Depuis l’indépendance, il n’est pas dans les habitudes des responsables algériens, qu’ils aient occupé des postes politiques ou techniques, de témoigner sur tout ou partie de ce qu’ils ont vécu. Un seul président de la République, Chadli Bendjedid a écrit ses mémoires largement consacrées à la guerre contre l’armée française ; un seul ministre, Belaïd Abdeslam a explicité son itinéraire dans plusieurs ouvrages, plaidant le plus souvent pour sa politique et contre ceux qui étaient en désaccord avec ses choix. Abdennour Keramane, ingénieur diplômé de l’École nationale des ponts et chaussées de Paris, ancien de la section universitaire clandestine du FLN pendant la guerre, innove et se distingue en nous livrant sans fioritures vingt ans de la rocambolesque histoire de l’électricité en Algérie, de l’été 1962 au printemps 1981.
Un héritage contrasté
Au départ, l’héritage est contrasté. Si les capacités sont importantes, 72 % des personnels — dont la quasi-totalité des cadres, presque tous européens — ont abandonné leur poste, 87 % des recettes d’Électricité et gaz d’Algérie (EGA) sont parties avec les « pieds-noirs » fuyant le pays, et la consommation a baissé d’un bon tiers. Au-delà des difficultés de l’heure, il s’agit de réorienter la stratégie de l’établissement public nationalisé en 1947 au profit de la population toute entière, et non plus d’une minorité.
L’auteur est affecté à la direction générale d’EGA « pour assister et prêter main forte » à un directeur algérien qui ne sera jamais nommé à temps. Il se heurte au patron français, un polytechnicien arrogant, partisan de l’Algérie française et suppôt de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) qui prophétise le retour de l’Algérie indépendante à « l’obscurité et à la bougie ». Une poignée d’ingénieurs algériens formés dans les grandes écoles françaises, mais aussi beaucoup d’autres encouragés par le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) à étudier à l’étranger et à préparer l’avenir, assument la relève et réussissent leur coup. Malgré l’instabilité des responsables de l’entreprise — cinq en cinq ans —, la priorité va à la formation des hommes et à la définition d’une stratégie du secteur, le « schéma directeur du réseau électrique et gazier », une première à EGA gérée le nez dans le guidon pendant la période française. Avant la fin des années 1980, l’électrification du pays est assurée à 100 % contre à peine 30 % en 1962.
En 1969, l’établissement public change de statut et laisse place à la Société nationale de l’électricité et du gaz (Sonelgaz), censée être plus autonome et plus souple, avec une direction générale toute-puissante et six directions sectorielles. Abdenour Keramane assume cette fonction avec brio jusqu’au printemps 1981, quand Chadli Bendjedid met à bas son œuvre économique et abandonne la politique d’industrialisation. Les grandes sociétés nationales érigées dans les grands secteurs (hydrocarbures, électricité, mines, ciment, textiles…) sont démembrées en plus petites unités en vertu de l’adage passé de mode aujourd’hui, « Small is beautiful ».
Accusé de complot
En réalité, les technocrates — et d’abord le ministre Belaïd Abdeslam et son lieutenant Sid Ahmed Ghozali — font de l’ombre aux politiques, en général moins diplômés et moins à l’aise avec les médias. L’auteur saute sur une réforme tarifaire d’envergure décidée début 1980 par un décret présidentiel et repoussée au 1er janvier 1981. Le premier ministre Mohamed Abdelghani s’inquiète d’éventuelles manifestations d’hostilité contre la hausse des tarifs (+ 7 % par an) et abroge le décret. Il ne s’arrête pas là, déclenche une enquête de police contre Keramane, accusé de complot, qui passe près de 9 mois en prison avant d’être relâché sans jugement ni explication.
Pendant les dix années qui suivent, les tarifs ne bougent pas et il faut en catastrophe les augmenter de 100 % en 1990 pour complaire au Fonds monétaire international (FMI) appelé à aider Alger à sortir d’une crise financière qui étrangle le pays
L’épineuse question des tarifs
L’auteur s’arrête là, mais les décennies suivantes montrent que la politique et les tarifs sont les deux talons d’Achille de la Sonelgaz, après comme avant cet épisode. Pour les responsables politiques, ce n’est jamais le moment d’augmenter les tarifs, et la société est amenée à s’endetter au-delà du raisonnable. Avec la flambée des cours du brut, entre 2004 et 2014, Sonelgaz investit plus de 150 milliards de dollars (122 milliards d’euros) pour acheter à tour de bras et clés en main de grosses centrales électriques en France, en Italie, ou aux États-Unis. On n’en a pas vraiment besoin, mais il faut fournir, aux heures de pointe, quand les climatiseurs fonctionnent à plein régime. Le reste du temps, à peine un quart de la capacité de production est utilisée…
Après 2016, l’argent se fait rare et les banques sont appelées à financer Sonelgaz qui, compte tenu du gel des tarifs, est incapable de les rembourser. Résultat, le trésor doit reprendre la charge à son compte dans un contexte de crise financière majeure.
Ce gaspillage est lié au manque de courage des responsables politiques plus prompts à réduire les tarifs qu’à les augmenter, comme on l’a encore vu au cours de l’été 2019, quand le gouvernement Noureddine Bédoui a baissé de 65 % les prix de l’électricité dans le sud du pays, trois mois avant une élection présidentielle incertaine.
Sagement, Keramane s’arrête en 1981 quand il est remercié sans ménagement et n’aborde pas la période postérieure. Espérons que son livre inspirera à l’un de ses successeurs l’idée de raconter les péripéties vécues par une grande entreprise algérienne qui, quarante ans après avoir été démembrée, vient d’être réunifiée et recentralisée. C’est un grand tort d’avoir raison trop tôt.
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