Irak, année zéro. En mars 2003, les Américains et leurs alliés envahissent le pays et abattent en quelques semaines le régime dictatorial de Saddam Hussein. L’armada se transforme aussitôt en armée d’occupation. Au chômage après la « débaasification » décidée par les autorités américaines, l’ex-inspecteur de police Muhsin Khadr Al-Khafaji (Waleed Zuaiter), doit reprendre du service et collaborer avec elles.
Tout commence quand des soldats de la coalition défoncent la porte de son appartement en étant persuadés, à tort, qu’ils tiennent le trois de carreau. Pour mémoire, le Pentagone avait distribué aux troupes anglo-américaines un jeu de cartes à l’effigie des dignitaires irakiens à arrêter absolument ; Saddam Hussein en était l’as de pique et son très redouté fils Oudaï, l’as de cœur. Le Mushin Khadr Al-Khafaji avec lequel l’ex-inspecteur homonyme est confondu dans la série a quant à lui vraiment existé, ayant présidé le commandement régional du parti Baas dans la ville d’Al-Qadissiyah au moment de l’invasion. Une cible de choix mais secondaire, ce qui lui valut de n’être qu’au 48e rang des « Most wanted Iraqi playing cards » (il a finalement été capturé en février 2004).
Battu et torturé à la suite de cette méprise, l’ex-inspecteur Al-Khafaji est extirpé du cachot par Frank Temple (Bertie Carvel), un Britannique en charge des enquêtes sur les criminels de guerre irakiens qui lui propose un marché simple. En échange de sa collaboration pour bâtir « un nouvel Irak » plus sûr, sa fille Mourouj (July Namir) malade des reins, sera gratuitement soignée à l’intérieur de la « zone verte ». C’est dans cette enclave de 12 kilomètres carrés au centre de Bagdad que la tentaculaire administration anglo-américaine s’est installée en lieu et place des dignitaires du régime déchu. C’est là aussi que se trouve le fameux hôtel Al-Rashid, lieu emblématique où, jusqu’en 2003, il fallait fouler une mosaïque représentant George Bush père pour entrer. C’est encore là où, de la terrasse du bâtiment, le journaliste Peter Arnett s’esbaudit en direct lors des bombardements de Bagdad, le 17 janvier 1991, date du début de la première guerre du Golfe.
Des corps, dont celui d’un Américain, sont retrouvés dans une villa aménagée en planque par Frank Temple. L’inspecteur irakien doit alors mener l’enquête ? et il montre très vite l’étendue de ses talents de bon flic, capable de « faire parler » au mieux les scènes de crime. En réalité, il a ses propres objectifs. Son autre fille, Sawsan (Leem Lubany), celle qui disait attendre beaucoup de l’invasion et de ses promesses de démocratie et de liberté, a disparu. Al-Khafaji qui sait qu’elle a travaillé à l’intérieur de la zone verte doit louvoyer pour la retrouver sans éveiller les soupçons de ses employeurs.
L’arme de la poésie
Baghdad Central, adaptation libre du roman d’Elliot Colla (2014), est donc un récit de double jeu avec pour toile de fond la situation et le passé irakien. A lui seul, Al-Khafaji raconte ce que fut l’Irak sous Saddam Hussein. Sa femme ? « Morte d’un cancer et de l’embargo », allusion à ce blocus de près d’une décennie qui a coûté des centaines de milliers de vies à l’Irak dont de nombreux enfants. « Le prix à payer » lâcha un jour Madeleine Albright, alors ambassadrice américaine aux Nations unies, sur CBS (12 mai 1996). Son fils Tareq ? exécuté par le régime de Saddam Hussein. Pourquoi ne l’a-t-il pas sauvé, lui, le policier ? Pourquoi ne l’a-t-il pas vengé ? Pourquoi ne s’est-il pas révolté contre ses maîtres ? « J’avais une famille à protéger » se défend-il face aux reproches de sa fille.
