Damas, 1840. Le vieux mythe des crimes rituels juifs

Début février 1840, un moine catholique et son domestique disparurent à Damas. Il n’en fallut pas moins pour qu’une folle rumeur de crime rituel juif se répande sur fond de rivalités religieuses, de compétition entre chancelleries occidentales et de velléité de déstabilisation de l’empire ottoman. Et le consul de France y apporta une contribution active.

Moritz Daniel Oppenheim, Prisonnier juif de l’affaire de Damas (1851).

L’affaire de Damas débuta comme un fait divers, avec la disparition entre le 5 et le 6 février 1840 à Damas du père Tommaso da Calangiano, moine capucin d’origine sarde, et de son domestique Ibrahim Amarah. Très vite se répandit la rumeur que le père Tommaso et son serviteur étaient tombés dans un guet-apens dans le quartier juif et avaient été victimes d’un meurtre rituel perpétré par les juifs damascènes, suspectés d’employer du sang chrétien afin de confectionner les matzot (pains non levés) de la fête de Pessah. Le 2 mars 1840, les funérailles du père Tommaso étaient organisées. Les ossements présumés du moine furent transportés en procession du consulat de France à l’église Terra Sancta par des prêtres catholiques grecs. Le consul de France annonça à cette occasion qu’une pierre tombale allait être installée. Celle-ci porterait une épitaphe que put lire Sir Moses Montefiore en août 1840 et qu’il retranscrivit dans ses Diaries  :

Qui reposano le ossa
De Pre. Tommaso da Sardegna
Missionario Cappuccino
Assassinato dagli Ebrei
Il giorno 5 di Febrajo 18401

Une certaine indigence caractérise la bibliographie autour d’une affaire qui créa pourtant de tels remous d’opinion qu’elle fut une sorte de répétition générale de l’affaire Dreyfus. En 2001, l’historienne Rina Cohen publia un article très documenté, L’affaire de Damas et les prémices de l’antisémitisme moderne2, mais il fallut attendre 2003 pour qu’un ouvrage français relate cet épisode, non sous la plume d’un historien, mais sous celle de l’avocat et romancier Pierre Hebey, dans Les disparus de Damas (Gallimard). En 1984, Bernard Lewis avait livré au dernier chapitre de son livre The Jews of Islam3, son analyse de l’affaire dont il faisait la « première expression dramatique » de « cette nouvelle relation triangulaire entre l’Occident, le monde musulman et les Juifs (...) », notant que « L’intervention des puissances occidentales dans les affaires des Juifs des pays musulmans ne tourna pas toujours à l’avantage de ces derniers ; parfois, ce fut même le contraire ». Bernard Lewis — dont le regard sur le monde arabo-musulman s’avérait plus lucide lorsqu’il s’agissait de son passé que lorsqu’il le portait sur son présent — relevait alors l’influence de la diplomatie occidentale dans l’acclimatation de l’antisémitisme dans le monde arabe et musulman. En 1997, Jonathan Frankel, professeur d’histoire à l’université hébraïque de Jérusalem publiait The Damascus Affair4, premier livre sur l’affaire écrit par un historien.

Résurgence d’un antijudaïsme chrétien

Considérant la diffusion du mythe du meurtre rituel, Frankel expliquait :

(…) une fois implantées, les croyances traditionnelles telles que le mythe du meurtre rituel, peuvent mener une existence propre, constamment renforcées par de nouvelles évidences — des meurtres non résolus — et par la peur de la main invisible toujours prête à faire de nouvelles victimes.

Enfin, en 2004 l’écrivain américain Ronald Florence écrivit Blood Libel : The Damascus Affair of 1840.

