Au Congrès du Caire de 1932, la musique arabe en quête d’identité

L’ouvrage posthume de Bernard Moussali, Le Congrès du Caire de 1932 — La musique arabe à la recherche de son identité, éclaire les tensions culturelles de l’époque tout en questionnant les fondements de la « musique arabe » aujourd’hui. Dans quelle mesure cet héritage musical demeure-t-il vivant et pertinent face aux défis modernes ?

Années 1930. Orchestre de la radio de Bagdad. Au centre, le chanteur Muhammad Al-Qubanshi. Le groupe a joué durant le Congrès du Caire de 1932
Copyright Shlomo Elkivity

Mondes et modes anciens et nouveaux, tradition et modernité, rupture et continuité. Voire retours en arrière et bonds dans le futur. Est-il utile de rappeler que toute civilisation est un jour confrontée, consciemment ou non, à ce type de choix qui touche toutes les activités des sociétés, politique, culturelle, scientifique ? Nul n’y échappe. Sauf les Arabes ? On évoque le bédouin qui préfère contempler la lune au milieu du désert : peu lui chaut de l’explorer ! Et pourtant… À l’instar d’autres cultures, celles des sociétés arabes durent se redéfinir par rapport à leur passé durant leur Renaissance (Nahda) qui accompagna l’effondrement de l’Empire ottoman en 1922. Leur musique aussi, ce que l’on a parfois tendance à oublier. D’ailleurs les Arabes n’ont-ils jamais eu une identité ? Vaste question.

Cela remonte (déjà !) à près d’un siècle, comme on peut le constater dans l’éclairant ouvrage qui vient d’être publié sur le Congrès du Caire de 1932, événement capital dans l’histoire mondiale de la musique, avec pour sous-titre : « La musique arabe à la recherche de son identité », du chercheur et professeur d’arabe libano-français Bernard Moussali (1953-1996). Cet ouvrage est basé sur son mémoire de thèse inachevé, qui a fait l’objet d’une édition critique et augmentée établie par l’ethnomusicologue Jean Lambert, enrichie d’un avant-propos et d’une postface.

« La convocation d’un Congrès de musique arabe, nous explique Bernard Moussali, répondait aux vœux de nombreux musiciens, compositeurs et théoriciens égyptiens, mais aussi syro-libanais. Pour beaucoup de ces intellectuels, le Congrès devait être l’occasion d’un dépassement de la musique traditionnelle dite « orientale », et il devait être résolument tourné vers l’avenir : il concrétisait (leur) volonté de fonder une nouvelle musique avec la caution de musicologues européens, censés arbitrer le débat entre l’Ancien et le Nouveau ». Le compositeur et pianiste hongrois Béla Bartok y participa. Comme le disait l’ethnomusicologue et directeur du conservatoire de musique marocaine de Rabat, Alexis Chottin (1891-1975) : « Ce congrès semble une manière d’États généraux, auxquels les Orientaux réclament un statut solide, une vraie Constitution de la musique arabe. »

Du 14 mars au 3 avril 1932, le Congrès du Caire réunit ainsi musicologues et musiciens venus des diverses parties du monde arabe, à l’initiative principale du baron français Rodolphe d’Erlanger et sous le patronage du roi égyptien Fouad Ier. La Ligue arabe, censée définir une politique commune, n’était pas encore née. Mais déjà les spécialistes se retrouvaient pour unifier les formes d’expression musicales qui seraient ainsi affranchies de siècles de tradition. Soit une vaste entreprise d’émancipation.

Hégémonisme égyptien

Plusieurs visions de la musique arabe moderne s’y confrontèrent : d’une part, des conservateurs qui étaient fidèles à la tradition de l’improvisation et du tarab (l’émotion musicale), et d’autre part, des réformistes qui souhaitaient utiliser les médias inventés par l’Occident, notamment la radio, le cinéma et l’écoute de masse.

Notons-le sans tarder pour les mélomanes, ce fut l’occasion d’effectuer de nombreux enregistrements sur disques 78 tours : musique d’Égypte, classique, populaire et sacrée ; musique arabe, principalement d’Irak, Algérie, Tunisie et Maroc (qui n’étaient pas encore des États). Après leur publication intégrale par la Bibliothèque nationale de France (BnF) en 2015, déjà basés sur la documentation de Bernard Moussali et sous la direction de Jean Lambert, ces enregistrements remastérisés n’ont pourtant pas livré tous leurs secrets, comme le révèle le livre.

À la lueur des recherches récentes émerge une proposition d’interprétation des significations historiques et anthropologiques de ce Congrès : « Comment concilier le sentiment de parenté et d’unité de civilisation, spontanément perçu par les Arabes, avec la grande diversité de leurs traditions musicales ? Comment concevoir une future musique arabe de manière universelle, à la fois inventive et inclusive de ses riches sources culturelles ? », selon les termes de l’éditeur de cet ouvrage massif et savant, mais surtout passionnant.

