Bien sûr, il y a la violence et la fureur des armes. Ici, ce sont deux milices qui s’affrontent sans qu’on sache vraiment pourquoi. Là, c’est un magasin qui est pillé et détruit parce que son propriétaire appartenait à un groupe armé ayant ouvert le feu sur une manifestation pacifique. On se baigne à la plage ou dans une piscine et on voit passer les roquettes dans le ciel. On peut aussi, signe qu’armes et explosifs sont omniprésents, manquer d’être déchiqueté par la dynamite qu’utilisent des pêcheurs pour attraper le poisson. La guerre, la « Révolution » imprègnent les discussions, les espérances pour l’avenir. Ici, c’est un musée avec des photographies insoutenables, mais où des enfants viennent honorer la mémoire d’un « martyr ». Des martyrs dont on tient le décompte avec soin. Une liste qui n’en finit pas de s’allonger. Là, c’est un ancien partisan du « Guide », réfugié à Tunis, persuadé qu’un jour, il rentrera au pays parmi les vainqueurs et qui, en attendant, vit en exil au sein d’une communauté décriée pour ses écarts, mais aussi considérée comme une cible de choix pour tous les chasseurs de bakchichs.
Revanche, représailles, vengeances : les personnes croisées par les deux auteurs ont parfois cela en tête. D’autres veulent simplement vivre. Sortir les soirs de week-end, pour passer du bon temps dans… les embouteillages, autoradio à fond, gobelet de « nouss-nouss » (un café au lait « moitié-moitié ») à portée de main. Certains se font une spécialité de trouver de l’alcool, voire de le fabriquer. De nombreuses chroniques savent capter les paradoxes qui caractérisent si souvent nombre de pays arabes : passion pour la technologie, mais conservatisme social, érudition, mais mentalités parfois obtuses. Cela sans parler du règne implacable du mauvais goût : couleurs criardes, habillements décalés par rapport aux événements (tenues de ville pour les femmes qui participent à une… course à pied), fleurs naturelles que l’on asperge de parfum artificiel pour mieux les vendre lors de la Saint-Valentin. Ce jour-là, d’ailleurs, un général annonce à la télévision la prise de pouvoir sur tout le pays. Et là où le journaliste s’excite, les fumeurs de narguilé et autres clients d’un café réagissent à peine, habitués à ce qu’une nouvelle crise en chasse une autre…
La Libye a toujours constitué un pays à part. Ne serait-ce que par les extravagances de son leader. Et la règle reste d’actualité avec la guerre civile que se livrent gouvernements différents, factions et milices. Maryline Dumas et Mathieu Galtier l’ont d’ailleurs bien compris. Au quotidien, ils vivent dans un pays où « le réel dépasse la fiction. » Ainsi, ce moment presque cocasse où un premier ministre est enlevé par un groupe armé (qui le relâchera) et dont la mésaventure n’intéresse les Libyens que parce que l’homme affirme qu’on lui a volé ses téléphones portables, des documents, un ordinateur et… ses sous-vêtements. Question que se pose l’homme de la rue : que sont devenus ces sous-vêtements ?
De même, cet imam, pieux mais filou, qui s’avère être aussi un passeur pour migrants subsahariens en quête d’Europe. D’ailleurs, les deux journalistes ont pu visiter des camps où s’entassent ces « damnés de la terre » africaine : Zaouïa, Sorman, des portes de l’enfer, dont un responsable affirme pour le second, réservé aux migrantes, qu’il contient « 83 femmes, 4 enfants et 5 folles ». Autant d’endroits où toute trace d’humanité disparaît, y compris chez celui qui les visite, voire, comme le note l’un des deux auteurs, chez celle ou celui qui en lit la description et qui passe ensuite à autre chose.
Ce recueil de chroniques aborde nombre de composantes du drame libyen : divisions politiques, emprises des milices, émergence de groupes armés, comme ceux affiliés à l’organisation de l’État islamique (OEI), guerres tribales, notamment dans le sud, difficultés économiques, dureté de la condition féminine ou rapports ambigus avec le voisin tunisien. Les portraits d’acteurs politiques majeurs permettent de saisir les enjeux de la partition entre l’est et l’ouest du pays. Mais on croise aussi des anonymes, des gens qui tentent de survivre au chaos sans jamais se départir de leur sens de l’hospitalité, de leur volonté de rester ouverts à l’actualité internationale et de leur humour, à l’image de cet homme qui affuble du surnom d’« Al-Qaida » une Allemande convertie à l’islam depuis l’adolescence et mariée avec un Libyen.
Les chroniques de Maryline Dumas et Mathieu Galtier racontent au plus près un peuple et un pays. C’est fait avec talent, en empathie, loin de tout jugement moral et sans céder à ce sentiment de distanciation, voire de supériorité, qui entache si souvent les écrits des envoyés spéciaux ou des reporters de guerre désabusés, passant d’un conflit à l’autre.
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