Roman

Colonisation. La mémoire à vif des mères algériennes

Faïza Guène était adolescente quand a été publié son premier succès, Kiffe kiffe demain, un roman traduit en 26 langues. Quinze années plus tard, son dernier roman La discrétion figure parmi les succès littéraires de la rentrée. Face-à-face générationnel entre la discrète Yamina Taleb et ses enfants, ce récit évoque les douleurs et les errances partagées par de nombreuses familles algériennesà travers le parcours de Yamina, composé de va-et-vient entre la France et l’Algérie, La Courneuve et Msidra, de sa naissance en Algérie française à sa vie de retraitée discrète dans la banlieue parisienne.

M’Hamed Issiakhem, Femme et mur, 1970

Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, le général Charles de Gaulle et ses successeurs ont orchestré une politique de l’oubli, enterrant, un quinquennat après l’autre, les récits des ex-colonisés algériens1. Au fil du temps, ces récits subalternes ont formé une mémoire seconde, une histoire souvent orale, cantonnée aux marges de l’histoire officielle française, quand elle n’est pas tout simplement tue. Pourtant, même dans le silence, elle est portée par des millions de corps franco-algériens.

« Mais personne n’a pris la peine de l’écrire, cette histoire » commente Faïza Guène. Le silence au sujet du crime colonial entraîne un sentiment d’injustice et de colère partagé chez les enfants d’immigrés algériens, incarnés dans le roman à travers le personnage de la jeune Hannah. Des enfants qui portent en eux une vérité qu’ils peinent à articuler, soupçonnés d’être des traîtres à la nation dès qu’ils interrogent ce récit national que leur propre corps vient contredire. C’est de cet arrachement qu’ils sont les héritiers, et c’est cette hantise de l’effacement qui est mise en scène à travers les personnages de Yamina et de ses enfants. Un propos en phase avec le désir actuel des enfants de colonisés de recueillir et transmettre le récit de leurs parents. Faïza Guène le confirme : « Je souhaitais avant tout rendre hommage à nos mamans à travers ce livre. »

Hantise de la disparition

Plus qu’une occupation et une spoliation des terres, la colonisation s’est érigée comme un arrachement du colonisé à sa langue, à son identité, à sa réalité. Frantz Fanon insistait sur ce dépouillement de l’identité algérienne qu’il formulait en ces termes :

Le colonialisme français s’est installé au centre même de l’individu algérien, et y a entrepris un travail soutenu de ratissage, d’expulsion de soi-même, de mutilation rationnellement poursuivie. Il n’y a pas une occupation du terrain et une indépendance des personnes. C’est le pays global, son histoire, sa pulsation quotidienne, qui sont contestés, défigurés, dans l’espoir d’un définitif anéantissement. Dans ces conditions, la respiration de l’individu est une respiration de combat2.

La politique d’assimilation de la France, souvent traduite par une injonction à l’invisibilité et au silence — ou à la « discrétion », pour citer Jean Pierre Chevènement —, s’érige comme une étape supplémentaire dans le processus colonial qui souhaitait l’effacement des corps colonisés et souhaitent aujourd’hui leur « intégration. Pour être des Français convenables, il faudrait se fondre et s’effacer, se taire, et accepter un discours officiel qui enterre les vérités de nos parents3.

Plus qu’un simple refoulement, la France se pare encore d’un discours officiel qui n’hésite pas à avancer les bienfaits de la colonisation, notamment dans nos écoles. Et dans le sud de la France, des monuments en hommage au groupe terroriste pro-Algérie française Organisation armée secrète (OAS) sont inaugurés à Marignane, Toulon, Théoule-sur-Mer, Perpignan, et Béziers. « Glorification de l’œuvre, déni des crimes », résume l’historienne Christelle Taraud. Dans ce contexte, le corps franco-algérien devient dangereux pour la survie du déni national, et toute recherche hors du discours officiel sur la guerre d’Algérie va être interprétée comme une ingratitude, une offense faite à la France. Il est alors compliqué, pour les enfants de Yamina comme pour tant d’autres, de trouver sa place dans la société.

Protéger ses enfants

Plus que de discrétion, le personnage de Yamina semble faire preuve d’abnégation vis-à-vis de ses enfants : taire sa colère, sa vérité, c’est les protéger. Et quant au racisme ordinaire, « elle a compris que si elle commençait à relever la moindre chose, ça n’en finirait plus ».Ne pas relever le racisme dans ses interactions quotidiennes, c’est un réflexe de protection comme un autre, une sagesse, un aveu de fatigue parfois, mais surtout un refus d’accorder de l’importance à ce qui n’en a pas ou ne devrait pas en avoir. Mais ses enfants, eux, n’ont pas envie de laisser passer. « Eux ils savent qui elle est, ce qu’elle a traversé, et ils exigent que le monde entier le sache aussi. »

