Cinéma

Comment circulent les films dans le Maghreb et le Proche-Orient

Révolution numérique, révolutions politiques · Dans quelles conditions les films sont distribués, montrés et reçus dans le contexte politique que connaît la région MENA (Moyen-Orient Afrique du Nord) ? De quelle façon les nouvelles technologies bouleversent-elles les réseaux de distribution classique ? Comment la question centrale de la circulation des films est-elle traitée – ou pas ? Des chercheurs répondent dans « La circulation des films : Afrique du Nord et Moyen-Orient », un numéro de la revue Africultures de mars 2016.

Séance de projection en plein air sur écran géant lors du festival du film international de Dubaï.
Airscreen Company (Christian Kremer), 2010.

Depuis longtemps, le septième art suscite une vaste littérature abordant les films et la cinéphilie sous des angles variés : esthétique, culturel, sociologique, économique, politique. Diverses approches ont été adoptées, quant à la production, la distribution, la réception des films. Rarement toutefois leur circulation a été au centre des réflexions. C’est la perspective choisie par ce dossier d’Africultures, revue consacrée aux thématiques culturelles incluant l’Afrique, et portant ici sur une vaste région à l’acronyme anglophone : Middle East North Africa (MENA).

Le groupe de recherche pluridisciplinaire « MENA Cinémas en présence en Afrique du Nord et au Moyen-Orient : cartographie, enjeux, acteurs, publics » a suscité les contributions à ce volume. L’introduction fait le point sur l’historiographie du cinéma dans les pays concernés, abordant tour à tour les cinématographies nationales, périmètre qui s’impose dans les années 1960-1970, ou régionales, aux contours plus problématiques. Les études portent aussi sur des thèmes particuliers, notamment l’usage par les États de cet outil culturel, que ce soit pour des objectifs de construction nationale, de propagande ou pour favoriser la visibilité à l’international. Les divergences entre recherches anglophones et francophones sont pointées, tout en soulignant la pénurie de publications locales. Des éléments concernant l’état du cinéma sont également donnés, comme l’érosion généralisée des publics, les financements locaux ou étrangers, la concurrence pour attirer les tournages internationaux.

L’accent est mis sur les circulations, tout autant celles des films produits dans la région MENA et leur diffusion interne ou externe à la zone que celles des films étrangers, en provenance des États-Unis, d’Europe ou d’Inde. Les contributions valorisent trois modalités de visionnement : la circulation commerciale dans les cinémas, les festivals et les vidéoclubs ou « maisons de la culture » (dans le cas de la Tunisie). Elles laissent de côté, volontairement, les modes de diffusion importants que sont la télévision, les téléchargements ou le streaming.

Internet et les printemps arabes

Deux éléments récents bouleversent actuellement la donne. L’un, général, est d’ordre technique, à savoir l’avènement du numérique et son impact à tous les stades de l’industrie cinématographique. L’autre est local et conjoncturel : il s’agit du rôle de ce média lors des printemps arabes et dans leur sillage. On pourrait ajouter à cela les changements dans les modalités de financement (financement participatif, élargissement des financeurs) ainsi que l’impact des téléchargements ou piratages, qui pèsent sur la rentabilité de la distribution des films.

La question fondamentale de la catégorisation spatiale revient constamment. Elle souligne le côté pragmatique, mais trompeur des zones mises en avant par commodité. Les trois pays du Maghreb par exemple sont unis par leurs liens persistants avec l’ancien colonisateur, pour des raisons de langue, de distribution ou de financement, et non par des connivences ou des circulations internes. Tout les oppose en fait. De même, le Proche-Orient est fragmenté en ce qui concerne la circulation des films, entre les pays du Golfe largement ouverts aux blockbusters américains et l’Iran, l’Arabie saoudite ou la Libye qui les refusent, entre des pays connectés surtout avec l’Occident (Israël) et, par exemple, l’Égypte, centrée sur la production locale. Quels que soient toutefois les réseaux et les politiques, Hollywood domine la plupart des marchés, comme le montre le cas du Liban, pôle de distribution dans les pays arabes.