Comme l’explique Jean Lambert à Orient XXI :

Bernard Moussali, qui préparait dans sa thèse de doctorat une analyse des débats du Congrès, avait d’abord mis cet évènement crucial en perspective avec la période ottomane tardive, la renaissance littéraire et culturelle arabe, la Nahda, ainsi que le mécénat des khédives d’Égypte. Le Congrès permit en particulier d’« arabiser » le répertoire instrumental ottoman. Il valida l’introduction du violon, mais rejeta le piano comme trop éloigné de « l’oreille » arabe. Il valida (avec réticences) l’élaboration théorique d’une échelle arabe à 24 quarts de tons (donc plus détaillée que l’échelle occidentale à 12 demi-tons), en se basant sur les théoriciens ottomans tardifs. L’inconvénient de ce système est qu’il estompait les variations locales des micro-tons pratiqués au Caire, à Damas ou Alep, perdant ainsi en incarnation (ironie du sort, ce n’est que bien plus tard que le synthétiseur allait être en mesure de reproduire les nuances micro-tonales arabes…).

L’analyse sans concession par Bernard Moussali des débats du Congrès du Caire lui avait fait prendre conscience de l’importance de l’influence de la musique ottomane sur sa consœur arabe, ainsi que le rôle essentiel, mais occulté par la suite, des nombreux minoritaires chrétiens, juifs… Vis-à-vis de l’hégémonisme égyptien, il mettait en valeur l’apport historique de la Syrie au XVIIIe et au XIXe siècle, trop peu valorisé au Congrès.

De fait, ces débats entre tradition (al-qadîm) et modernité (al-jadîd), combinés avec le débat Orient/Occident, soulevaient déjà la question de l’identité culturelle arabe, avant même que la plupart des pays arabes obtiennent leur indépendance. Se posait également la question de la prédominance de l’Égypte en musicologie (elle occupe 10 des 18 CD du coffret de la BnF), en raison de sa centralité géopolitique et économique, sur les autres parties de la Nation arabe en gestation.

Influence ottomane

Cette expression de « musique arabe » reste d’ailleurs problématique jusqu’à aujourd’hui alors que l’idée même de « Nation arabe » était déjà à la recherche de ses racines. Dans le même temps, « les théoriciens orientaux étaient confrontés à l’image toute puissante de la musique occidentale, à la fois très différente et si proche par son voisinage plus que millénaire », rappelait Bernard Moussali. En outre, les théoriciens orientaux faisaient le « constat d’une coexistence de la tradition arabe et de la tradition turque (ottomane) dans le même creuset depuis au moins cinq siècles ». Jean Lambert poursuit :

Même si elle est récente, l’expression [musique arabe] renvoie à des phénomènes artistiques très divers qui se sont manifestés depuis plus d’un millénaire et demi dans une aire linguistique étendue sur trois continents : l’Asie, l’Afrique, l’Europe (…). (Elle avait) comme « référence historique majeure le développement d’une musique de cour lors des premières dynasties de l’Empire islamique, du VIIe au XIIIe siècle, et en particulier à la cour abbasside (…) avec l’emploi de la langue arabe littérale ou dialectale » comme « un marqueur culturel majeur »

C’était aussi l’époque des grands théoriciens arabophones de la musique — Avicenne, Farabi et Safî al-Dîn al-Ormawî — qui étaient souvent d’origine iranienne.

Pour compliquer les choses, souligne le chercheur, les intellectuels arabes du XIXe et du XXe siècle faisaient face à une énigme historique déroutante : « à partir de la destruction de Bagdad par les Mongols en 1254, il n’y avait plus de pouvoir politique arabe ni de patronage public d’envergure pouvant servir de référence "arabe" à ces phénomènes culturels ». Ce qui ne devait pas s’arranger avec la longue domination ottomane de cinq siècles sur les peuples arabes.

Il faut également rappeler que le terme musiqa posait lui aussi un problème, car il ne deviendra synonyme de « musique », au sens de l’art des sons, qu’à l’époque moderne. Pendant des siècles, la connotation séculaire de cette notion grecque « avait incité les milieux religieux à s’en détourner », car le tarab (à la fois émotion musicale et musique) était pour eux quelque chose de dangereux, de même que les instruments (malahi) qui risquaient de détourner les croyants de la prière. Heureusement, les choses ont changé depuis ! Les cultures musicales arabes se sont adaptées…

Quant au concept de « musique orientale » (musiqa sharqiyya), utilisé jusqu’au Congrès du Caire, il posait lui-même le problème de l’orientalisme, qui sera dénoncé ultérieurement par le théoricien littéraire et critique palestino-américain Edward Saïd, car soumis à la pensée d’une Europe dominante. Ainsi, nous apprend Jean Lambert :

L’apparition de l’expression « musique arabe » semble émerger de la convergence en Égypte entre deux courants intellectuels : d’une part des conceptions théoriques et des répertoires venus de Syrie et de Constantinople, et la promotion qui en est faite par les musicologues orientalistes et occidentaux ; d’autre part la volonté des Égyptiens, après les révolutions patriotiques de 1879 et 1919, de se poser comme le centre d’un monde alors en plein éveil politique et culturel.

On redécouvrit alors les théoriciens arabes du haut Moyen Âge, et l’on arabisa tout un vocabulaire technique et un langage esthétique.