Comme Yamina, de nombreux parents algériens se sont tus, pour ne pas remuer le couteau dans la plaie, pour protéger leurs enfants d’une réalité trop brutale. Souvent ils ne pouvaient pas, la douleur étant à la fois trop vive et trop enfouie. « Il vaut mieux ne pas savoir… C’est trop triste », me disait mon père, né en 1945 dans un village de la wilaya de Tlemcen. De leur côté, les enfants peinent à poser des questions, de crainte de faire revivre par le souvenir des expériences traumatiques. Dans un pacte de protection mutuelle, implicite, comme entre Yamina et ses enfants, le silence est loi. Mais les interactions quotidiennes, marquées de racisme ordinaire, viennent raviver d’anciennes douleurs. Comme dans l’une des premières scènes du roman, où l’employée de la préfecture se montre méprisante avec Yamina. « Hannah pourrait en pleurer. Chaque fois qu’on se montre condescendant avec sa mère, il lui semble qu’elle rétrécit sous ses yeux, comme un vêtement lavé à haute température. Il y a tellement de rage coincée dans sa gorge que ça lui laisse un goût aigre, une rage ancienne, de plus en plus difficile à contenir. »

Le roman de Faïza Guène s’inscrit dans une volonté partagée par les enfants de colonisés de s’approprier leur histoire pour mieux en guérir. De ce point de vue, les analyses de la psychologue et psychanalyste Malika Mansouri offrent quelques éléments de réponse quant aux conséquences psychiques de l’histoire coloniale. Son étude4 se penche sur une vingtaine de jeunes hommes franco-algériens qui avaient participé aux révoltes de 2005 à Clichy-sous-Bois, et le constat est sans appel : si la majorité de ces jeunes n’a jamais abordé le sujet des souffrances subies pendant la colonisation avec leurs parents et leurs grands-parents, ils en portent l’héritage. « La souffrance exprimée individuellement, révèle une souffrance collective, liée à un passé d’indignité se télescopant à un présent en miroir », conclut la psychologue. Pour ces jeunes de quartiers populaires, chaque contrôle au faciès, chaque bavure, chaque mort, chaque humiliation, chaque remarque condescendante, va venir réveiller une douleur ancestrale. « La colère, même réprimée, se transmet l’air de rien », nous rappelle Faïza Guène.

« 1, 2, 3, viva l’Algérie »

L’amnésie officielle et l’impossibilité de s’approprier son histoire familiale semblent constituer le terreau d’une fêlure qui n’attend que d’être comblée. De ce déni naît une colère sourde. A chaque occasion, le drapeau algérien est sorti, le slogan « 1,2,3, viva l’Algérie » résonne comme le cri d’un homme qu’on aurait bâillonné trop longtemps, et traduit une irrémédiable envie d’être fiers, de ne pas — plus — être des fantômes. En 2001, la mission a été donnée à des footballeurs d’acter une réconciliation fictive, et précoce, à travers un match amical France-Algérie. Certains enfants d’immigrés algériens, dans un besoin irrépressible d’indiscrétion, ont répondu par un doigt d’honneur, en envahissant le stade alors que l’Algérie perdait 4 à 1. Ironique métaphore.

Face à l’injonction à la discrétion, face à ces subjectivités étouffées par une prétendue neutralité, les colères sont politiques, et semblent pouvoir s’exorciser à travers la production culturelle. Car formuler nos réalités historiques serait un premier pas vers la connaissance, et vers la reconnaissance. S’il est bien heureux que le président Emmanuel Macron ait décidé d’investir davantage le champ de l’histoire franco-algérienne, les historiens ne pourront pas réparer à eux seuls un demi-siècle d’errements politiques. Les concernés ont eux aussi un rôle à jouer, dans la production d’espaces de création et d’interrogation. L’accession de leur récit dans le débat public ne relève pas d’une revendication communautariste, ni même d’une « guerre des mémoires », mais d’une pluralité de celles-ci, que la France doit accepter pour prétendre à un avenir plus apaisé. C’est dans cet heureux mouvement que s’inscrit le roman La discrétion. « La respiration de l’individu est une respiration de combat », disait Frantz Fanon. Faïza Guène, à travers son dernier roman, respire, et nous offre au passage une bouffée d’air frais. Pour ne pas enterrer nos parents en silence, dans un dernier refus de disparition.

1Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, La Découverte, 2005.

2Frantz Fanon, L’an V de la révolution algérienne, (François Maspero, 1959) réed. La Découverte, 2011.

3La loi du 23 février 2005 disposait dans son article 4, alinéa 2 : « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence outre-mer, notamment en Afrique du Nord » avant d’être abrogée un an plus tard.

4Révoltes postcoloniales au cœur de l’Hexagone. Voix d’adolescents, Presses universitaires de France, coll. Partage du savoir, 2013.

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