Le mythe des meurtres rituels juifs n’est pas né dans le monde arabo-musulman, mais au sein d’une chrétienté européenne réinvestissant celui d’un peuple juif déicide. Ainsi, là où les communautés chrétiennes étaient absentes, la croyance dans les crimes rituels juifs fut inexistante. C’est ce que constatait Bernard Lewis en faisant remarquer qu’au Maroc, où les juifs avaient pourtant été confrontés à une hostilité plus importante que dans l’empire ottoman, on ne trouve nulle trace d’accusations de crimes rituels à leur encontre, de même qu’en Iran. Henry Laurens, pour qui l’affaire de Damas fut la conclusion d’une ancienne lutte entre Grecs catholiques et orthodoxes d’une part, et communauté juive d’autre part, la replaça dans le contexte de l’occupation égyptienne de Damas. Celle-ci permit aux chrétiens de prendre le dessus en utilisant le soutien de leurs protecteurs français afin de liquider leurs adversaires. Dans La question de la Palestine, il notait que

L’accusation même de crime rituel est en soi une signature : au XIXe siècle, elle est quasiment absente des pays catholiques, alors que les cas sont nombreux dans tous les pays de religion chrétienne orthodoxe, aussi bien en Europe continentale que sur les pourtours de la Méditerranée.

L’affaire de Damas fut la première qui fit converger puissances occidentales, minorités juives et monde arabe. En ce sens, elle révèle qu’à mesure qu’un antisémitisme en gestation enflait en France et en Europe, les puissances occidentales cherchaient à s’appuyer sur les minorités religieuses d’Orient, engendrant des situations parfois paradoxales lorsque celles-ci étaient juives. Résurgence d’un antijudaïsme féodal en voie de se réincarner en antisémitisme moderne, l’affaire de Damas est à replacer dans un contexte où les puissances européennes commencèrent à s’emparer de la question des minorités afin de s’ingérer dans les affaires ottomanes.

Un consul de France trop zélé

En vertu de la politique des capitulations et du traité franco-turc de 1740, l’enquête sur la disparition du père Tommaso et de son domestique fut confiée à la France, protectrice des minorités catholiques de l’empire ottoman. La France de Louis-Philippe était alors représentée par le comte Benoit-Ulysse de Ratti-Menton, consul en Syrie, lequel était non seulement persuadé de la responsabilité des juifs de Damas dans la disparition des deux hommes, mais aussi obsédé par le mythe du meurtre rituel juif. Dans Juifs en terre d’Islam, Lewis rappelait que « poussés par le consul de France Ratti-Menton, les moines franciscains déclarèrent qu’il s’agissait là d’un meurtre rituel », un avis corroboré par Esther Benbassa et Aron Rodrigue, pour qui « à l’instigation du consul de France à Damas, Ratti-Menton, le crime fut imputé aux Juifs »5. Quinze jours après la disparition, et sans la moindre preuve matérielle étayant ses présomptions, il se lamentait en ces termes auprès de son homologue, le consul de Beyrouth :

Nous avons appris par la voix publique l’horrible procédure dont je suis obligé de m’occuper depuis près de 15 jours ; malheureusement les juifs qui ont assassiné le Père Thomas et son domestique ont trop bien pris leurs mesures et leurs coreligionnaires riches ou pauvres ont trop l’esprit de secte, pour que nous puissions espérer de les atteindre de prime abord ; il n’y a donc que la ténacité dans les investigations qui soient de nature à nous conduire à la vérité6.

Le gouverneur de Syrie Sharif Pacha fit arrêter et torturer un grand nombre de juifs, dont un, Joseph Laniado, ne survécut pas à la « question », tandis qu’un autre fut fouetté à mort. « Il paraît que c’est le consul de France qui pousse le pacha à toutes ces cruautés »7 écrivait le marchand beyrouthin E. Kilbée à Hirsch Lehren, président du comité des communes des israélites de la Terre sainte à Amsterdam.

Le consul dirigea lui-même des enquêtes, voire des interrogatoires, dont celui du premier « suspect », le coiffeur Salomon Hallaq qui, sous la torture, livra les noms de dizaines de notables juifs. Une lettre de Raphaël Alphandari8, lui aussi de Beyrouth, rapporte la présence de son drogman (interprète) Jean-Baptiste Beaudin à plusieurs de ces séances. À la tête d’un corps d’armée et de police, l’énergique Ratti-Menton, avide de renommée, mena des opérations de ratissage dans le quartier juif de Damas, suivant des méthodes pour le moins brutales. Jonathan Frankel le dépeint en célibataire volontiers grossier, qui n’hésita pas à menacer David Harari — membre d’une des principales familles juives de Damas — afin de le persuader de le laisser s’emparer de sa fille. Quant à la femme (bientôt veuve) de Joseph Laniado, elle témoigna de la manière dont Ratti-Menton l’obligea à ôter son voile, avant de lui susurrer des chansons d’amour, puis de lui demander un baiser, et enfin de la menacer de la « prendre » et de la partager avec son officier de dragons…