À propos de la production hollywoodienne, on constate une plus ou moins grande ouverture des marchés. Dans les pays ouverts, l’importance des films américains est relative, allant de plus de 70 % aux Émirats arabes unis, en Israël, au Liban et en Jordanie à moins de 20 % en Égypte. Les différences entre les pays concernent également le choix du doublage ou du sous-titrage, la sévérité de la censure ou encore l’organisation des marchés. Ce tableau d’ensemble est complété par l’évocation de situations nationales, tant les films hollywoodiens symbolisent le besoin d’évasion et d’action. C’est une constante historique, sur la longue durée, renvoyant également à la composition du public, surtout masculin et jeune.

Multiplexes et festivals

Les mutations des salles et des publics apparaissent en toile de fond. Le déclin rapide du nombre de salles est généralisé, il prend toutefois des proportions dramatiques dans la majorité des pays du MENA. Parallèlement émergent les multiplexes destinés à une clientèle de classes moyennes — quand elles existent — localisés le plus souvent dans des centres commerciaux. Le cinéma intègre alors des services haut de gamme, tels que la restauration à la place ou encore des sièges luxueux, voire tournants. Ces écrans projettent surtout des films américains, favorisant paradoxalement au Maroc les films locaux, dans les rares salles à écran unique qui subsistent. Le public visé n’est pas le même, les attentes face à ce loisir non plus. Il en va de même pour les tentatives de vidéoclubs en Tunisie, palliant l’absence de salles dans les banlieues et les campagnes.

Les festivals jouent un rôle de marché du film, de visibilité à l’international, sans forcément de distribution à la clef, d’où leur grande ambiguïté. Les Journées cinématographiques de Carthage, fondées en 1966, font figure de précurseur, en marquant la nécessité, une décennie après l’indépendance, d’une rupture culturelle et d’une prise en main locale de ce loisir majeur, outil de conscientisation en Tunisie.

Aborder la question de la circulation ne peut se faire sans évoquer le contenu des films. La sélection des films par les distributeurs dépend forcément de la vision, voire des préjugés concernant les attentes du public. Il en va de même, de manière cependant plus souple car détachée de la rentabilité, dans les festivals. Ainsi, les films arabes traitant de la « condition féminine » seraient privilégiés sur le marché occidental, mais à condition de montrer des femmes soumises, en lutte pour leur émancipation, et non des personnalités fortes. Ce choix entretiendrait les stéréotypes au lieu de favoriser une meilleure connaissance de la diversité des cultures et des contextes géopolitiques. Ceci débouche sur une sorte de cercle vicieux : d’une part sont exclus des marchés occidentaux — français en l’occurrence — d’excellents films dont le thème n’est pas jugé attractif ; de l’autre les réalisateurs, à la recherche de financement, mais aussi de visibilité, s’adaptent à ce qu’ils perçoivent des demandes.

Ne financer que la production

Que penser alors des films qui parviennent jusqu’aux écrans européens ? La diversification récente des sources de financement, assurée désormais non seulement par l’Europe, mais aussi par des pays du Golfe ou par des levées de fond, pourrait entraîner des changements dans ce domaine. Ces contraintes pèsent fortement sur les cinéastes de pays démunis que les États soutiennent parfois, bien souvent sans se soucier de la distribution par la suite. Le cinéma syrien des décennies passées illustre ce cas de figure : de nombreux films ont été produits sans jamais être projetés, tandis qu’en Algérie l’aide, qui va s’amenuisant, n’est que de façade et les cinémathèques mal gérées n’assurent plus leur rôle de dialogue. Or, la distribution constitue la clef fondamentale de la circulation des films, phénomène souligné de longue date, notamment pour conspuer la politique des majors.

