Au Liban, La Caravane passe… et le monde écoute

Donner une voix aux réfugiés syriens · Durant cinq semaines, La Caravane traverse le Liban, transportant de ville en ville des comédiens chargés de mettre en scène par le théâtre de rue différentes histoires de réfugiés syriens. Une manière singulière de faire entendre leurs voix et de tisser des liens entre Syriens et Libanais, dont les relations sont de plus en plus tendues.

© Caroline Gervay, 2016.

« Qu’est-ce qu’ils font ? Ils sont Syriens ? » Sous l’œil circonspect de dizaines d’habitants venus faire leur marché dominical, La Caravane se fraie un chemin dans le souk Majdel Anjar (situé dans la Bekaa, à l’est du Liban), sous une chaleur écrasante. Affalés sur le toit, Dergham M. et Ali B. écartent les bâches qui obstruent le passage du van tandis que Ahmed S., agrippé à l’arrière, en profite pour appâter le public en lâchant un large sourire, camouflé derrière d’imposantes lunettes de soleil.

Une fois immobilisée, La Caravane se déploie et, en l’espace de quelques minutes, une scène de théâtre est mise en place par des comédiens qui s’exécutent avec minutie. Du placement stratégique des enceintes à l’accrochage de la corde délimitant la scène en passant par le déballage des accessoires, les six artistes conduisent leurs travaux avec une rigueur acquise au fil de nombreuses performances. « La pièce de théâtre débutera à 16 h 30 », crie Ahmed S. au mégaphone. Petit à petit, un attroupement se forme. La voix d’Amir Al-Baher, venu de Homs, commence à émaner des baffles.

Depuis plus d’un mois, La Caravane sillonne le Liban d’est en ouest, effectuant des arrêts dans plusieurs villes et marchés, lors desquels les comédiens, improvisés ou professionnels, dévoilent une performance théâtrale basée sur huit histoires sonores. Ces récits provenant de réfugiés syriens ont été collectés lors d’ateliers organisés dans des camps par Sabine Choucair, l’initiatrice du projet. « Cela faisait quatre ans que je travaillais avec les réfugiés, que j’écrivais leurs histoires, éclaire l’impétueuse trentenaire. Je me suis dit que, pour une fois, il fallait que ce soient eux qui les racontent. Quand tu entends quelqu’un te narrer une histoire, tu en entends en fait deux différentes : celle basée sur les faits, mais également celle que tu perçois à travers la voix, la manière de raconter ».

Une fois ces récits enregistrés, Sabine Choucair a organisé des castings dans cinq camps situés dans la Bekaa, zone frontalière avec la Syrie. Trente réfugiés se sont présentés et le lendemain, seuls dix d’entre eux sont revenus, parmi lesquels Choucair en a retenu six. La première équipe de La Caravane était formée. En raison de la législation qui régit les déplacements des Syriens au Liban, l’initiatrice du projet a également organisé des castings avec des comédiens syriens en possession d’un visa de résidence afin de pouvoir travailler librement en dehors de la Bekaa. La deuxième équipe a ainsi vu le jour.

« Pièce horrible »

Cet après-midi-là, au souk Majdel Anjar, les réactions négatives pleuvent. « Cette pièce est horrible ! Qui vous a autorisé à entrer dans le marché ? », lance un homme dans l’audience avant de quitter la scène. Impassibles, les comédiens poursuivent leur performance. C’est au tour de l’histoire « Home Sweet Home », dans laquelle une femme syrienne raconte la difficulté qu’elle a d’avoir des rapports sexuels avec son mari depuis que le couple se trouve dans un camp. Puis viendra celle des « Urgences », qui narre le parcours kafkaïen d’une Syrienne souhaitant faire hospitaliser sa fille dans un établissement libanais. « Vous vous plaignez, mais au moins vous, vous avez l’Union européenne qui vous aide », lâche un autre auditeur avant de s’esquiver.

À mesure que les histoires s’égrènent, la foule s’éparpille. Les rubans de deux couleurs différentes distribués aux spectateurs au terme de la performance afin qu’ils expriment leur avis sur cette dernière ne seront cette fois pas nombreux à être noués à l’arbre consacré. « C’est un public difficile, observe Sabine Choucair, la plupart d’entre eux n’ont jamais vu de théâtre donc ils s’en vont dès qu’ils n’apprécient pas un élément. Souvent, ils imaginent d’ailleurs que la présence d’une scène signifie qu’il y aura forcément de la musique ou de la danse, mais sûrement pas du théâtre ». De leur côté, les comédiens remballent leurs affaires, il est déjà temps de filer vers Zahlé pour la deuxième performance du jour qui aura lieu sur le boulevard principal de cette ville chrétienne.