De telles exactions attribuées à un « fonctionnaire européen » sont relevées dans une lettre reproduite dans les Diaries de Sir Moses Montefiore. Écrite par un aumônier se plaignant d’un correspondant peu scrupuleux du Times qui accréditait la culpabilité des juifs, on peut y lire : « Il aurait pu constater le degré de sympathie et de miséricorde que madame Lagnado reçut de la part d’un fonctionnaire européen lorsqu’elle lui rendit visite au nom de son mari, mort sous la torture »9.

Ratti-Menton s’employa simultanément à déclencher une active campagne de presse dirigée contre les juifs. Le Saint-Siège ne soutint pas cette entreprise, mais il ne répondit ni aux sollicitations que lui adressèrent les représentants des communautés juives de Constantinople, ni à celles de Salomon de Rothschild ou du chancelier Metternich. Devant la chambre et dans les colonnes du Moniteur universel du 3 juin 1840, Adolphe Thiers défendit son consul, regrettant qu’il n’ait que le soutien du ministère des affaires étrangères tandis que les juifs « assaillent de leurs requêtes toutes les chancelleries ». L’écoute dont bénéficia à Paris le consul Ratti-Menton avait pour toile de fond la compétition que se livraient la France et la Grande-Bretagne dans la région. Le gouverneur ottoman d’Egypte Muhammad Ali Pacha, dont l’autorité s’exerçait sur Damas, avait le soutien de la France dans ses velléités d’indépendance, tandis que les Britanniques y étaient opposés.

Des ossements animaux

Si la presse française relaya volontiers les rumeurs en cours à Damas, ailleurs, elle se montra plus circonspecte. Dans le journal autrichien Der Oesterreichische Beobatcher du 12 avril 1840, on peut lire :

Des rapports officiels de Beyrouth du 15 mars rectifient les récits des journaux de Smyrne, répétés dans notre numéro d’hier, concernant le prétendu assassinat commis sur le vénérable prieur du couvent espagnol à Damas, le P. Thomas ; le fait n’est nullement démontré, et les auteurs ne sont pas encore trouvés. Les médecins et chirurgiens, commis par l’autorité locale pour examiner les ossements trouvés dans les égouts du quartier juif, ont déclaré que ces ossements s’y trouvaient déjà depuis longtemps, et que, au surplus, ils appartenaient à des animaux.

Le Consistoire israélite de France ainsi que des rabbins français émirent des protestations et une campagne européenne de soutien s’organisa, avec l’appui du premier ministre britannique Lord Palmerston et du prince Metternich à Vienne. Ce dernier avait été tenu informé de l’affaire par un rapport du consul d’Autriche en Syrie, Caspar Merlatto, lui-même ayant été saisi par l’un des suspects arrêtés à Damas, Isaac Picciotto, dont la famille était protégée par l’administration autrichienne.

Une délégation internationale fut envoyée au Caire en juillet 1840 afin de convaincre Muhammad Ali de l’innocence des juifs de Damas. En faisaient partie l’avocat français Adolphe Crémieux, le philanthrope anglais Moses Montefiore et l’orientaliste franco-allemand Salomon Munk. La plupart des consuls en poste en Égypte soutinrent cette initiative. Le consul général d’Autriche, Anton Ritter von Laurin, fut même à l’origine d’une pétition demandant la révision des procès, l’organisation d’enquêtes impartiales et réclamant d’accorder aux accusés le droit de faire appel. Elle fut signée par les consuls des puissances chrétiennes à Alexandrie, à l’exception d’Adrien-Louis Cochelet, le consul général de France, qui ne voulut pas désavouer son homologue de Damas.

