Roman graphique

Chronique illustrée d’une Turquie en dépression

Célèbre dessinateur turc, Ersin Karabulut décrypte avec un récit graphique, Journal inquiet d’Istanbul, l’histoire politique récente de son pays marquée par l’ascension de Recep Tayyip Erdoğan et la dévastation de la liberté d’expression. Il met en scène les inquiétudes de ses parents, les retournements de veste des voisins, mais aussi le courage de caricaturistes que la menace ne fait pas plier.

L'image illustre une scène animée d'une rue vivante et colorée. On y voit un jeune garçon au sourire enthousiaste, tenant un journal. Il se tient devant un groupe de personnes qui se déplacent dans une rue pavée. Divers éléments attirent l'attention : des bâtiments aux architectures variées, des vendeurs ambulants proposant des mets, des passants, un chien errant et un chat observant la scène. L'atmosphère générale semble joyeuse et dynamique, reflétant la vie urbaine.

Quel est le point commun entre Spiderman, Astérix et Tintin ? Ces héros de bande dessinée sont également des as de la géopolitique, aptes à démasquer puis contrer les manœuvres des puissants et des malfrats, souvent des tyrans de la pire espèce qui enquiquinent l’humanité depuis la nuit des temps. Mais ils incarnent aussi ce que l’on pourrait appeler l’esprit de résistance. Ces personnages imaginaires et roublards ont aussi fait rêver les enfants du monde entier, prompts à se réjouir de toute forme de rébellion.

Spiderman, Tintin et Astérix à la rescousse

Ersin Karabulut, né en 1981, fut l’un de ces enfants, et a grandi au fin fond d’une morne banlieue d’Istanbul, immense métropole qui comptait déjà plus de douze millions d’habitants dans sa jeunesse. Il est l’un des maîtres du dessin de presse satirique, très puissant à une époque, mais de plus en plus muselé comme, hélas, l’essentiel de la production culturelle de la Turquie d’Erdoğan. Il aime lui aussi beaucoup Spiderman, Tintin et Astérix et les a sortis de leurs bulles pour les mettre dans les siennes. Il en fait des héros récurrents de son Journal inquiet d’Istanbul, chronique de deux générations de graphistes et de dessinateurs qui ont connu le sang pour prix de leur liberté. Aujourd’hui, ils craignent un avenir sombre pour la même liberté. Car si son père a renoncé à ses ambitions, lui pas, peut être que parce qu’il a eu des héros de bande dessinée comme directeurs de conscience. « Même pas peur », comme disent les enfants.

Car ce récit graphique rondement mené est à la fois un témoignage autobiographique et la chronique d’un double recul, celui de la liberté d’expression et de la liberté de presse qui menace un pays mis en coupe réglée par un clan nationaliste et rétrograde. Mais ce qui fait son charme particulier, c’est en effet cette vision d’un monde dangereux à hauteur d’enfant. La couverture, aux tons sourds, montre d’ailleurs au cœur d’une ruelle du vieil Istanbul un petit garçon à la mise endimanchée et au sourire malicieux qui lit un journal. Il n’a pas l’air spécialement inquiet, alors que tout autour de lui semble menaçant, oiseaux hitchcockiens compris.

Le propre père d’Ersin Karabulut, instituteur à Istanbul, s’était lui aussi essayé à la peinture et au graphisme, à une époque où l’extrême droite fait régner la terreur dans le pays.

L’armée prend le pouvoir le 12 septembre 1980. Pour le père du petit Ersin, pourtant « plutôt de gauche », c’est la fin d’un « horrible cauchemar » qui a causé la perte de son meilleur ami, assassiné par des miliciens fascistes. Pour son fils, c’est le début de ternes années d’éducation pour préparer une médiocre carrière d’ingénieur. Mais, malgré les inquiétudes de sa famille, il ne renonce pas à son idée de devenir dessinateur.

À cette époque, des dizaines de magazines illustrés imprimés sur du papier journal sont publiés en Turquie, et leur ton est souvent caustique. La politique y occupe une place de choix, et des pages sont réservées aux amateurs, ce qui a le double avantage de fidéliser un public et d’obtenir des dessins… gratuits. Le jeune Ersin, sans rien dire à sa famille, va faire le tour des rédactions situées dans le quartier de Beyoğlu, sur la rive européenne d’Istanbul. Il découvre l’ambiance délurée des rédactions, s’obstine à proposer ses propres dessins. Jusqu’au jour de 1997 où le rédacteur en chef de l’un de ces magazines, Pismis Kelle (Tête brûlée) accepte d’en publier un, évidemment sans le payer.

« Le dessinateur rêveur et le président brutal »

La carrière du dessinateur va dès lors démarrer, au moment même où Istanbul vient d’élire comme maire un certain Recep Tayyip Erdoğan, chef d’un parti religieux. Les tensions gagnent alors toute la société, et cela donne lieu à de belles et dures pages qui ont pour cadre l’immeuble de la lointaine banlieue où sa famille — qui préfère « les généraux aux mollahs » –- réside. Mais si ses parents ne s’opposent plus à sa volonté d’étudier les arts graphiques pour devenir dessinateur de presse, ils lui demandent de « prendre ses distances avec les journaux politiques ».

Alors âgé d’à peine 18 ans, le jeune Ersin n’en fera rien, et ses études aux Beaux-Arts, ses premières amours, rien ne va parvenir à l’éloigner de son idée de devenir dessinateur de presse. D’abord pour le magazine Lombak, qui le publie régulièrement et commence même — une première pour le jeune homme — à le payer. C’est pour les pages d’un autre magazine illustré lancé par l’équipe de Lombak et plus ouvertement politique, Penguen, qu’Ersin va suivre l’ascension d’Erdoğan, élu premier ministre en 2002. Et aussi découvrir petit à petit sa duplicité.

Entretenant « une image ouverte et libérale à l’extérieur », Erdoğan montre un visage beaucoup plus menaçant à l’intérieur du pays. Les dessinateurs vont être immédiatement dans son collimateur, à commencer par Musa Kart, du quotidien Cumhuriyet, qui l’avait représenté en chat empêtré dans sa pelote de promesses. Ersin et Penguen ripostent à la mise en examen de Kart avec une couverture qui fera scandale, montrant Erdoğan en grenouille, en serpent, en girafe, en éléphant et bien entendu en… pingouin, subtilement dissimulé dans le logo du journal. Pour Ersin Karabulut, va arriver le temps des menaces et de l’inquiétude.

Mais ni Tintin, ni Astérix ni évidemment Spiderman ne sont du genre à renoncer. À suivre donc, comme autrefois les feuilletons du Journal de Tintin, deux autres tomes du Journal inquiet d’Istanbul étant en préparation. Nul doute que la poursuite de la confrontation entre le dessinateur rêveur et le président brutal, entre le doux laïc et les religieux rigoristes va s’avérer palpipante, ces deux hommes étant tenaces.

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