En 1992, Charlie est racheté à la chandelle par… un chansonnier gratteur de guitare et coureur de cabarets, nommé Philippe Val, on y reviendra. Racheté contre la volonté de Choron, qui envoie paître les repreneurs, mais avec quelques‑uns de ses historiques, notamment les poutres maîtresses Cabu, Wolinski et Cavanna. Et à l’abri des regards, sous les radars, sous le mien en particulier, sans en changer l’enseigne, une armurerie va remplacer un primeur bio.
Le grand virage
La mutation du joyeux foutoir originel vers le pseudo‑Charlie islamo‑obsédé s’est déroulée par étapes. L’élimination par persistance rétinienne est une technique courante de l’industrie de la presse. Hier Charlie, aujourd’hui les proies de Bolloré, Europe 1 et Paris Match, marques prestigieuses rachetées, évidées, et ainsi remises sur le marché. L’épais recueil des 1 000 Unes de Charlie, édité en 2011, est en ce sens édifiant. Jusqu’en 2001, le Charlie de Philippe Val ignore quasiment l’islamisme. Ses premiers barbus sont algériens : quelques rares allusions à la guerre civile algérienne, barbus contre généraux, méchants contre méchants, ou aux talibans de Kaboul, et c’est tout. La quasi‑totalité des caricatures de couverture prend alors pour cible les dirigeants politiques français, Chirac, Jospin, Pasqua, etc. Aucune trace de la future obsession.
C’est après le 11 septembre 2001 que Ben Laden et son turban rejoignent en fanfare les politiques français, et qu’apparaissent dans les pages et à la Une les premiers turbans, avant‑garde d’une riche collection. S’amorce alors le grand virage qui va voir Charlie se ranger définitivement aux avant‑postes du camp des civilisés contre le danger barbare.
La cible ? Des adolescentes françaises
Dans les caricatures de l’hebdo, le camp des barbares est facilement reconnaissable. De Kaboul à Téhéran, l’oppresseur masculin porte le turban et la kalachnikov. D’Alger à Creil, l’opprimée féminine porte le voile, par obligation bien entendu. Deuxième poussée en 2004, avec la loi sur le port du voile, interdisant le port de « signes religieux ostensibles » à l’école, où Charlie se révèle résolument anti‑voile. Dans le dernier numéro de 2003, « l’homme de l’année 2003 » est une jeune femme voilée, au regard triste. Virage. Pour la première fois, les cibles des caricatures ne sont pas des politiques français, dignitaires ou combattants islamistes étrangers, mais des adolescentes françaises. La « petite conne » musulmane est appelée à un grand avenir dans les pages du journal.
Jusqu’au 7 janvier 2015, précisément, où les frères Kouachi lui signifient cette fois une interdiction définitive de vivre. Et, bien entendu, nous enrôlent tous, résolus ou réticents, flambards ou hésitants, et moi le premier, sous la bannière « Je suis Charlie », sous laquelle je vais défiler le 11 janvier, juste deux rangs derrière Rachida Dati.
Avance rapide. L’histoire est déjà connue, documentée, inutile de traîner. La substitution du Charlie de Cavanna par le Charlie de Val est un crime parfait, avec coupable, complices fiers ou honteux, témoins contradictoires, comme toujours les témoins. Et en victimes collatérales, cocus de l’histoire : les orphelins du premier Charlie. Votre serviteur.
Ce chef‑d’œuvre, et la dissimulation du corps, c’est l’auteur qui en parle le mieux. Lisons donc la déposition de Philippe Val.
Le premier Charlie, résume‑t‑il fin 2015 dans C’était Charlie (Grasset), traitait peu le reste du monde, et pratiquement toujours par la dérision. Il avait un art, souvent irrésistible, du survol. Il n’avait d’engagements que par défaut. Sa posture, qui consistait à se foutre de la gueule de tout le monde et de n’aimer personne, lui évitait de s’engager dans des débats qui auraient rendu la rédaction houleuse, laquelle finissait par tomber d’accord sur ce qui provoquait l’éclat de rire le plus énorme.
Val est arrivé comme Zorro
Savourons bien le coup de pied dans le corps de la victime : en refusant de s’engager, le premier Charlie « évitait » les problèmes. Une bande de trouillards, au fond. Talentueux et rigolos, mais trouillards.
Val encore :
Le second Charlie, sans rien céder sur l’humour au risque du scandale, non seulement traite l’international, mais ouvre des débats sur de nombreux terrains. La défense des animaux, la dénonciation des médecins charlatans et autres homéopathes, sont présentes dans le premier comme dans le second Charlie. Mais […] la différence des deux époques se voit par exemple dans le traitement du génocide khmer. Dans le premier Charlie, qui en est contemporain, il est traité en quelques dessins. Dans le second, vingt ans plus tard, on déclenche une violente polémique sur plusieurs semaines, notamment contre Noam Chomsky, et ses propos négationnistes. Chaque événement important dans le monde fait l’objet, dans le second Charlie, au moins d’analyses et de traitements nombreux, et bien souvent de reportages sur place, ce que ne faisait jamais l’ancien Charlie.
