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Anthologie de la pensée politique arabe au XXe siècle

Les éditions du CNRS publient Écrits politiques arabes. Intertextualités, une anthologie de la pensée politique du Machrek/Maghreb au XXe siècle de Leïla Seurat et Jihane Sfeir. Orient XXI, qui a contribué au financement de cet ouvrage de référence, propose des extraits de son introduction. Les deux autrices y expliquent le propos, le cadrage et la méthode qui ont présidé à la réalisation de cet énorme travail.

[...]

L’ensemble de ces écrits nous ont permis de penser l’économie générale de notre ouvrage et de mieux nous situer afin de nous démarquer de ce qui existait déjà. Nous avons ainsi choisi de limiter la représentation de l’islam politique, d’abord parce que plusieurs anthologies lui sont consacrées, mais aussi parce qu’il nous semble que l’islamisme est arrivé à un tel niveau de saturation dans les sphères politique et académique qu’il empêche de penser les autres références qui ont elles aussi nourri l’histoire sociale et politique des sociétés de la région. L’autre nécessité était de redonner toute sa place aux penseurs et acteurs originaires du Proche-Orient tout en les confrontant avec des auteurs marocains, algériens et tunisiens [...].

Parler de « monde arabe » c’est s’inscrire, consciemment ou non, dans une tradition orientaliste qui attribue arbitrairement des caractéristiques communes aux sociétés de la région. S’il n’existe pas de critère politique commun aux pays arabes, il existe pourtant, pour paraphraser Jean-François Bayart1, une interdépendance de leurs univers symboliques. Les « mondes arabes » contemporains2 sont en effet traversés par un ensemble de références partagées qui informent les imaginaires politiques : la fin de l’Empire ottoman, les accords de Sykes-Picot, l’établissement des colonies, le maintien de la domination coloniale après les indépendances, les coups d’États militaires, autant d’événements qui modulent en profondeur les représentations politiques des sociétés de la région. Appréhender le commun dans cet « espace arabe du politique »3 implique de penser l’articulation de grandes séquences qui viennent bousculer et transformer les imaginaires politiques [...].

« Il n’existe pas en soi d’idées "islamistes" ou "nationalistes" »

À rebours des lectures conceptuelles, cet ouvrage souhaite rendre justice aux nombreux empiétements, évolutions et circulations qui participent à la formation des idées politiques. Loin d’être des doctrines figées, ces idées doivent être appréhendées comme des constructions formulées par des acteurs agissant dans des environnements en perpétuelle évolution.

Il n’existe pas en soi d’idées « islamistes » ou « nationalistes ». Si la compétition et l’hostilité ont le plus souvent caractérisé les relations entre ces deux forces idéologiques, nationalisme et islam politique se sont essentiellement construits l’un par rapport à l’autre. Les islamistes reconnaissent le rôle central joué par les Arabes dans le développement de la civilisation islamique, tandis que les nationalistes reconnaissent la place spéciale de l’islam dans la civilisation arabe.

Derrière un vocabulaire commun se cachent d’ailleurs souvent des traductions conflictuelles. Une même « catégorie » peut en effet contenir différentes interprétations d’une même notion qui varient selon les périodes et les contextes nationaux. La notion de qawm si chère à la tradition arabiste, est en effet loin de désigner la même chose pour Nasser que pour Qaddhafi qui l’assimile à un lien de type lignager et familial plutôt que national. Elle est réfutée par Hawatmeh qui l’associe à un nationalisme trop exclusif.

Comprendre les idées, leur genèse, leur production c’est donc avant tout se pencher sur des contextes particuliers, aussi bien au niveau des grandes séquences historiques qu’à l’échelle plus locale des espaces de socialisation et de politisation. Les guerres ou les révolutions ont ainsi provoqué de profondes inflexions dans les manières d’appréhender l’ordre social et politique ; c’est le cas notamment de la défaite de 1967 et de la révolution islamique de 1979.

L’attention portée aux espaces de socialisation et aux engagements militants met également en lumière les empiétements entre nationalisme et islamisme. C’est le cas des Frères musulmans qui avant 1952 étaient fortement représentés dans l’armée et la police formant une base populaire nécessaire au succès de Nasser. À l’échelle des micro-trajectoires biographiques, rappelons que nombre de militants et d’intellectuels sont passés après 1967 de la gauche à l’islam puis au libéralisme à partir des années 1980. Certains restent d’ailleurs « inclassables » à l’instar d’un Nayef Hawatmeh, marxiste et nationaliste, ou d’un Sadiq al-‘Azm marxiste et libéral.

