Autobiographie

Bertrand Badie ou comment peut-on être franco-persan

Bertrand Badie, parmi les plus grands spécialistes des relations internationales et de la mondialisation, publie une réflexion très personnelle sur son parcours de Franco-Iranien et les legs de ses deux cultures. Un exercice autant stimulant sur la part de subjectivité du travail de recherche et d’enseignement que touchant sur ce qu’il révèle d’un professeur à la personnalité attachante.

DRFP/Odile Jacob

Le pas de côté autobiographique mené par les figures des sciences sociales contemporaines est une démarche relativement fréquente, souvent instructive. Edward Said (À contre-voie, Le Serpent à plumes, 2002), Mona Ozouf (Composition française, Gallimard, 2009), Olivier Roy (En quête de l’Orient perdu, Seuil, 2014), François Burgat (Comprendre l’islam politique, La Découverte, 2016), et tout récemment Gilles Kepel, (Enfant de Bohême, Gallimard, 2022) s’y sont essayés avec un certain bonheur et des biais variés. Ces « esquisses pour une auto-analyse » pour reprendre le titre que Pierre Bourdieu avait donné à sa propre tentative d’introspection conduisent à explicitement quitter le principe d’une neutralité scientifique pour mettre en avant ce que les trajectoires, et aussi parfois les origines, peuvent avoir comme effets sur les hypothèses et les travaux. La subjectivité liée à l’intime (contrairement à l’engagement politique généralement accepté comme constitutif de la démarche intellectuelle) est souvent redécouverte et valorisée à mesure que se dessine la fin de la carrière professionnelle. Elle constitue un élément éclairant qui, tardivement, peut être revendiqué par son auteur ou son autrice.

C’est justement cet angle, pleinement assumé, que développe le professeur de science politique Bertrand Badie dans Vivre deux cultures. Comment peut-on naître franco-persan ? publié chez Odile Jacob. Il revient en particulier sur le parcours de son père Mansour arrivé de Perse à Paris en 1928, encore mineur. Étudiant en médecine, issu d’une famille atypique, car convertie plusieurs décennies auparavant au protestantisme, Mansour éprouve les principes de l’universel républicain et ses failles. Engagé dans la Résistance et même décoré pour cette raison, à la Libération il sera empêché d’exercer son métier de chirurgien du fait de sa nationalité étrangère.

Son fils y voit la marque de la tension qui oppose un « universel souhaité » à un « espoir déçu ». De cette humiliation paternelle fondatrice, Bertrand Badie tire une explication de ses propres approches des relations internationales et de la mondialisation. Elle éclaire sa sensibilité aux injustices et à l’affect comme constitutifs de nombreuses interactions entre les peuples et les États. Elle vient également illustrer son pari analytique concernant la possibilité de dépasser bien des conflits et malentendus par le respect de l’altérité. L’expérience de l’humiliation permet de comprendre combien la domination ne s’incarne pas seulement dans des logiques économiques ou sociales, mais aussi dans des questions identitaires. Le compte-rendu que livre l’auteur de son entretien avec Hassan Al-Tourabi, figure tutélaire des Frères musulmans au Soudan, est à cet égard éclairant sur les formes que peuvent prendre les réactions à ce sentiment d’humiliation.

Regarder les deux sociétés avec un certain recul

Né en 1950 de la rencontre entre Mansour et Geneviève, originaire de Soissons dans l’Aisne, Bertrand vit d’abord sa part perse à travers les quolibets racistes que lui renvoient ses camarades de classe, mais aussi par le mépris affiché par une partie de sa famille maternelle, bourgeoise, conservatrice et soutien de la colonisation française. Si l’été est l’occasion de pleinement ressentir la richesse de sa double culture à travers des séjours en Iran, à Hamadan, ce n’est que graduellement que le jeune homme, apprenti chercheur puis professeur reconnu en prend la pleine mesure. Elle devient alors, dans son interaction avec les collègues, dans ses objets de recherche, mais aussi dans son rapport aux étudiants, un atout revendiqué qui permet d’enrichir son approche à travers une forme de double décentrement.

Naître franco-persan c’est donc éprouver la possibilité de regarder deux sociétés avec un certain recul. La complexité de « l’équation identitaire » que provoque cette double origine éclaire la marche du monde et des cultures. Elle permet d’illustrer combien les soi-disant marges ou périphéries sont en fait les multiples cœurs battants de notre planète. Elle vient ensuite démontrer combien l’occidentalo-centrisme constitue une anomalie quand la mondialisation et la « créolisation » sont depuis longtemps des réalités qu’il est inutile de rejeter. D’où il résulte que « le système monde n’est déchiffrable que s’il est appréhendé depuis une multiplicité de lieux d’observation. »

Pour ses anciens étudiants (dont j’ai l’honneur de faire partie), ses lecteurs assidus et ses nombreux auditeurs répartis sur l’ensemble des continents, la sincérité de la démarche autobiographique de Bertrand Badie ne peut être que touchante. Elle offre un surplus d’humanité, d’espoir et d’allant à une approche qui semble toujours avoir été caractérisée par une immense foi en l’humain. Il dévoile là une grande tendresse face à l’expérience de ses parents, mais exprime aussi sa reconnaissance à celles et ceux qu’il a rencontrés lors de voyages incessants dans plus de cent pays différents. Cette trajectoire sensible lui a permis d’apprécier les joies et richesses d’une certaine forme de mondialisation, tout en ne fermant pas les yeux sur les injustices.

L’optimisme qui transparait à travers les pages du livre constitue en soi une manière d’échapper à certaines impasses théoriques ou analytiques qui naissent du ressentiment. Il incarne dès lors le côté lumineux et le dépassement concret de l’humiliation. En refermant l’ouvrage, chacun comprend combien le parcours biculturel de Bertrand Badie demeure un exemple de ce que l’insertion dans le monde et l’ancrage dans sa diversité peuvent recéler de bonheurs dès lors qu’ils sont cultivés et valorisés.

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