En résumé, Val est arrivé, comme Zorro, pour ferrailler contre le « négationnisme » d’un Chomsky. Toujours flanqué de Cabu et Cavanna, survivants alibis du premier Charlie, ingrédients indispensables à la supercherie de la persistance rétinienne. Sans Cabu et Cavanna, pas d’illusion possible. Comment Philippe Val les a‑t‑il enrôlés ? De Cabu, il fait un actionnaire du nouveau journal.
Propose‑t‑il aussi des actions à Cavanna ? Il l’affirme. Cavanna assure ne pas s’en souvenir. Témoignant lui‑même à la fin de sa vie, Cavanna se flagelle pour son aveuglement.
Dans les toutes dernières pages de son témoignage-fouillis, Lune de miel, (Gallimard, 2011) où se mêlent descriptions cliniques de sa maladie de Parkinson et souvenirs de captivité en Allemagne, Cavanna, comme dans un rapide testament, expédié pour la forme, sans accorder davantage de place qu’il ne convient à la triste conclusion, aborde le Charlie de Val.
J’y ai cru. Les années fastes étaient revenues. Les gens étaient là, sauf les morts : Fournier, Reiser, puis Gébé. Choron avait refusé. Delfeil de Ton aussi. Je n’ai rien vu. Je n’ai pas vu le ver dans le fruit. Je n’ai pas vu que notre journal était devenu un marchepied pour ambitieux visant très haut. Quand Val vira Siné pour “antisémitisme”, je n’ai pas vu que c’était là le coup d’envoi d’une manœuvre minutieusement orchestrée qui, se déroulant suivant le plan prévu, devait amener Val dans les parages du pouvoir…
Et dans les débats internes :
mes interventions ne rencontraient que nez baissés et regards fuyants. Cabu est allé jusqu’à m’accuser de tuer le journal. Après cinquante ans de travail commun en toute identité de vues, de durs combats, d’amitié profonde — ou que je croyais telle…
La civilisation contre la barbarie
On peut le dire autrement. Ce que l’ex‑chansonnier gauchiste et antimilitariste Philippe Val apporte dans ses bagages en créant le second Charlie, c’est d’abord l’esprit de sérieux. Fini de rire. Fini en tout cas de rire gratuitement. Les conférences de rédaction se prolongent en interminables monologues, où pontifie le directeur. À l’oral comme à l’écrit, Val est une logorrhée. Il remplit l’espace sonore au kilomètre, et en boucle. Ne se lasse jamais de persuader. Et bombarde de citations irréfutables. À nous Spinoza, Platon, Socrate, Montaigne, Molière, Proust, Gainsbourg, Brassens… Les journalistes Olivier Cyran et Mona Chollet, le dessinateur Lefred‑Thouron, et quelques autres, sont renvoyés ou incités au départ. Et les licenciés vont compter parmi les critiques les plus sévères de la dérive islamophobe du journal.
« L’idée qu’un jour le canard s’exposerait à pareil soupçon ne m’a jamais effleuré », écrira Cyran en 2013 sur le site de gauche radicale Article 11, dans une adresse aux journalistes de Charlie :
À peine avais‑je pris mes cliques et mes claques, lassé par la conduite despotique et l’affairisme ascensionnel du patron, que les tours jumelles s’effondrèrent et que Caroline Fourest débarqua dans votre rédaction. Cette double catastrophe mit en branle un processus de reformatage idéologique qui allait faire fuir vos anciens lecteurs1.
On l’aura compris. Dans ses bagages, Philippe Val apporte une invitée inattendue : la guerre de la civilisation contre la barbarie. La branche armée du futur charlisme est fondée.
À lire aussi dans Orient XXI
« Le choc Charlie-Hebdo », dossier, 19 janvier 2015.
« Comment la France est devenue une cible "légitime" pour les groupes djihadistes », par Alain Gresh et Jean-Pierre Sereni, 17 décembre 2015.
« On ne peut rien dire sur l’islam », par Julien Lacassagne, 27 décembre 2018.
« Islam, débat à une voix », dossier, 5 novembre 2020.
« L’affaire El Rhazoui ou la fracture identitaire du Printemps républicain », par Sophie Boutière-Damahi, 27 novembre 2024.
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1Olivier Cyran, « « Charlie Hebdo », pas raciste ? Si vous le dites… », Article 11, 5 décembre 2013.