Penser les usages des idées dans les rapports de pouvoir

[...] L’exercice du pouvoir ne repose jamais sur la seule violence y compris dans des contextes autoritaires. Bien au contraire, le recours à l’idéologie permet de limiter l’usage de la force physique afin de modeler les consciences sous une autre forme, moins coercitive. C’est ainsi que la plupart des leaders nationalistes vont largement puiser dans l’islam les ressources nécessaires pour mobiliser et rendre leur pouvoir plus acceptable. La mobilisation du Coran pour justifier l’arabisme ou renforcer le sentiment nationaliste est désormais bien documentée. On pense par exemple à la « campagne de la foi » (hamla imaniyya) lancée par Saddam Hussein ou la Marche Verte de Hassan II. En quête d’authenticité, les leaders nationalistes vont aussi aller piocher dans l’islam les ingrédients pour légitimer leur socialisme. Après 1967, le nassérisme se réclame d’un socialisme islamique élaboré précédemment par les Frères musulmans jusqu’à faire apparaître certaines idées fréristes au moment de la Constitution de 1971.

Le recours à l’histoire permet à l’ensemble de ces acteurs de légitimer leur présence en affichant une continuité sur le temps long. Islamistes et nationalistes arabes font tous deux appels à un passé révolu : les islamistes s’inscrivent dans les premiers temps de l’islam pour justifier l’avènement d’un État islamique ou le retour du califat ; les seconds considèrent que la nation arabe, umma arabiyya fondée sur la langue, la culture et la race existerait depuis toujours. Dans les deux cas, cette réévaluation du passé en fonction des exigences du présent permet de se réclamer comme le plus « authentique » [...]

Hybridations idéologiques

[…] Le nationalisme arabe a été fortement influencé par les théories nationalistes européennes. C’est surtout du nationalisme allemand du XIXe et de Fichte qu’al-Arsouzi et al-Husri tirent leur inspiration, qui s’appuie sur le modèle bismarkien pour rassembler des entités séparées où les populations parlaient la même langue. Autant dans sa forme ba’athiste que nassérienne, l’arabisme s’est en effet fortement inspiré des totalitarismes européens ou encore du socialisme. […]

Les communistes arabes se sont quant à eux largement appuyés sur l’URSS comme modèle à suivre. [...] Alors que le parti soviétique russe était considéré comme non soluble dans les pays du tiers-monde, l’objectif était de trouver sa propre voie, de formuler un marxisme désoccidentalisé.

La Palestine est au cœur de ces hybridations idéologiques, d’autant que depuis l’acceptation du plan de partage de la Palestine par l’URSS en 1947, de nombreux militants communistes ne considéraient plus Moscou comme une source d’imitation légitime. [...]

Quels fondements pour la nation ?

Cet ouvrage prend pour point de départ la période de l’entre-deux-guerres et se termine en 2011. Moment charnière de l’histoire politique et sociale du Moyen-Orient, l’entre-deux-guerres voit la disparition de l’Empire ottoman, l’abolition du califat et la construction de nouveaux États qui, dès leur naissance, affrontent la domination coloniale. [...] Rappelons que ce moment est aussi celui de la révolution en Russie et de la diffusion des idées socialistes auprès d’une partie de l’intelligentsia arabe. Dans la continuité des polémiques engagées dès la fin du XIXe, l’entre-deux-guerres est aussi l’époque des débats qui portent notamment sur les fondements de la nation et la nature des régimes politiques à adopter. [...]

Notre délimitation chronologique s’arrête à la veille des processus révolutionnaires de 2011. Ces révoltes constituent bien un marqueur temporel qui va profondément impacter les sensibilités politiques mais aussi la manière de « faire » des sciences sociales. Elles ont, une fois de plus, posé la question du lien entre idéologie et processus révolutionnaire, problématique qui invite autant à s’interroger sur le rôle des idées dans le déclenchement des soulèvements que sur la manière dont les révoltes contribuent elles-mêmes à bousculer, façonner et transformer nos différentes références et conceptions théoriques. [...]

