« Sa Majetski » (allusion au sport favori du roi Mohammed VI au début de son règne) ; « Au Maroc, tout va bien jusqu’à prison » ; « Quand ils sont nommés, les ministres n’accèdent pas au pouvoir, mais au pourboire » ; « Il n’y a jamais eu de transitions au Maroc, il n’y a eu que des transactions »..., etc. Autant de formules assassines, de jeux de mots acides et de tournures de phrases devenues cultes. Leur auteur ? Ahmed Snoussi, dit Bziz (le corrosif). C’est une icône vivante de l’humour engagé, dans un pays où le rire, piment du quotidien difficile de millions de Marocains, peut devenir subitement jaune quand il tente de franchir les lignes rouges du domaine politique.
Le 6 décembre 2018, Bziz est convoqué au siège de la police judiciaire de Casablanca. Il est interrogé pendant des heures sur un texte publié sur sa page Facebook il y a près d’un an et demi (juillet 2017), dans lequel il dénonce la violence et les arrestations « arbitraires » des militants du Rif, notamment des artistes, pendant le Hirak de 2016-2017. Et, cerise sur le gâteau, la plainte est déposée par le ministre de l’intérieur lui-même, Abdelouafi Laftit. Une coalition de plus de vingt ONG marocaines, dont la célèbre Association marocaine des droits humains (AMDH) a aussitôt dénoncé « des pressions inadmissibles contre l’artiste-humoriste », dans un communiqué du 27 décembre 2018.
Hassan II entre dans une colère noire
« Lorsqu’on m’a annoncé la raison pour laquelle ils m’ont convoqué, et comme je suis humoriste, j’ai tout de suite pensé à une blague… J’ai dit au policier qui m’interrogeait : ‟je crois que le ministre de l’intérieur s’est trompé de personne, il devrait porter plainte contre Zuckerberg, le fondateur de Facebook qui nous a offert cette tribune. Ce n’est pas moi que vous devez interroger, c’est lui” », lance Snoussi en fouinant dans une pile de journaux internationaux, du New-York Times au Monde en passant par Libération, où figurent les interviews et les articles qui lui ont été consacrés depuis la décision du Palais de l’interdire en 1994. Dans son vieil appartement du quartier Gautier à Casablanca qu’il loue depuis trois décennies, Snoussi passe son temps entre ses textes, qu’il ne cesse de confectionner, et la petite terrasse transformée en atelier où il exerce son autre « métier » : la peinture. Face à quelques tableaux adossés au mur, il indique l’un d’eux : « C’est une commande. J’étais en train de la terminer quand une dizaine de policiers en civil ont pris d’assaut l’immeuble pour me remettre la convocation. Comme si l’interdiction que je subis depuis 25 ans ne leur suffisait pas ».
C’est son sketch sur le golf, sport favori du roi Hassan II (1961-1999), qui a tout déclenché, raconte un ancien ministre. « Hassan II l’a écouté et il est aussitôt entré dans une colère noire ». Bziz s’y moque de ce sport et surtout des terrains de golf qui ont foisonné à l’époque dans plusieurs villes du royaume. Extrait :
Ils construisent des terrains de golf alors que la sécheresse frappe de plein fouet le pays. Nos pauvres vaches squelettiques les contemplent de loin, derrière les barbelés, en bavant. Il paraît que ces terrains sont irrigués avec de l’eau minérale et que si on passe très près, on peut les entendre éructer, tellement ils sont rassasiés…
Depuis, l’image et la voix de Bziz ont disparu des écrans et des ondes des médias publics. En mars 1998, un an avant le décès d’Hassan II, une alternance politique négociée avec le Palais avait permis à l’opposition d’accéder au gouvernement que dirigeait Abderrahmane Youssoufi, ex-militant socialiste et compagnon de Mehdi Ben Barka, enlevé à Paris en 1965 et dont le corps n’a jamais été retrouvé. « L’arrivée au gouvernement de Me Youssoufi, que je connaissais personnellement, signifiait pour moi la fin de la censure, confie Bziz. Mais lorsque je lui en ai parlé, il m’a dit, après quelque hésitation, qu’il n’y pouvait rien, que lui aussi n’avait pas un accès facile aux médias publics. D’ailleurs, quelques mois après, le même Youssoufi a interdit d’un coup de signature trois journaux marocains, Le Journal, Assahifa et Demain. Comme disent les Français, pour moi, c’était plié. »
