C’est de nos jours une chose presque banale que le récit d’un moine syrien enlevé dans son monastère et torturé par des djihadistes au pire de la guerre en Syrie, durant ces jours de violence qui alimentaient la vie quotidienne des gens. Un Moine en otage est publié à une époque où toute horreur est vite banalisée, vécue pour distraire les assoiffés de news — comme dans l’affaire Khashoggi qui a tournée en boucle pendant plusieurs semaines sur les réseaux sociaux. Car que vaut la vie d’un moine syrien livré à quelques faits de torture dans son propre pays par ses frères, arabes comme lui, mais appartenant à une autre religion, une autre idéologie ? Tout cela n’est-il pas le propre d’une guerre civile, dira-t-on ?
Sauf qu’il est rare de lire des pages aussi éclairantes et étonnantes que celles de Jacques Mourad. Comme son expérience d’une conversation théologique portant sur la Trinité et la nature du Christ avec un émir saoudien ! Et ce, juste après avoir été flagellé par ses « gardiens » à Rakka, éphémère, mais bien réelle capitale de l’OEI. Avouons que le récit n’est pas très commun, même si le souci de l’originalité n’est pas le propre de ce livre.
Une retraite surréaliste
Surréaliste néanmoins, peu après son enlèvement, est le conseil d’un des émirs de l’OEI : « Considère ce temps en prison comme une retraite ! » Cela est-il possible ? Plus tard, après ce conseil empreint de sagesse, « trois hommes, un d’Arabie saoudite et deux Syriens arrivent avec des tuyaux d’arrosage » et demandent :
— Qui est le prêtre ?
— C’est moi, dis-je...
— Tourne-toi, sale Français. Tu es venu pour convertir les musulmans ! Tourne-toi !
— Mais je suis Syrien ! Je porte un nom français, mais je suis Syrien !
— Tais-toi !
— Qu’est ce que je dois dire ? Pas de réponse. Il se met à compter : “Un, deux, trois...” Jamais la mort ne m’a paru si proche.
Le moine implore à part lui la pitié de Dieu. Sur ce, surgit un émir saoudien qui lui soulève le tee-shirt. Il voit son dos lacéré. Aussitôt, il l’interroge :
— C’est qui ? Et pourquoi a-t-il fait ça ?
— Je ne sais pas, il a sûrement exécuté un ordre.
— Non, c’est impossible. Ce n’est pas dans notre loi. On n’a pas le droit d’exécuter des prisonniers. Il doit être jugé.S’il te plaît, implore alors le moine, laisse-le. Il a cru bien faire. Je lui pardonne.
La scène suivante dépeint une conversation théologique avec l’émir qui l’a sauvé, et qui veut comprendre. « Comment vous pouvez croire que Jésus est le fils de Dieu ? Ou dire qu’il y a trois personnes en Dieu qui est unique ? Éternelle question qui reste un mystère même pour moi », reconnaît le prêtre qui vient d’échapper à une mort atroce, mais imminente. Il décide alors, rompant avec son habitude de laisser sans réponse les provocations des djihadistes qui cherchent une raison de lui ôter la vie, de se lancer dans une explication qui convoque un hadith de Anas Ibn Malik, un compagnon de Mohammed très respecté chez les sunnites, et pour qui Dieu s’était bien fait homme en Jésus... L’émir n’est pas convaincu, mais le moine de son côté apprécie la « délicatesse et la curiosité de cet homme, qui ne cherche pas à m’accuser ».
Pour percer l’énigme des djihadistes qui prient cinq fois par jour, mais pratiquent la violence, le prêtre syrien s’en remet, sans l’accepter, au récit de ces hommes convaincus de « reproduire les méthodes utilisées par Mahomet aux débuts de l’islam », terreur et soumissions pour gagner les autres à leur religion et gagner des territoires. Notre moine comprend sans la comprendre leur dualité qui mêle la violence à l’« humanité », en le soignant et en engageant parfois le dialogue avec lui. Les conquistadores, bien plus tardifs que les armées du Prophète, ont-ils appliqué ces mêmes méthodes, et connu cette dualité en absorbant le Nouveau Monde au nom du Christ ?