Un firman du sultan ottoman

Rendant compte des démarches de la délégation internationale en Égypte, le consul britannique à Alexandrie, George Lloyd Hodges se montra perplexe dans une dépêche adressée à Lord Palmerston :

L’affaire de ces malheureux juifs ne pourra pas être aisément réglée à Alexandrie, mais (...) elle doit trouver sa solution à Paris. Tous les efforts qui pourront être entrepris ici seront vraisemblablement vains. Telle est mon opinion, et j’ajouterais, celle de tous mes collègues (…). Concernant cette question, le Pacha, est entièrement sous l’influence de la France. Et, aussi longtemps que le cabinet des Tuileries jugera opportun de soutenir le consul français à Damas, j’ai peu d’espoir que Mehmet Ali entendra mes observations.10

Il fut sans doute trop pessimiste, car début septembre 1840, Muhammad Ali fit libérer les prisonniers juifs de Damas et rappela au Caire le gouverneur de Syrie Sharif Pacha. À Istanbul, le 7 novembre, le sultan ottoman Abdul Majid Ier fit quant à lui publier un firman(ordonnance) après avoir reçu Crémieux et Montefiore. Il y condamnait tant les accusations portées contre les juifs de Damas que celles presque identiques portées contre les juifs de Rhodes :

Il existe un vieux préjugé contre les juifs. Les ignorants croient que les israélites ont l’habitude de faire des sacrifices humains pour en utiliser le sang dans le pain azyme. Victime de cette croyance, les Juifs de Damas et de Rhodes, sujets de notre Empire, ont été persécutés par les autres croyants. Les calomnies inventées contre les Juifs ainsi que la nouvelle des violences qu’ils ont subies sont parvenues jusqu’à notre trône impérial. Cependant, il n’y a pas longtemps que quelques juifs de Rhodes appelés en jugement à Constantinople ont été trouvés innocents des accusations dont ils étaient l’objet. Outre cela, tous les livres religieux des juifs ont été soumis à l’examen d’hommes compétents et connaissant la langue hébraïque. Il est résulté de cet examen que les israélites ne font point usage, non seulement du sang humain, mais même du sang d’animaux. De cette défense nous concluons que les violences auxquelles sont en butte les Juifs sont dues à de pures calomnies.

Une partie de la presse française finit par prendre ses distances avec les extravagances de Ratti-Menton, avec des motifs eux-mêmes teintés de xénophobie. Ainsi le feuilletoniste Eugène Briffault se rassura comme il put en écrivant dans le journal Le Temps du 6 mai 1840 qu’« heureusement, notre consul à Damas n’est pas français »11. Naturalisé, Ratti-Menton était né à Porto-Rico, dans une famille d’origine italienne.

L’histoire de l’Europe n’est pas ponctuée de moments antisémites laissant le reste de son cours vierge de scories. L’antisémitisme européen moderne, inspiré en partie par un antijudaïsme chrétien auquel il emprunte des formules et une mythologie, s’est progressivement constitué non seulement en s’ancrant dans les constructions nationales, mais aussi dans le développement des politiques impériales et coloniales.

1Ici gisent les ossements/ du frère Tommaso de Sardaigne/ Missionnaire capucin/Assassiné par les Juifs/Le 5 février de l’année 1840.

2Les Belles Lettres, « Archives juives », vol. 34, 2001/1 ; p. 114-124.

3Princeton University Press, 1984. Trad. française : Juifs en terre d’Islam, Calmann-Lévy,1986.

4 The Damascus Affair. “Ritual Murder”, Politics and the Jews in 1840, Cambridge University Press, 1997.

5Esther Benbassa, Aron Rodrigue, Histoire des Juifs sépharades de Tolède à Salonique, Seuil, 2002 ; p. 191.

6Lettre du 20 février 1840 adressée à Prosper Bourée, consul de France à Beyrouth, MAE, cité par Rina Cohen.

7Lettre du 20 février 1840 d’E. Kilbée à Hirsch Lehren, Archives Israélites, vol. I, 1840 ; p. 208.

8Lettre du 15 mars 1840 de Raphaël Alphandari à Hirsch Lehren, Archives Israélites, vol. I, 1840 ; p. 212.

9lettre de Joseph Marshal in Diaries of Sir Moses and Lady Montefiore, University of California Libraries, 1890 ; p. 232.

10Public Record Office, Alexandrie, 5 août 1840, cité par Rina Cohen.

11Cité par J. Frankel, p. 115.

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