Algérie. Dans les archives d’une histoire familiale, intellectuelle et coloniale

Avec L’Orientalisme en train de se faire, Une enquête collective sur les études orientales dans l’Algérie coloniale, Marie Bossaert, Augustin Jomier et Emmanuel Szurek publient, sur un thème qui a déjà fait couler beaucoup d’encre, un livre novateur et original dans son propos comme dans sa méthodologie.

L'image présente un collage de lettres et de cartes postales anciennes. On peut voir des timbres de différentes couleurs et des écritures manuscrites sur le papier, évoquant des échanges de correspondance d'une époque révolue. Les documents sont variés en taille et en style, avec des motifs et des designs typiques du passé. Les en-têtes portent des noms et des adresses, ajoutant une touche personnelle à cette collection historique.
Correspondances de René Basset
EHESS

L’Orientalisme en train de se faire est le fruit d’un projet de recherche collectif auquel plusieurs étudiantes masterantes ou doctorantes associées à des bibliothécaires et des archivistes – dûment répertoriées en fin d’ouvrage – ont contribué, au côté des auteurs et des trois éditeurs scientifiques. Cet ouvrage repose sur l’exploitation d’une partie des deux volumineux fonds d’archives transmis à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 2014 et 2019 par la famille de René Basset (Lunéville 1855-Alger 1924), professeur d’arabe et de berbère à la faculté des lettres d’Alger de 1880 à 1924.

André Basset (1895-1956), son fils, linguiste, spécialiste de berbère, et son gendre Jean Deny (1879-1963), professeur de turc, furent aussi des orientalistes distingués, tous deux professeurs à l’École nationale des langues orientales vivantes, surnommée « Langues’O, » aujourd’hui Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales).

Si cette lignée orientaliste constitue un des objets du livre, celui-ci porte d’abord sur la figure de René Basset. À travers lui, les auteurs ambitionnent d’étudier « l’orientalisme en train de se faire », autrement dit de l’inscrire dans son cadre politique, religieux et social, en dépassant « tant l’hagiographie orientaliste que la démonologie saïdienne1 » (p. 19). Cette histoire se veut à la fois une histoire sociale, une histoire des pratiques et une histoire décentrée. L’orientalisme, ici, se fait non pas à Berlin ou à Paris, mais depuis Alger et l’empire colonial français.

Retracer des « vies orientalistes »

Ces documents, essentiellement constitués de correspondances soigneusement rangées, classées et même archivées par René Basset, permettent de retracer des « vies orientalistes ». Sont retracées les premières années de René Basset, issu d’une famille bourgeoise de Lunéville — qui doit son ascension sociale à ses études, mais aussi à un beau mariage dont la correspondance met au jour l’arrangement —, la vie de son frère, la santé des membres de la famille. Sur le plan professionnel, les lettres échangées donnent à voir les réseaux internationaux, français et coloniaux de René Basset, grand architecte du congrès des orientalistes à Alger en 1905, et directeur de l’édition française de L’Encyclopédie de l’islam.

Retenu à Alger par sa famille, et surtout sa fonction de directeur de la faculté des lettres, il s’appuie sur les enquêtes de terrain menées par ses collègues, qui sont parfois d’anciens élèves ou des missionnaires comme Charles de Foucauld. Les Algériens n’en sont pas totalement absents, mais restent peu nombreux. Ce sont plus des informateurs que des collègues avec lesquels traiter d’égal à égal : « ils sont davantage au service des orientalistes que dans un rapport d’échanges » (p. 278). S’ils ont joué un rôle d’intermédiaire, c’est principalement « entre les savoirs orientalistes coloniaux et les savoirs nationalistes post-coloniaux » (p. 279).

Aventure collective, cette enquête a aussi été une aventure amicale et familiale. Sa dimension humaine et affective transparaît dans le ton et l’écriture, beaucoup moins arides que le sujet ne pourrait le laisser penser. L’ouvrage, illustré de cartes, doté d’un cahier iconographique, et présentant en incipit la « galerie des personnages » de cette histoire familiale, intellectuelle et coloniale, fait incontestablement œuvre de pédagogie. Par une mise en abyme un peu vertigineuse, le dernier chapitre « Faire archives, faire famille » revient sur la genèse de ce projet et met en lumière « l’orientalisme en train de se faire » de jeunes et moins jeunes chercheures du début du XXIe siècle.

1NDLR. Référence à L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident (1978) d’Edward Saïd, qui analyse la vision occidentale du Proche-Orient au XIXe siècle.

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