Document décoré avec des motifs colorés, titre en arabe et en français.
Billet des participants au Congrès du Caire (1932)
DR

Choc musical européen

En plein réveil patriotique, le Congrès du Caire sera confronté à un difficile défi, celui de définir « une identité ethnique dans la musique en fonction d’un passé prestigieux, mais révolu, et d’un présent multiforme et insaisissable », lit-on encore. Une problématique (ou un casse-tête) qui se pose encore de nos jours :

Les débats hésiteront continuellement entre deux pôles extrêmes de la culture musicale arabe : une définition large et idéaliste (« de l’Atlantique au Golfe »), et une définition restreinte (la musique égyptienne et éventuellement sa part syro-libanaise). Il en naîtra bien des malentendus. Et à cela s’ajoutera l’insistance de donner la priorité aux formes « savantes », et l’exclusion des formes populaires, le peu d’intérêt pour les formes religieuses (…), qui constitueront les signes d’une définition chauvine [et bourgeoise] la plus restrictive et la moins généreuse possible, de la musique arabe.

Des chapitres passionnants évoquent « l’irruption musicale de l’Europe au XIXe siècle », qui constitua « un choc ou une série de chocs culturels et musicaux dans l’Empire ottoman ». Il suffit de rappeler l’impact local de la création de Aïda, de Verdi, à l’Opéra du Caire en 1870.

Pour conclure ces réflexions sur l’identité musicale, lisons encore Jean Lambert :

On peut dire que la conception dominante de la « musique arabe » se réduisait en grande partie à la musique d’art égyptienne traditionnelle jusque dans le courant des années 1930, basée sur le répertoire dit « khédivial » (et excluant la plupart des musiques populaires, à l’inverse du nationalisme musical kémaliste turc). On intégra aussi de nombreux muwashshaḥ et d’autres formes chantées importantes qui avaient en partie été récupérées de Syrie, sans que cette dette soit vraiment reconnue. La partie instrumentale, typiquement ottomane, fut sciemment « arabisée » [au cours des travaux du Congrès].

Dans les années 1940 à 1960, sous l’influence assumée de la musique occidentale, ce genre se transforma en une sorte de musique de variétés, transformation en partie masquée par le génie improvisateur de la grande chanteuse égyptienne Oum Kalthoum.

Le chant du cygne

Le rôle des minorités qui avaient contribué intensément à la composition de la musique ottomane, notamment arménienne, grecque et juive, fut lui aussi occulté. Les diverses traditions savantes apparentées aux pays arabes voisins, l’Irak et les pays du Maghreb, n’étaient que partiellement intégrées dans cet égypto-centrisme (selon l’expression de l’ethnomusicologue Philippe Vigreux). Elles tentèrent de se développer de leur côté comme musique nationale de certains de ces pays, par exemple la musique arabo-andalouse au Maroc (à partir du Congrès de Musique marocaine de Fès de 1969).

En tout état de cause, toutes ces formes produites jusque dans les années 1930 étant devenues « anciennes » en Égypte. Elles ne résistèrent pas aux évolutions technologiques de l’émergence de la radio, du cinéma et de la bande magnétique. L’obsolescence plus ou moins soudaine du disque 78 tours précipita cet oubli collectif. C’était son « chant du cygne », selon Bernard Moussali.

Mais la constitution étatique d’un répertoire « classique » — selon une terminologie qui viendra plus tardivement — contribua à l’émergence d’une identité musicale panarabe fortement essentialisée et où, en réalité, l’Égypte se gardait la part du lion. Ainsi, l’identité musicale arabe contemporaine, faite d’assemblages hétéroclites et figés, s’est construite sur plusieurs mythes d’origine (cf. le chapitre VII), décrétant des inclusions et des exclusions de manière plus ou moins avouée. De ce point de vue, la musique est peut-être le domaine culturel où cette tentative de construction nationaliste panarabe est le plus facilement observable à l’œil nu, pour peu que l’on ait suivi le long parcours quasiment archéologique qu’en a dressé Bernard Moussali. « À la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle, ces constructions musicales ont largement éclaté, et n’en finissent plus de se réfracter sous différentes formes de plus en plus acculturées », observe Jean Lambert.

Au terme de ces réflexions, on peut se demander où en est aujourd’hui la musique arabe ? Et aussi sa musicologie ? Les questions de l’époque du Congrès continuent à se poser à tous les musiciens de tradition orale : l’innovation technologique est-elle incontournable ? Est-elle la garante absolue d’un « progrès » ? Ou bien n’est-elle pas condamnée à dissoudre l’authenticité de la transmission orale ? D’un autre côté, l’attachement à une tradition « authentique » n’autorise-t-il pas un certain conservatisme esthétique paralysant ? Des interrogations douloureuses que posent opportunément les deux auteurs de cet ouvrage posthume.

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Livre intitulé "Le congrès du Caire de 1932", avec une couverture ornée et colorée.

Bernard Moussali Le Congrès du Caire de 1932. La musique arabe à la recherche de son identité.
Éditions Geuthner
Édition critique et augmentée
Avant-propos et postface de Jean Lambert
560 pages
46 euros

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