L’ouvrage se structure autour de quatre grands thèmes : les frontières de l’umma, l’exercice du pouvoir politique, l’indépendance économique et le développement et enfin les autocritiques. [...] La Palestine n’est pas traitée en tant que partie ou sous-partie spécifique. [...] Partie intégrante de la question nationale arabe, référence majeure du marxisme révolutionnaire, terrain privilégié des conversions biographiques vers l’islam, instrument des régimes politiques empêchant toute solution séparatiste, paradigme d’une exploitation coloniale non achevée, la Palestine traverse ainsi tout l’ouvrage, jusqu’au rôle central de la défaite de 1967 dans la psyché arabe.

La première partie vise à introduire les nombreuses formes d’identifications culturelles, politiques, territoriales, symboliques de l’umma. Figure paradigmatique de l’intellectuel (muthaqqaf), Taha Hussein ouvre la voie aux diverses conceptualisations du nationalisme arabe (al-quwmiyya) notamment celles formulées par Sati’ al-Husri l’un de ses plus illustres théoriciens. L’appartenance à l’umma s’est essentiellement nourrie des expériences anticoloniales aussi bien contre une présence étrangère physique que contre une domination culturelle ou symbolique. Après la défaite de 1967, la résistance palestinienne renouvelle les modalités d’identification à l’umma, les déçus du nassérisme se retrouvant dans le projet socialiste révolutionnaire. Penser les frontières de l’umma c’est aussi mettre en exergue les différentes projections spatiales qu’elle engage entre acception élargie du territoire (qawmiyya) et patriotisme resserré autour de délimitations nationales (wataniyya). [...] Au-delà du tournant de 1967 c’est aussi la révolution islamique en Iran de 1979 qui apparait comme une rupture majeure pour penser les recompositions des identifications à l’umma : elle donne lieu d’une part à une fusion idéologique entre nationalisme et islam (comme en témoigne la conversion de nombreuses trajectoires marxistes vers l’islam) d’autre part à une polarisation régionale construite sur une opposition doctrinale entre chiites et sunnites.

La deuxième partie s’intéresse à la direction des affaires politiques. Deux modèles de gouvernement islamiques s’opposent : l’État califal et l’État islamique, construits sur l’emprunt exogène des États nation européens. Gouverner, implique aussi d’entretenir des liens avec une organisation supranationale. Ces relations avec des acteurs situés au-delà des frontières nationales ne se limite pas aux expériences islamiques (chiite comme sunnite), mais peut être mise en parallèle avec d’autres pratiques qui sont celles des communistes ou des nationalistes arabes. Trois pays nous permettent d’illustrer la centralité du paradigme autoritaire : l’Irak, l’Algérie et la Syrie. [...] Dans cette gestion autoritaire, la Palestine apparaît comme un outil de légitimation central permettant aux dirigeants d’afficher publiquement un soutien aux Palestiniens tout en les réprimant de manière officieuse. Deux débats majeurs appréhendés de manière large et non limités à leurs aspects institutionnels viennent clore cette deuxième partie : la « question démocratique » et la sécularisation.

La troisième partie se concentre sur les aspects économiques et sociaux. Après une brève introduction opposant Zureik et Arslan quant à la question du rôle de l’Occident comme modèle à suivre pour entrer dans la voie du développement, nous esquissons trois grands débats. Le premier a trait aux relations entre nationalisme et socialisme : au fondement de l’arabisme, le socialisme permet également aux tenants du pouvoir de se distinguer de leurs opposants communistes. [...] Sujet de diverses interprétations, la question de l’interdit de l’usure (ribat) et de la justice sociale en Islam apparaît comme un autre débat central héritier de la fameuse « gauche islamique » (al-yassar al-islami) préconisée par Hassan Hanafi après 1979. Aborder les questions économiques c’est enfin entrer dans les questions de classe, voir ce qui se cache derrière les dénonciations d’une bourgeoisie soutien des régimes arabes et extension du colonialisme.

Enfin, la quatrième et dernière partie associe des formes d’autocritiques formulées par des intellectuels et des retours réflexifs de la part d’anciens militants. [...] Cette critique s’organise essentiellement autour de deux grands thèmes : la crise de l’État et la culture de l’héritage. Objet central des débats des deux dernières décennies du XXe siècle, l’orientalisme vient clore cette anthologie sur une question forgée en contexte occidental et qui ne cesse de peser sur la fabrique des idées politiques au-delà du Machrek et du Maghreb.

1Jean-François Bayart (éd.), La Greffe de l’État, Karthala, 1996.

2NDLR. Titre de la nouvelle revue scientifique récemment créée par une équipe de jeunes chercheurs.

3Michel Camau et Vincent Geisser, Le Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Presses de Sciences Po, 2003.

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