Et l’on se souvient alors de ces images fréquentes à la télévision irakienne où les parents des victimes des purges venaient embrasser le raïs en signe d’allégeance, certains allant même jusqu’à danser devant lui ou à déclamer des vers en son honneur. La poésie ? Comme tout bon Irakien, Al-Khafaji n’hésite pas à la partager comme lorsqu’il se fait imprécateur en s’approchant avec sa fille d’un point de contrôle à l’entrée de la zone verte :
Que ces palais soient changés en montagnes et collines
En tas de cendres et de poussière
Que le feu et le déluge s’abattent sur eux
Et que leurs colonnes tombent en ruine
C’est cette même poésie, par ailleurs très présente dans le roman de Colla, qui lui permet de nouer une amitié précieuse avec Karl, débonnaire chauffeur de taxi qui, évoquant la situation dramatique de son pays dira : « Il ne nous reste que ça, la famille. »
Dans l’Irak post-Saddam, il est impossible d’échapper au passé. Un parent des victimes des exactions du régime, devenu supplétif armé des Américains veut se venger d’Al-Khafaji. L’inspecteur se défend comme l’aurait fait n’importe quel fonctionnaire obligé de s’encarter au Baas pour vivre. Ses mots disent alors ce qu’est une dictature, ce qu’elle inflige comme renoncements et reniements : « On est tous coupables parce qu’on n’a rien fait d’autre que de survivre. Nous n’avons pas de pays. Tout ce qu’on a, c’est “la” faute. Rien d’autre. »
L’humour si cher aux Irakiens est présent dans cette fiction. « Pourquoi les Américains ne réparent-ils pas l’électricité ? » demande la fille malade d’Al-Khafaji. « Parce qu’ils ne savent faire que la guerre » lui répond son père. Quand une universitaire, qui a joué un rôle dans la disparition de Sawsan, demande à Al-Khafaji ce qui est arrivé à sa moustache pendant son séjour en prison, le flic répond : « Elle a été confisquée. Elle partira à Washington D. C. illustrer la culture irakienne. » On sourit, mais on se souvient que nombre de détenus de la prison d’Abou Ghraïb durent subir pires avanies que le simple fait de perdre ce symbole de virilité.
Si la série évoque de manière allusive ce bagne où plusieurs militaires américains se sont rendus coupables d’exactions, elle peine néanmoins à restituer l’ambiance ayant suivi la prise de Bagdad. Certes, il y est question de groupes armés, de jeunes gens qui constituent des embryons de milices, mais tout semble trop tranquille, comme si la transition s’était opérée sans grand dommage. Or, Bagdad, en 2003 puis, plus encore en 2004, fut plongée dans un chaos total symbolisé par la furia des célèbres « Ali Baba », ces pillards qui n’épargnèrent aucun bâtiment public — exception faite du seul ministère du pétrole protégé par les blindés de l’armée américaine. Vols, assassinats, vendettas, attentats à la bombe, enlèvement crapuleux, manifestations quotidiennes de fonctionnaires et de soldats démobilisés en quête de moyens de subsistance : voilà ce que fut l’ordinaire des habitants de Bagdad durant cette période, exception faite des rares privilégiés qui purent demeurer à l’intérieur de la zone verte.
Baghdad Central est certes un bon polar pour ce qui est de l’intrigue et du jeu des acteurs, pour la plupart palestiniens (on saluera leurs efforts et ceux des figurants marocains pour leur bonne imitation de l’accent irakien). Néanmoins, sur le plan de la restitution fidèle des événements, la série n’atteint pas la force d’évocation de la minisérie américaine Generation Kill (2008) de David Simon (à qui on doit le cultissime The Wire [Sur écoute], Ed Burns et Evan Wriht qui raconte l’invasion de l’Irak et les débuts de l’occupation sous l’angle des pérégrinations erratiques d’un bataillon de reconnaissance de Marines. Baghdad Central n’arrive pas non plus à recréer l’arrière-fond de tensions que l’on retrouve dans le film Green zone [2020] de Paul Greengrass cela sans oublier le film Homeland. Irak année zéro [2016] du réalisateur irakien Abbas Fahdel, fresque de huit heures qui décrit de manière magistrale ce que furent l’Irak, et Bagdad, juste avant et juste après l’invasion.
Un happy end critiquable
Même si l’intrigue et son dénouement tournent autour de personnages masculins, on saura gré à Baghdad Central de ne pas s’en être tenu à un affrontement entre mâles, tropisme auquel succombent nombre de séries ayant la guerre pour toile de fond. À l’engagement des jeunes Irakiennes dans la résistance s’oppose comme un reflet les voix des soldates américaines qui deviennent ainsi les signes audibles de l’assujettissement du peuple « libéré ». À l’inverse, le dénouement est hautement critiquable sur le plan politique. Une sorte de happy end — on n’en dira pas plus — où seuls les Britanniques jouent le rôle de vilains absolus. D’autant plus à remarquer que la série est produite par la chaîne britannique Channel 4.
Les États-Unis apparaissent quant à eux finalement plus patauds que colonialistes, leurs soldats débordant de bonnes intentions que les Irakiens n’auraient pas saisies. Une fin réaliste, fidèle à ce qui s’est passé en Irak de mars 2003 au 8 décembre 2011, date du retrait définitif de l’US Army, aurait été la suivante : des Humvee1 américains appuyés par des hélicoptères surgissent de nulle part, déciment sans hésitation ni semonce tous les protagonistes irakiens ayant survécu jusque-là et s’en vont sans s’attarder sur le terrain de leurs exploits.
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1High mobility multipurpose wheeled vehicle (HMMWV), véhicules de transport de l’US Army.