Aucune transition, des transactions
Douze ans après, ironie du sort : le Printemps arabe, incarné au Maroc par le Mouvement du 20 février s’est traduit, de nouveau, par l’arrivée au gouvernement en 2012 de nouveaux visages de l’opposition, les islamistes dits modérés du Parti justice et développement (PJD). « Là aussi, se souvient Bziz, quelques mois après la nomination de l’islamiste Abdelilah Benkirane à la tête du gouvernement, en mars 2012 je crois, je lui ai demandé si mon interdiction allait être enfin levée. Il me répond : ‟Mais moi aussi je suis interdit, qu’est-ce que tu crois ?’’ »
Au Maroc, conclut l’humoriste, « il n’y a jamais eu de transition, il n’y a eu que des transactions, et les ministres n’accèdent jamais au pouvoir, mais au pourboire. » Dans son éternel manteau long noir, son chapeau à la Brejnev et ses yeux de lynx, Ahmed Snoussi n’a pas d’âge. Quand on le lui demande, il répond : « Le moyen âge. Je vis le moyen âge ». L’homme a traversé l’histoire du Maroc depuis la fin des années 1970, et malgré toutes les tentatives du régime de l’envelopper dans un oubli générationnel, il est toujours là, grâce, notamment, aux réseaux sociaux où on peut voir des extraits de ses sketchs enregistrés en Europe ou dans des petites salles au Maroc. Il est considéré comme une icône vivante de l’humour politique aigre-doux.
Partant du théâtre, qui l’a bercé à l’école dès l’âge de 13 ans, il a opté ensuite (avec un autre humoriste, Houcine Benyaz, dit Baz) pour l’humour sarcastique dirigé non point contre le régime, mais vers la société. Avec Baz, ils formaient l’un des duos les plus populaires des années 1980, avant la séparation survenue en 1991, Benyaz ne voulant pas « basculer » vers les thèmes politiques. Mais alors que Baz est vite tombé dans l’oubli, Bziz, lui, continue d’irriter le pouvoir : une monarchie où le roi est à la fois un chef politique, exerçant un pouvoir absolu, et un chef religieux intouchable.
La tête des dirigeants sur les billets de banque
Ne pouvant plus travailler dans son pays, il gagne sa vie en vendant ses tableaux et en se produisant de temps en temps en France, en Belgique et aux Pays-Bas, où vit une importante diaspora marocaine. L’un de ses derniers sketchs, « Abou Nahab » (qui signifie le pilleur), produit en 2013, est entièrement consacré au Printemps arabe, auquel Bziz a adhéré dès le début en participant aux premières manifestations du 20 février 2011. Dans ce spectacle joué à Toulouse en 2014, Bziz parodie un dictateur arabe, vautré sur un fauteuil tacheté de sang, s’adressant à ses « sujets » qui revendiquent plus de liberté. « Pourquoi demander maintenant la liberté et la dignité ? Prenez plutôt soin de la pauvreté. N’abandonnez pas la pauvreté. L’argent est la saleté de la vie, la saleté d’ici-bas. » Il ajoute plus loin dans le même sketch :
Pourquoi nos pays sont dans la seule région au monde où l’on voit dans les billets de banque les têtes de ceux qui nous gouvernent ? Pourquoi en Europe, au lieu de mettre les têtes de leurs dirigeants dans les billets de banque, ils mettent l’image d’une fleur, ou d’un animal ? Un jour un Marocain a trouvé 200 dirhams et comme il n’a jamais vu auparavant un tel billet, il a cru qu’il venait de tomber sur la pièce d’identité du roi. D’ailleurs on le voit partout, à l’aéroport, dans les billets de banque, dans les timbres, partout. C’est Big Brother.
Dans le même sketch, il enchaîne sur la fin de Kadhafi en moquant ses gestes (installé sur le fauteuil, le poing levé) : « On pensait que ces dictateurs étaient intelligents. Kadhafi n’a même pas su prendre la fuite. »
Depuis ce sketch, la pression sur Bziz ne cesse de s’accentuer dans un pays où les interdictions et les atteintes à la liberté d’expression sont devenues quasi quotidiennes. Ainsi, le 28 décembre 2018, l’association culturelle Racines, l’une des plus importantes au Maroc, a été dissoute par décision judiciaire, à la demande du ministère de l’intérieur.
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