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Cinéma

« Cahiers noirs », il n’y a plus d’espoir

Avec un double film sur sa sœur Ronit Elkabetz et leur exceptionnelle relation intime et professionnelle, Shlomi Elkabetz rend hommage à la star du cinéma indépendant israélien disparue en 2016. Cahiers noirs est aussi un récit familial sur l’identité des juifs d’origine marocaine en Israël.

L'image montre une femme avec une expression intense et déterminée. Elle est à moitié cachée derrière un objet, ce qui accentue son regard perçant. Ses cheveux sont longs et foncés, et son attitude suggère qu'elle est dans une situation de confrontation ou de défense. L'éclairage met en avant son visage et crée une ambiance mystérieuse.

Il n’y a pas grand-chose de commun entre le sublime tube de 1966 chanté par Johnny Halliday, Noir c’est noir et le double film de Shlomi Elkabetz, Cahiers noirs-Viviane et Cahiers noirs-Ronit. Si ce n’est un cri d’amour, le refus d’un monde gris, où « il n’y a plus d’espoir ». Shlomi Elkabetz avait écrit et réalisé avec sa sœur Ronit la trilogie Prendre femme (2004), Les sept jours (2008) et Le procès de Viviane Amsalem (2014), films où elle tenait en outre les rôles principaux. Ronit est morte en 2016, à 51 ans. Noir c’est noir.

La musique de Cahiers noirs est belle. Composée pour l’essentiel par Dikla, la bande-son de ce documentaire d’une puissance émotionnelle très forte est complétée par les grincements sournois et toujours saisissants de Bernard Herrmann pour Vertigo d’Alfred Hitchcock. Elkabetz, en solo, n’a pas baissé la garde, Ronit le méritait. Elle aimait beaucoup la musique. Quand elle décrit ce qu’elle voit en écoutant celle que ses producteurs lui proposent pour Le procès de Viviane Amsalem, il s’agit d’une tragédie romantique dans l’Ouest américain. « Je vois un film, mais ce n’est pas le nôtre ». Ronit montre dans cette séquence de Cahiers noirs filmée dans leur appartement parisien par Shlomi, l’ampleur de son intelligence du cinéma. Grande interprète et grande réalisatrice.

« Il a filmé son amour, et il a découvert qu’il avait filmé l’amour », dit en voix off Shlomi Elkabetz. Il a perdu l’étrangeté si séduisante de Ronit, et on conçoit sans peine son chagrin. Mais lui-même est un filmeur compulsif, et il est parti avec des centaines d’heures de pellicule, extraits de films, rushs, tournages de plateau, déplacements, instants familiaux au téléphone puis en vidéo, interviews, nombreuses discussions entre Ronit et lui, leurs parents, une poignée de proches. C’est le matériel de base de Cahiers noirs. Franchement, comme on dit aujourd’hui, c’est assez bouleversant, l’immensité du travail, celui du passé, presque dépecé, et celui que Shlomi Elkabetz réalise par son exceptionnel montage. C’est une histoire de vie de cinéma née dans une fratrie.

Une famille matrice de leur identité arabe

« Pour les trois films que nous avons tournés, j’ai eu la rare opportunité d’avoir un accès direct à la matière brute de la fiction que Ronit et moi avions créée : notre mère et notre père, explique Shlomi Elkabetz. En tant qu’immigré, au quotidien on doit jouer un rôle, en particulier lorsqu’on est arabe. On doit jouer "le blanc", prétendre être quelqu’un que nous ne sommes pas. Quand on a l’habitude de faire semblant, c’est plus facile de devenir acteur ». L’identité est au cœur du film ; celle d’une famille exilée du Maroc en Israël, avec tout ce que cela signifie. Le réalisateur poursuit :

L’arabe est la langue maternelle de mes parents, la langue parlée à la maison. C’est la langue dans laquelle nous avons découvert la vie, les querelles, la joie, les peines, les discussions, les réflexions et aussi les chansons. L’arabe c’est notre intimité. Le français est parlé dans tout le Maghreb, c’est un moyen de cacher son arabité, c’est le premier pas vers l’immigration. En Israël, il n’est pas bien vu d’être arabe, c’est pourquoi, dès qu’ils sortent de chez eux, les Marocains parlent plutôt français.

Le Maroc, Israël et la France, l’arabe, l’hébreu et le français. Dans ce melting-pot plus que foireux en Israël et hélas en train de vriller en France, où pourtant on pourrait rêver d’autre chose. Shlomi et Ronit Elkabetz se sont construit des univers, culturels par leurs vecteurs, mais profondément politiques par leur radicalité, en particulier par le féminisme porté par Ronit et imaginé par le frère et la sœur, dans la famille marocaine qui est leur cadre principal, la matrice de leur identité. « Je crevais d’envie de vivre », dit leur mère au début du film, et dès lors on a tout compris du propos de Shlomi Elkabetz.

Après une sortie parisienne en 2004 qui voit la presse unanime, Prendre femme sort en Israël. Ronit enchaîne les interviews. « Ici c’est différent. La première question est toujours : "C’est qui ?", "C’est votre mère ? " ». L’accueil du film sera d’ailleurs beaucoup moins enthousiaste, Ronit est mise au banc des accusés lors d’interviews télévisés. « Cela ne vous suffit pas d’être connue à l’étranger ? », lui balance une journaliste. Sourde aux critiques, la société israélienne exporte en quelque sorte ses dissidents, ou ceux que ce pays considère comme tels, assez nombreux finalement. Ronit était une dynamiteuse, Israël ne le lui pardonnait pas. Sa carrière se fera en partie en France ; et la sœur et le frère avaient un appartement à Paris, un lieu douillet.

Le premier volet de Cahiers noirs traite beaucoup du tournage et de la sortie de Prendre femme, le second est plutôt centré sur Le procès de Viviane Amsalem. Dix ans séparent les deux longs métrages. La maladie qui emporte l’actrice marque, avec une intensité rare, la sortie du Procès. Et la dernière partie des Cahiers noirs, avec de magnifiques séquences, histoire intime et chronique triste d’un amour fraternel. Ronit et Schlomi, sans être des militants, sont aussi des pirates et des anarchistes. Si on regarde Israël, sombre théâtre d’un exil cyniquement organisé, Cahiers noirs est au plus près, par ses racines mêmes, des Blacks Panthers1, les révoltés mizharim contre le racisme et les inégalités du début des années 1970. Certains d’entre eux ont essayé de parler aux Palestiniens, de « converger » comme on ne le disait pas encore, avant d’être brisés. Ou encore de Black Laundry, minuscule et puissant mouvement — de convergence celui-là — d’Israéliennes et de Palestiniennes LGBTQ+ contre l’occupation, trente ans plus tard, au début des années 2000, depuis englouti par le découragement et l’exil. Apartheid et exil sont les mots-clés pour saisir Israël aujourd’hui.

Et puis ce double film est un collage magnifiquement réalisé pour de belles retrouvailles avec cette actrice formidable qu’était Ronit Elkabetz. Avec Shlomi, leur dernier projet portait sur la Callas, qui clôt les dernières minutes du film, comme un ultime soupir. Dans la cour de son immeuble parisien, les cartons et les malles de l’actrice s’en vont, emportés par un fourgon qui ressemble à un corbillard.

1Le nom a été choisi en référence au mouvement des Afro-Américains.

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