Si les réactions de l’auditoire s’avèrent parfois désagréables, « comme lorsque nous avons joué à Kefraya et que la moitié des Syriens dans le public est partie », se souvient Choucair, elles se révèlent la plupart du temps surprenantes. « À Kefraya, c’était la première fois que nous avions un mélange de Libanais et de Syriens dans l’audience, détaille-t-elle , et à la fin, les Libanais sont venus nous remercier pour le spectacle et se sont même excusés pour le comportement des Syriens ». Ce vendredi soir à Tripoli (au nord du Liban), Fadwa Annous, une spectatrice, n’en revient pas : « C’est la première fois que je vois du théâtre dans la rue, c’est super ! Il ne faut même pas payer et c’est ouvert à tout le monde ». Un avis partagé par Choucair : « l’avantage du théâtre de rue est que c’est nous, les comédiens, qui allons chez les gens. Ils n’ont pas besoin d’être connectés à internet, à un écran ou encore de se déplacer ». Pour Abdullah Jatal, membre de l’équipe des comédiens professionnels, « tant qu’il y a une seule personne qui réagit à notre performance, qui réfléchit après nous avoir vus, cela me suffit et contrebalance tous les mauvais retours ».

« Délivrer un message »

Ce comédien venu d’un petit village près d’Idlib en Syrie et arrivé au Liban en 2009 confesse avoir tout de suite aimé « l’idée de faire des performances dans les rues. C’est une chose nouvelle pour moi, j’avais envie d’essayer ». Et de préciser : « c’est surtout basé sur la relation entre nous, comédiens, sur la manière avec laquelle on réagit à toutes ces histoires sonores auxquelles j’avais vraiment envie d’être lié. J’apprends énormément de cette expérience ». Pour Jatal, La Caravane n’est ni plus ni moins qu’un moyen de « délivrer un message venu des Syriens. C’est un immense honneur pour moi de pouvoir en faire autant ». Le comédien de 27 ans a eu une fois l’occasion de voir l’autre équipe jouer, dans la Bekaa, et en reste impressionné : « Ils sont tellement dedans ! Tu sens que c’est leur histoire ».

Ahmed Assaf, le meneur de l’équipe de la Bekaa, se souvient pour sa part avoir été très stressé lors des premières performances. D’autant qu’une d’entre elles a eu lieu à Al Salem, le camp où il vit : « j’avais peur que les autres se moquent de moi, je ne voulais pas faire d’erreurs, mais au final, cela s’est très bien passé. En plus, poursuit-il avec son air charmeur, le fait qu’on soit passés sur plusieurs télés et que des journaux publient des articles à notre sujet me donne l’impression qu’on est devenus importants ». À ses côtés, un peu en retrait, Hanan E., seule fille de la troupe, regarde d’un air amusé Ahmed Assaf se pavaner. Venue de Homs il y a quatre ans, la jeune fille de 15 ans avoue « adorer être la seule fille dans le projet. J’ai l’impression d’être responsable de tous ces garçons ! ». Timide au début, Hanan E. a énormément changé, aux dires de Sabine Choucair : « durant les premières répétitions, elle ne bougeait pas, comme s’il ne fallait surtout pas mouvoir son corps. En deux mois, ils ont tous évolué d’une manière incroyable, se réjouit l’initiatrice du projet, Mohammed ne parlait pas, on n’entendait jamais sa voix. Ce n’est plus le cas désormais ».

La Caravane apparaît ainsi comme une forme novatrice pour créer des ponts entre les réfugiés syriens d’une part et la population libanaise d’autre part, le tout au sein d’un climat de crispation manifeste. Étant plus d’un million, les réfugiés syriens sont sujets à des couvre-feux nocturnes mis en places par les municipalités, et dont le nombre a été décuplé à la suite des huit attentats-suicides qui ont frappé le village d’Al-Qaa, au nord du pays, le 27 juin dernier. À ces mesures restrictives s’ajoutent des actes de racisme, de discrimination et d’agression. Dans la nuit du 5 au 6 juillet derniers, un camp de réfugiés syriens a notamment été incendié dans la région du Akkar, au nord du pays.

« Âme et corps »

Après le Liban, l’équipe des comédiens professionnels de La Caravane s’est rendue en Tunisie pour prendre part au Festival international de Nabeul ainsi qu’au Festival de rue, à Sfax, début août. Sabine Choucair aimerait ensuite emmener La Caravane en Europe afin d’y « organiser un casting avec des acteurs syriens, par exemple en France et à Berlin, puis faire un road trip durant deux mois et jouer les performances à un rythme soutenu. Il faut que ces histoires, universelles, soient entendues par les Européens qui ne se représentent pas trop ce qu’est la culture arabe ni d’où viennent ces réfugiés, estime l’organisatrice. C’est important, pour comprendre la culture, d’entendre ces histoires personnelles. Les Européens auront ainsi une connexion plus humaine, plutôt qu’une simple lecture factuelle de la situation. Ils connaîtront l’autre en tant qu’âme et corps et plus seulement comme un simple numéro ».

Pour l’heure, les jeunes membres de la première équipe s’en retournent dans leur camp, fiers de leur spectacle et l’horizon quelque peu agrandi par cette expérience. Si leur situation précaire ne va certes pas changer du jour au lendemain, certains d’entre eux caressent maintenant l’espoir de démarrer une carrière. Hanan E. se rêve volontiers « actrice dans un film », quand Dergham M., 13 ans dont quatre au Liban, s’imagine un jour reproduire l’expérience de La Caravane avec d’autres enfants. Dans la nuit noire, Sabine Choucair quitte le camp d’Al-Salem pour reprendre la route vers Beyrouth et conclut : « ils ont vécu une expérience belle et particulière, désormais, ils doivent décider comment faire leur propre voyage ».

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