Histoire

Algérie : l’islam sous administration coloniale

Durant plus d’un siècle, l’administration coloniale a inlassablement cherché à réduire la place de l’islam dans la société algérienne. Les instruments ont changé, du Concordat à une application dévoyée de la « loi de séparation des Églises et de l’État » de 1905, mais l’inspiration est restée. Paradoxalement, après l’indépendance, les nouvelles autorités ont mis leurs pas dans ceux de leurs prédécesseurs.

Conseil d’administration de l’association des Oulémas, fin des années 1950.
Source inconnue.

Dans le cadre du séminaire que le professeur Henry Laurens anime chaque mercredi au Collège de France, Oissila Saaidia, professeure d’histoire contemporaine à l’université Lyon 2 et spécialiste des religions, a présenté le 20 novembre 2013 sa thèse sur la religion dans l’Algérie coloniale de 1830 à 1914. Elle donne des clés pour comprendre le passé, mais elle est aussi d’une actualité brûlante.

En 1830, quand les Français débarquent dans la régence d’Alger, ils se heurtent à un défi majeur : la prétention de l’islam à régir tous les aspects de la vie publique et privée. Pas question de l’accepter, sous peine de devoir renoncer à leur projet de conquête. Débute alors un lent travail de grignotage pour réduire ce phénomène global, social, total qu’est l’islam à un culte encadré et surveillé par l’administration coloniale. Laquelle a vite une conception minimaliste de sa promesse initiale de garantir le libre exercice de « la religion mahométane ». Progressivement, inégalement, la justice, le droit, l’enseignement, l’économie vont échapper à cette religion et à ses enseignements.

Dès 1830, les habou, ces biens de mainmorte1, constitués pour l’essentiel de terres et d’immeubles dont les revenus financent les écoles et la charité publique, sont intégrés dans le domaine de l’État. Cette mesure formelle sans impact concret est bientôt suivie en 1835 par la confiscation de la Fondation pieuse de La Mecque et de Médine qui, de proche en proche s’approprie toutes les autres fondations pieuses sans en améliorer, loin s’en faut, la gestion. Il faut attendre 1851 pour assister à l’invention du culte musulman, inspiré du modèle imposé en France par Napoléon Bonaparte à la sortie de la Révolution, le Concordat2. Sa mise en place est l’œuvre d’officiers arabophones et voltairiens, peu familiers en général avec les réalités du pays, et dont la principale préoccupation est sécuritaire. « L’islam, voilà l’ennemi ! » traduit leur crainte pour la sécurité de la colonie et des colons.

Les personnels des mosquées sont nommés et rétribués par l’État qui finance également la construction de quelques mosquées, la compétence territoriale de chacune d’entre elle étant soigneusement délimitée. En contrepartie, la France exige un « loyalisme » intégral de son « clergé ». À la différence du modèle métropolitain, il n’y aura pas de « consistoire » musulman susceptible de devenir l’interlocuteur des pouvoirs publics.

À la chute du Second Empire en 1870 et avec l’effacement des militaires qui s’ensuit, une Commission d’administration et de surveillance du culte musulman de la ville et du département d’Alger est créée, qui, de fait, va gérer ou plutôt « bricoler » l’islam officiel pour toute l’Algérie pendant plus de trente ans, jusqu’à l’adoption en 1905 de la loi de séparation des Églises et de l’État. Le Parlement l’étend à l’Algérie et l’on voit le discours laïque triompher sur le papier, s’opposer même un temps au discours colonial qui finalement s’impose avec le décret du 27 septembre 1907. Il n’est pas question de libérer la religion musulmane de l’intervention de l’État, mais au contraire de continuer sa mise sous tutelle dans une forme renouvelée. Des associations cultuelles voient le jour, mais sans recevoir ni pouvoir ni dévolution des mosquées et seuls les imams sont désormais rémunérés sur la base d’« indemnités temporaires de fonction » plus précaires que le système antérieur, tandis que le petit personnel n’est plus payé.

Le culte musulman mis en place n’a pas les moyens de contrôler toute la société, ni toute la religion. De nombreuses mosquées échappent à son contrôle et après la première guerre mondiale, le cheikh Abdelhamid Ben Badis lance à partir de Constantine le mouvement des mosquées « libres » qui refusent aussi bien les subsides coloniaux que les sujétions qui vont avec. On est à front renversé : le guide des Oulémas demande la séparation de la religion et de l’État, mais le gouvernement colonial français refuse aux musulmans le bénéfice d’une loi dont il s’est pourtant doté.

Après 1962, l’Algérie indépendante reprendra sur une très grande échelle le modèle de 1905 en le bureaucratisant, avec la création d’un ministère des affaires religieuses, le recrutement de dizaines de milliers de « fonctionnaires de Dieu » et la construction d’autant de mosquées.

Le contrôle du culte par l’État continue donc, de même que continue l’existence d’un islam « libre » plus influent que l’officiel, comme on l’a vu avec l’irruption du Front islamique du salut (FIS) en 1989-1992. La diversification de la société algérienne, la télévision par satellites, Internet renouvellent les rapports entre les croyants et leur religion et rendent illusoire l’ambition du pouvoir de soumettre la religion à ses desseins, quand bien même les clés des mosquées sont confisquées par les fonctionnaires du culte.

En France, dans les années 1980, avec la sédentarisation en métropole d’un nombre important de musulmans, la Cinquième République n’innove guère en créant le Conseil français du culte musulman (CFCM), censé être l’interlocuteur des pouvoirs publics. Jusqu’ici, l’expérience n’est pas convaincante. Une politique empruntée au XIXe siècle peut-elle être une solution 200 ans plus tard ?

1Biens appartenant à des personnes morales et qui échappaient au régime des successions (Larousse).

2Un concordat est un acte de conciliation entre deux parties adverses. En France, la Constitution civile du clergé mise en place par la Constituante en 1790 a subordonné l’Église à l’État, ce qui provoqua un schisme au sein du clergé. Le Concordat, signé par le consul Bonaparte et le Saint-Siège, y mit fin en 1801. Il reconnaissait l’Église catholique comme la religion de la « grande majorité des Français » et prévoyait notamment la nomination des évêques par le chef de l’État.

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