « L’opinion publique attend de ses dirigeants […] que la riposte soit à la hauteur de l’humiliation qu’elle a subie ». Ce n’est donc plus pour endiguer un danger, mais pour laver l’orgueil américain que la guerre doit être déclarée. Mieux encore, « l’Amérique est désormais prête […] à payer le prix du sang », affirme quelques minutes plus tard Richard Binet. Imagine-t-on le tollé qu’aurait suscité une telle expression dans la bouche du secrétaire général du Hezbollah ou d’un dirigeant iranien ?

Même les réserves rationnelles émises dans les premiers jours qui ont suivi les attentats vont peu à peu disparaître. Daniel Bilalian, présentateur du 13 heures de France 2 rappelle : « Comme il ne s’agit pas d’un État identifié, la ou les ripostes doivent être parfaitement ciblées ». Or, ces interrogations ne dureront pas longtemps. Légitimée par l’émotion et la colère suscitées par les attaques du 11-Septembre que l’on ne peut que condamner, la logique belliqueuse d’une riposte tous azimuts n’a jamais été remise en question par le discours médiatique dominant.

« Croisade » et « désolidarisation »

De quoi s’agit-il au juste ? D’un pays qui a connu les attentats les plus meurtriers de son histoire ? Certes, mais pas seulement : « C’est un clivage encore accentué entre l’Occident et le monde musulman », nous apprend toujours le présentateur du 13 heures de France 2. Sur TF1, lorsque Jean-Pierre Pernault utilise le terme « croisade » en direct avec le correspondant Gauthier Rybinski depuis les États-Unis, ce dernier abonde dans son sens : « Le terme de « croisade » que vous avez employé est tout à fait approprié. Qui dit « croisade » dit « choc des civilisations », et c’est un petit peu en ce sens que l’opinion américaine s’oriente ». Pour une lecture critique de ce vocabulaire, on repassera.

Pour preuve de ce « choc des civilisations », les télévisions surveillent de près à la fois les chrétiens de la région et (surtout) les musulmans d’Occident. Toujours sur France 2, on apprend qu’au Liban, le Hezbollah s’oppose à la riposte américaine, mais on omet de rappeler que l’organisation a également condamné les attaques du 11-Septembre. Plus important, on s’attarde sur la communauté chrétienne qui rend hommage aux victimes américaines lors d’une messe où « les chrétiens maronites du Liban ont exprimé leur solidarité ». Ces derniers « qui ont connu la guerre et les affrontements sont particulièrement attentifs à tout signe de radicalisation ». Il est vrai que pour les musulmans du pays, les quinze ans de guerre civile ont été, tout au plus, un divertissement.

Pour les musulmans de France, il faut montrer patte blanche. Le 8 octobre 2001, au lendemain du début des opérations en Afghanistan, les journalistes observent cette « communauté » de près, guettant le moindre faux pas : « Aujourd’hui, ce qui retient l’attention des musulmans qui vivent à Marseille et sa région, c’est d’abord de savoir ce qui va se passer dans les jours qui viennent », entend-on dans le journal de France 2. Comme pour tout le monde, en somme. Le reporter dépêché à la cité phocéenne parle quand même d’« inquiétude » et d’« attentisme », de certains interviewés qui répondent « avec réticence, car le sujet est sensible ». Est-ce la peur de l’amalgame qui les pousse à agir ainsi, ou bien des opinions obscures qu’ils n’osent exprimer ? On ne le saura pas, et la méfiance continuera à planer sur ces citoyens suspicieux. Mais qu’on se rassure, des imams sont là pour condamner les attentats, « se désolidariser » avec les terroristes et rappeler que l’islam n’y est pour rien : « Cet enjeu identitaire qui préoccupe les musulmans de Marseille ne s’exprime pas ici par des manifestations ». Ici… contrairement au Pakistan ?

Dans le journal de 20 heures de ce soir-là, on remplace Marseille par une ville de banlieue. Le présentateur David Pujadas se veut rassurant : « Depuis le début de cette crise, les autorités françaises se félicitent de la sérénité des musulmans de France, y compris dans les cités ». Il lance ensuite un reportage à Grigny dans l’Essonne, « cité réputée sensible » où règne toutefois —étonnamment ? — « un grand calme […], après les bombardements comme après les attentats ». L’ennemi intérieur ne se cache vraisemblablement pas à Grigny.

Cette sérénité n’est pourtant pas ce qu’on retient du reportage sur les musulmans de France diffusé trois semaines auparavant par Al-Jazira. Si la chaîne qatarie tombe également dans la justification en parlant d’une communauté « intégrée » et en tendant le micro à ceux qui sont prompts à dénoncer le terrorisme en usant des formules d’usage, elle montre toutefois des musulmans se plaignant des médias qui « surveillent leur comportement et tentent de monter l’opinion publique contre eux », en mélangeant islam et terrorisme. Même fébrilité aux États-Unis où la crainte d’agressions islamophobes au lendemain des attentats est présente chez nombre de musulmans, qui se sont empressés d’afficher leur solidarité avec les victimes en faisant don de leur sang.