L’imposition de contrats léonins, le nombre limité de copies, des projections effectuées certes — à des horaires peu attractifs —, un désintérêt pour la promotion sans laquelle les films sont méconnus (cas des films indiens en Égypte récemment) restreignent la diffusion des films. Le lien entre les cofinancements, notamment européens, et les efforts mis dans la distribution et la promotion, donc dans la circulation, est également noté. Les financeurs ont en effet intérêt au succès de leur production.

Chemins de la censure

Le destin d’un film ne tient alors que marginalement à sa qualité formelle ou au sujet traité. Au final, au-delà des interventions de censure focalisées sur la nudité, la religion et le politique, la forme de contrôle la plus évidente est bien l’absence de diffusion des films.

Encore plus qu’ailleurs, les femmes cinéastes sont peu nombreuses à émerger dans les pays étudiés. Deux festivals leur sont consacrés en Turquie (Ankara depuis 1998, Istanbul depuis 2003), ils diffusent toutefois surtout des films étrangers et peinent à promouvoir la production locale, voire même les circulations interrégionales. En Palestine, une ONG fondée en 2005, Shashat Women Cinema, promeut le cinéma réalisé par des femmes, encourage la formation de réalisatrices ainsi que la diffusion de leurs films par l’organisation d’un festival itinérant et de rencontres entre les cinéastes et le public, dans des lieux divers (universités, centres culturels, camps de réfugiés, cadre associatif). Les débats sont relayés sur une chaîne satellitaire et touchent ainsi un vaste public du monde arabe. Au-delà d’un bilan impressionnant : 43 réalisatrices formées, 78 courts-métrages, de nombreux obstacles s’opposent à cette démarche, notamment la permission obligatoire pour filmer, notamment à Gaza ; le harcèlement des femmes travaillant en équipe avec des hommes ; la censure.

La variante linguistique de l’arabe choisie pour le doublage et le coût de cette opération, l’accessibilité du sous-titrage sont des éléments déterminants, dans la mesure où ils influent sur des aspects sensibles comme la mise à distance ou, au contraire, la capacité d’identification des spectateurs. La réalisation de doublages en dialecte ou langue locale, dans des versions piratées, répond aux attentes des spectateurs. Shrek existe ainsi en version kabyle ou persane. Le doublage permet également d’introduire une forme de censure en atténuant la portée des dialogues ou en modifiant le sens lors de la traduction.

Un vaste champ de recherche

Ce dossier d’Africultures constitue une contribution importante à la façon dont les films produits dans le monde arabe ou à l’étranger trouvent ou non leur public. Il met en évidence des formes de vitalité du cinéma et la complexité des enjeux de cette « géographie du cinéma », selon l’expression de Georges Sadoul, des financements des films jusqu’à leur arrivée sur les écrans. Étude éclairante, elle évoque d’emblée et à regret ses propres limites : la part prépondérante des informations consacrées aux rapports Maghreb-Europe ou le rôle restreint des auteurs étrangers à cette zone. Le numérique gagne, mais les situations de visionnement des films restent diversifiées, favorisant les chaînes satellitaires ou le streaming, sans oublier les festivals ou les centres culturels. Dans le contexte des territoires palestiniens occupés, encore plus qu’ailleurs, le cinéma retrouve vraiment son rôle de fenêtre ouverte sur l’ailleurs tandis que dans certains pays, il se présente comme la seule forme de divertissement collectif urbain.

L’importance de la prise en compte des modes de circulation des films est démontrée. L’étude de leur diffusion via Internet, les télévisions nationales ou les chaînes satellitaires constitue un autre champ de recherche, bien plus vaste, qu’il faudra aussi explorer.

  • Abdelfettah Benchenna, Patricia Caillé, Nolwenn Mingant (dir.), « La circulation des films : Afrique du Nord et Moyen-Orient »
    Africultures, L’Harmattan, n° 101-102, mars 2016. — 351 p. ; 30 euros

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