D’autres pages parcourent le désert brûlant le jour et glacial la nuit. On découvrira le récit d’une vie à travers laquelle, après la douceur d’une enfance innocente dans un pays sans guerre, le jeune Jacques devient prêtre avant de connaître la vie monastique consacrée à la prière, à la musique et à l’agriculture. Après les temps heureux s’abattront avec la guerre les heures de désespoir, le doute, l’envie d’en finir avec la souffrance, quitte à abandonner ses ouailles à leur sort.
La violence nait de l’injustice
Les luttes de Jacques Mourad qui a grandi à Alep — ville mixte, mais dont les communautés sont repliées sur elles-mêmes — avant de découvrir les visages de l’islam font de ce livre-témoignage une œuvre assez unique en son genre, et le lecteur pourra apprendre nombre de choses sur la vie locale et monacale en milieu musulman, et d’un caractère profondément humaniste. Le livre montre que ce conflit a été aussi une guerre de religion, quoi qu’en disent certains, et une guerre contre l’Occident. L’islamisme progressait en Syrie bien avant le début du conflit.
Autre qualité, ce témoignage sincère et lucide ne tombe jamais dans l’auto-apitoiement, ni dans la volonté de vengeance de ceux qui souvent racontent leurs malheurs. Les souffrances des habitants chrétiens et musulmans de la ville d’Al-Qaryatayn où se trouve le monastère, amènent Jacques Mourad à incriminer le principal coupable : l’INJUSTICE, écrit en majuscule. « Si on ne dénonce que la violence de l’islam, on escamote une grande partie du problème [...] La violence islamique se greffe sur l’injustice mondialisée », écrit-il tout en se demandant si les « puissants du monde », gouvernements autoritaires au Proche Orient et capitales occidentales avides d’argent et de puissance, « ne sont pas eux aussi des terroristes. »
Dans les pas de Paolo D’All Oglio
Pour finir, cet ouvrage offre un bel hommage et un commentaire sur la vie et la disparition tragique du père jésuite italien Paolo D’All Oglio, fondateur d’une communauté religieuse en Syrie tournée vers le dialogue avec les musulmans. Les deux hommes s’étaient rencontrés dans le monastère syriaque de Mar Moussa dans le désert syrien. Malgré des divergences sur l’islam, Paolo (qui a publié le brûlot Amoureux de l’islam, croyant en Jésus), le Romain fougueux et Jacques l’Alépin épris de musique étaient devenus très proches. Tous deux avaient choisi une voie monastique ouverte à un monde sans doute idéalisé. L’aîné italien était le mentor du Syrien qui apportait lui sa vitalité à la communauté de moines et de moniales qui accueillaient le tout-venant des visiteurs, voire de touristes.
Devenu dans les années 1980 moine syriaque catholique après avoir découvert et fait reconstruire l’antique monastère de Mar Moussa, doté de superbes fresques, dans la province de Homs, et rêvant d’une Syrie libre (ce qui avait amené le régime de Damas à demander son renvoi au moment de l’éclatement de la guerre), le père Paolo a disparu le 28 juillet 2013 lors d’un voyage à Rakka où il était venu négocier la libération d’otages de l’OEI. Depuis cette date, il est donné pour mort. Sa mission avait à tel point marqué le jeune Jacques Mourad qu’il a pris en charge un autre monastère du désert, Mar Elian, dans la ville de Qaryatayn où une minorité chrétienne cohabitait en harmonie avec une majorité musulmane, avant que la localité ne tombe sous la coupe des envahisseurs de l’OEI.
« Entre 2011 et 2015 la population de Qaryatayn passa de trente mille à cinquante-cinq mille habitants », raconte l’auteur qui précise qu’« un jour 350 déplacés de la guerre, tous musulmans, vinrent se réfugier au monastère de Mar Elian. » Un vivre-ensemble mis à mal par sept années de guerre.
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