« La seule télévision présente »

Cette focalisation sur les musulmans se traduit également par un glissement lexical : le terme « musulman » remplace petit à petit celui d’« Arabe »… jusqu’à devenir une nationalité. Ainsi, Daniel Bilalian évoque-t-il le 14 septembre, entre deux sujets, l’arrestation de quatre personnes originaires du Proche-Orient à Bruxelles, et de « quatre autres musulmans [sic !] à Rotterdam ». Sans doute s’agit-il de ressortissants de la Musulmanie, célèbre pays où vivent tous les musulmans du monde. Il s’avèrera par la suite qu’il s’agissait de quatre Français.

Mais c’est avec le début des opérations en Afghanistan que la comparaison entre les télévisions françaises et leur homologue qatarie devient de loin plus intéressante. Quand les bombardements commencent le 7 octobre, les directs des correspondants français se font depuis Washington. Dans les jours suivants, on suivra leurs consœurs et confrères embarqués avec l’Alliance du Nord, les troupes de la vallée du Pandjchir. Les nouvelles du front passent par ce prisme, ainsi que par celui de la communication américaine, comme en 1990-1991. France 2 parle d’« un bombardement intensif, mais ciblé » avec « une trajectoire au mètre près », qui n’empêchera pas « un premier bilan invérifiable [qui] fait état de 30 morts ».

Au journal de 20 heures, Béatrice Schönberg souligne la dimension humaine, voire humanitaire qu’il faut percevoir derrière ces annonces : « Une guerre qui a deux aspects : apparemment des frappes militaires bien sûr, mais aussi des opérations conjointes humanitaires, avec le parachutage de vivres ». On s’en souviendra quand, neuf jours plus tard, un missile américain touchera un entrepôt de la Croix-Rouge.

En ce début de guerre, les seules images de civils bombardés viennent d’Al-Jazira. Si elles sont reprises par CNN comme par les deux premières chaînes françaises, la précaution est d’usage : « L’image, manifestement sélectionnée, qui ne montre que des civils, est fournie par la seule télévision présente dans cette partie de l’Afghanistan ». Pourtant, il suffit de regarder le reportage complet réalisé par Tayssir Allouni pour voir que l’image n’a pas été « sélectionnée ». Le correspondant d’Al-Jazira qui a passé la nuit à faire des directs sans projecteurs de peur d’être pris pour cible par les belligérants précise en effet : « Il semble que les frappes américaines et britanniques se soient concentrées sur des objectifs précis, mais cela n’empêche pas qu’il y ait eu des dégâts matériels et des victimes ». Allouni rappelle que le constat ne peut pas être précis à cause des restrictions imposées pour les journalistes. Ces images d’une maison bombardée sont les seules qu’il aura réussi à tourner avant que le père de famille ne manifeste sa colère d’être filmé, se désolant pour son pays qui n’a pas connu la paix depuis des décennies.

Les Arabes peuvent-ils parler ?

La frilosité des chaînes françaises vis-à-vis d’Al-Jazira est criante. Cette fois, le monde occidental n’a pas l’exclusivité du narratif d’une guerre au Proche-Orient. Dès lors, la « CNN arabe » devient un sujet de reportage en soi. La chaîne qatarie qui diffuse alors les messages vidéo d’Oussama Ben Laden est sous les feux des critiques. Ce dernier l’utiliserait comme tribune pour « mobiliser les masses musulmanes » ou « appeler les Arabes à rallier sa cause », les termes « Arabes » et « musulmans » étant interchangeables, selon que l’on est sur France 2 ou sur TF1. Les journalistes s’étonnent de découvrir une incompatibilité entre opinions publiques et gouvernements dans cette région : « C’est toute l’ambiguïté du monde arabe qui, d’un côté, fait partie de la coalition antiterroriste, et puis de l’autre côté, diffuse dans le monde entier la propagande par exemple du terroriste Oussama Ben Laden », constate sur France 2 Vincent N’guyen depuis Doha. Encore heureux, la pluralité des opinions n’est pas de mise dans ces contrées : « C’est l’ensemble du monde arabe, affirme toujours le journaliste, qui forgera son opinion en regardant Al-Jazira ».

En France, la guerre en Afghanistan est en train de se transformer sur les écrans en une opération de démocratisation dans laquelle les Afghans ne sont pas victimes des bombardements menés par les États-Unis, mais exclusivement de la dictature des talibans qu’il s’agit de remplacer par un régime démocratique. Bernard Kouchner, alors ministre de la santé de Jacques Chirac, l’affirme sur le plateau du journal de 20 heures : « Il faut aider le peuple afghan ». Tzvetan Todorov donnera un nom à cette « aide » : le messianisme politique2.

De fait, lorsque l’Alliance du Nord prend le contrôle de la ville de Mazar Al-Charif le 9 novembre 2001, loin des caméras françaises, l’armée du feu commandant Massoud est décrite comme « favorisée » par l’aviation américaine sur TF1. Pour justifier l’absence d’images, la correspondante de France 2 dans le nord du pays rappelle qu’ « il n’y a pas de reporter étranger sur place, il n’y a pas de journaliste ». Aucun, en effet… sauf celui d’Al-Jazira3.

