Confidences saoudiennes

Itinéraire d’une Française expatriée dans le royaume, à la rencontre des Saoudiennes et des Saoudiens.

La littérature de voyage centrée sur la découverte, le risque et la précarité a pour une large part laissé place au récit ou témoignage « d’expatriation ». C’est que le voyage en lui-même a changé de forme, se banalisant et se balisant, au moment où il est admis que l’aventure s’est raréfiée1. De Gertrude Bell et Freya Stark en passant par Wilfried Thesiger et Joseph Kessel, les voyageurs européens ont écrit quelques belles pages sur la péninsule Arabique au cours du XXe siècle. Face à ces textes, le sous-genre du « récit d’expatriation » contemporain, souvent écrit au féminin, est peut-être hâtivement méprisé, réduit à un pis-aller, notamment quand la législation des pays d’accueil interdit aux femmes qui accompagnent leur conjoint de travailler, et que celles-ci peuvent trouver dans l’écriture une « occupation ». C’est le cas dans les monarchies du Golfe.

Et pourtant, les expériences que révèlent ces textes peuvent avoir une valeur propre2. C’est le cas de l’ouvrage Intime Arabie écrit par Laetitia Klotz qui, par sa sensibilité, nous en dit autant sur la société saoudienne que sur la condition « d’expatriée » occidentale accompagnant, avec deux jeunes enfants, un mari employé dans l’industrie pétrolière.

Depuis une dizaine d’années, le rapport qu’entretiennent ces catégories privilégiées (souvent opposées dans l’imaginaire collectif aux « travailleurs » asiatiques réduits à un statut de quasi-esclavage) avec leurs sociétés d’accueil au Proche-Orient a fait l’objet de divers travaux en sociologie. Dans le champ français, les recherches de Clio Chaveneau sur la Palestine ont pu insister sur les questions spécifiques d’engagement, quand celles d’Amélie Le Renard sur Dubaï ont tenté de souligner l’articulation entre les expériences « d’expatriation » (dès lors justement ramenées à ce qu’elles sont réellement : une forme comme une autre de migration) et des régimes de domination variés et caractérisés par l’intersectionnalité entre classe, race et genre — une hypothèse également défendue par Claire Cosquer dans sa thèse sur les Français à Abou Dhabi.

Ouverture sur l’Autre

Certes, Laetitia Klotz n’échappe pas systématiquement à certains raccourcis, notamment pour ce qui concerne la question de la religion. Ainsi, les ressorts orientalistes dans l’écriture ne sont pas toujours effacés, en particulier quand la question du voile ou celle de la sexualité sont abordées. Le champ lexical de l’occultation et de la découverte à travers des portes qui sont « dures à enfoncer » (p. 61) ou des foulards qu’il convient de soulever traverse les pages, faisant écho aux discussions déjà anciennes sur cet Orient « inconnu », « complexe » et « exceptionnel ». Toutefois, le récit que livre l’autrice de son expérience pendant trois années (2011-2014) à Al-Jubail, ville pétrolière et industrielle de taille moyenne sur la côte orientale de l’Arabie saoudite, rend compte d’une approche nuancée. Il ne s’attarde guère sur les enjeux habituels en Arabie saoudite que sont le « statut de la femme » et le poids du « wahhabisme ».

L’autrice apporte indirectement un contrepoint ou un complément à certains des travaux scientifiques mentionnés plus haut. Ceux-ci insistent fréquemment sur les logiques de racisme structurel à l’œuvre parmi les « communautés expatriées » blanches des monarchies du Golfe. Ce faisant, ils contribuent aussi parfois à quelque peu se désintéresser de la pluralité et la richesse d’expériences ouvertes sur la société d’accueil et conscientes des limites de leur position, ainsi que la propension des individus à s’engager dans la démarche auto-réflexive que porte Intime Arabie.

Évidemment, la question du traitement par les sociologues de ces trajectoires individuelles « critiques » ou « lucides » (qui seraient alors a priori construites comme exceptionnelles ou singulières) est complexe et ne vient jamais effacer la domination ou le racisme ; tout comme le fait d’avoir une « amie noire » ou d’aimer manger du couscous. Pourtant, elles existent et méritent à cet égard l’attention, car elles viennent révéler, tout comme chez le transfuge de classe, des enjeux passionnants sur le rapport à l’altérité, mais aussi la condition de « femme au foyer » comme d’Occidental dans la péninsule Arabique.

Apprendre l’arabe, chercher aussi souvent que possible à sortir de son compound ou camp décrit comme une prison, ou à tisser des liens avec les Saoudiens et les autres immigrés constituent des aspirations dont le caractère n’est pas nécessairement exceptionnel. Il n’est pas impossible que nombreux soient celles et ceux qui, en Arabie saoudite ou ailleurs, érigent en norme un discours critique de leur propre condition de privilégiés. Cette dimension réflexive, bien que très probablement illusoire, demeure néanmoins stimulante à observer et le récit ici livré nous en fournit l’occasion.

Intime Arabie rend compte avec une certaine fraicheur, mais non sans profondeur, des dynamiques saoudiennes, particulièrement liées à la place des femmes, si fréquemment fantasmée. Laetitia Klotz poursuit une quête pour aller au-delà des faux-semblants et donner à entendre ce que les Saoudiens ont à dire, faisant des chapitres successifs une progression vers son propre effacement en tant qu’autrice.

La sortie du microcosme « expatrié » qu’offre la perspective d’un emploi d’enseignante de français à l’Université des femmes puis au lycée international constitue ainsi l’enjeu du récit. L’ambition est donc de laisser place à la société saoudienne et non de s’apitoyer sur son propre sort de « desperate housewife  » installée dans un compound volontairement déconnecté de la société qui porte le nom poétique de Murjan (Corail) Village non loin de « Fanateer Beach. The world most famous beach (sic !) », dixit un panneau. C’est là indéniablement une démarche d’écriture aussi intéressante que louable.

1Guillaume Thouroude, La pluralité des mondes. Le récit de voyage de 1945 à nos jours, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2017.

2Lire par exemple Carolyn Han, Where the Paved Roads End. One Woman’s Extraordinary Experiences in Yemen, Potomac Books, 2011, ou Jennifer Steil, The Woman Who Fell From the Sky. An American Woman’s Adventures in the Oldest City on Earth, Broadway Books, 2010.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.