L’ambiance est plus macabre dans les reportages de ce dernier, diffusés le même soir. En plus des dernières avancées sur le terrain, il rend compte des bombardements que subissent les villages autour de la capitale afghane et des routes qui mènent à la ligne de front. Un bus de civils a été touché la veille : 35 morts et 10 blessés qui vont décéder pour la plupart. Les images des cadavres sont difficiles à soutenir, mais le cadreur n’est pas avare de gros plans. Avec l’avancement des soldats de l’Alliance du nord, certains Afghans craignent le retour du chaos, comme du temps de la guerre civile.

« Kaboul libérée »

Ce sont là l’une des dernières images que recevra la chaîne qatarie via son correspondant avant un moment. Le 14 novembre aux aurores, l’Alliance du nord entre dans Kaboul. La veille, le bureau d’Al-Jazira a été bombardé. Tir volontaire ou bavure ? On ne le saura pas. Pourtant, Daniel Bilalian annonce ce jour-là dans son journal que les envoyés spéciaux de France 2 « ont pu constater que les frappes aériennes de l’armée de l’air américaine étaient finalement très précises dans les quartiers résidentiels de Kaboul. Les bombes ont touché très exactement les résidences des hommes du pouvoir et des responsables terroristes ».

À partir de là, les journalistes s’attèlent à convaincre le téléspectateur de l’avenir radieux qui attend l’Afghanistan. Dans le 13 heures de TF1, on affirme que le « pays […] revit doucement à chaque victoire ». Mais c’est surtout la libération occidentale, et notamment celle des femmes qui est mise en avant. Michèle Fines, envoyée spéciale de France 2 affirme : « Évidemment, tout le monde était très content. On avait l’impression d’être accueillis un peu comme des libérateurs, comme les soldats. Les gens nous acclamaient parce qu’on était des Occidentaux ». Dans le 20 heures, David Pujadas peine à dissimuler son euphorie devant un tel triomphe civilisationnel : « Ce qu’on retiendra de cette journée, c’est la fin des interdits, le retour de la musique dans les rues et sur les ondes de Radio Kaboul, ou l’autorisation donnée aux femmes de travailler ou aux filles de retourner à l’école ». Ben Laden et le 11 septembre ? Allons, ne soyez pas rabat-joie.

Il serait mensonger de chanter les louanges de la couverture d’Al-Jazira qui a également été partiale, rappelant souvent la foi et la piété des combattants pro-talibans et nourrissant ainsi, à son tour, cette vision de « choc des civilisations ». Quant à sa complaisance avec Ben Laden, elle n’est pas une vue de l’esprit. Il n’en reste pas moins que la chaîne avait le mérite d’avoir un correspondant sur le terrain qui rendait compte de ce qu’était une guerre contre un pays : des bombardements, des victimes, une souffrance certaine et un avenir qui l’est beaucoup moins. Non pas une mission civilisatrice.

Sur les deux principales chaînes nationales françaises, ce sont les mêmes images qui défilent le soir de la prise de Kaboul. Le cadre de la caméra est soigneusement défini pour montrer que les femmes cheminent seules, bien qu’on devine au coin les hommes qui marchent à leurs côtés. Pour nous convaincre que ces derniers se précipitent pour se raser la barbe imposée par les talibans, c’est le même jeune homme, chez le même barbier, qui passe sur les deux chaînes. Les envoyés spéciaux s’extasient devant les « scènes habituelles de liesse » dans Kaboul qui « ressemble en ces instants à n’importe quelle ville libérée ».

Comme le souligne Lila Abou Loughod dans son essai Do Muslim women need saving ? (Harvard University Press, 2013), la couverture médiatique américaine des problèmes auxquels font face les femmes afghanes « avait tendance à se focaliser sur les ‟pratiques culturelles”, plutôt que sur les blessures de guerre ou d’autres conséquences de la militarisation ou des bouleversements de la guerre ». Le discours français n’est pas en reste. Une démarche dont on ne connaît que trop les racines coloniales et que Gayatri Chakravorty Spivak résume par sa célèbre formule : « Des hommes blancs sauvent des femmes racisées d’hommes racisés ».4. À ces femmes, la first lady Laura Bush consacrera un discours radiophonique le 17 novembre 2001 dans lequel elle dira : « Grâce à nos récentes victoires militaires dans une grande partie de l’Afghanistan, les femmes ne sont plus emprisonnées dans leurs maisons. Elles peuvent écouter de la musique et enseigner à leurs filles sans craindre d’être punies… La lutte contre le terrorisme est aussi une lutte pour les droits et la dignité des femmes ». Les envoyés spéciaux français à Kaboul n’auraient pas dit mieux.

1Marc Lits (dir.), Du 11 septembre à la riposte. Les débuts d’une nouvelle guerre médiatique, De Boeck, 2004.

2Tzvetan Todorov, Les ennemis intimes de la démocratie, Robert Laffont, 2012.

3La même logique est à l’œuvre à Gaza : les journalistes arabes ne sont pas considérés comme des journalistes.

4Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? Éditions Amsterdam, août 2020.

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