En ces jours où le général de corps d’armée Ahmed Gaïd, dit « Salah » tient,, entre ses mains, seul ou presque, l’avenir de l’Algérie, la lecture du livre de Saphia Arezki sur l’Armée nationale populaire (ANP) s’impose. L’ANP présente une originalité majeure par rapport à ses rivales marocaine, tunisienne ou libyenne : sa genèse est étrangère à l’armée coloniale française qui l’a précédée dans le pays. Et pourtant les militaires qui en viennent et y ont passé leurs premières années sous les armes durant la seconde guerre mondiale ou en Indochine ont joué un rôle considérable dans la construction de la principale institution de l’Algérie indépendante.
L’autrice a innové en s’attaquant à l’histoire de l’armée après l’indépendance. Un geste d’une grande audace quand on connaît les obstacles mis devant l’historien assez fou pour se lancer dans une telle aventure. L’accès aux archives n’existe pas, l’institution ne parle pas et ses traces dans la vie quotidienne du pays sont réduites, sinon inexistantes, de propos délibéré.
Relevant le défi, Saphia Arezki a constitué sa propre base de données, retraçant la carrière d’un peu moins de 200 officiers qui ont été les artisans de l’ANP après avoir été les animateurs de l’armée de libération (ALN) pendant la guerre d’indépendance (1954-1962). Pour cela, elle a eu recours à toutes les sources existantes : les nominations et les promotions des uns et des autres quand elles sont publiées au Journal officiel, ce qui est rare ; les entretiens avec des retraités qui ont accepté de s’entretenir avec une historienne ; les mémoires publiées par d’anciens chefs militaires et les articles nécrologiques dans la presse officielle qui sont l’une des rares occasions de connaître la date et le lieu de naissance du disparu. Enfin, pour les soldats passés par l’armée française, leurs dossiers militaires ou ceux des stagiaires qui ont fréquenté après 1962 les grandes écoles en métropole, conservés dans les archives françaises ; sans oublier les notes des attachés militaires français accessibles jusqu’en 1970.
En finir avec les mythes
Résultat de ce travail de bénédictin, un tableau d’ensemble qui confirme les vagues impressions des observateurs de l’actualité algérienne ou les infirme, comme les mythes du triangle « TBS » (Tebessa-Batna-Souk Ahras) ou des « DAF » (déserteurs de l’armée française) d’où viendraient les principaux chefs de l’ANP.
« Les 200 » sont constitués de deux générations d’hommes, nés pour les premiers entre 1920 et 1940, et pour les seconds après 1941. Ils viennent pour l’essentiel de l’armée française dont la majorité — mais pas la totalité — a déserté en 1956-1958 et des jeunes lycéens après la grève du 19 mai 1956 envoyés se former dans les écoles militaires du Proche-Orient (Égypte, Syrie, Irak) par le Front de libération nationale (FLN) qui à l’époque avait la vue longue et savait renoncer à des cadres immédiatement utilisables dans les maquis pour former ceux qui deviendraient après la victoire les embryons de l’aviation et de la marine algériennes.
Les officiers sont originaires aux deux tiers du département de Constantine qui englobait une partie de la Kabylie et les Aurès, deux régions en rébellion ouverte depuis le premier jour de novembre 1954. Enfin, ils sont passés par la frontière tunisienne, dans ce qui va devenir, à partir de janvier 1960, le creuset de l’ANP : l’armée des frontières, sous la conduite du colonel Houari Boumediene. Elle est protégée des attaques françaises par son installation en Tunisie, indépendante depuis 1956. Une structuration des forces se met en place, des bataillons se constituent, des centres d’instruction forment les conscrits et une puissance se développe qui imposera ses vues en 1962 à l’ensemble des militants nationalistes à coups de canon, avec l’aide politique d’Ahmed Ben Bella.
« Compétents » et « légitimes »
Après l’indépendance, avec ce noyau, Boumediene passe à la construction de l’armée et en réalité à celle de l’État, l’une dominant l’autre. Il le fait sans idée préconçue, obligé de tenir un équilibre instable entre les « compétents » — ceux qui ont une formation militaire théorique — et les « légitimes » souvent venus des maquis de l’intérieur où ils ont gagné l’estime de leurs troupes par leur bravoure, mais sont aussi en majorité des illettrés. D’où une organisation originale de l’administration militaire, avec d’un côté un ministère aux mains des « compétents » et des régions militaires confiées aux « légitimes ».
Les relations entre ces deux pôles vont être compliquées. Les coups et tentatives de putsch vont se succéder de 1962 à 1967 jusqu’à ce qu’une certaine normalisation s’opère et que l’ANP se révèle un bloc. Pour faciliter l’entente, l’organisation de l’armée reste floue, ce qui donne à ses chefs l’avantage de faire du sur-mesure pour éviter des crises nées de l’incompatibilité de textes successifs et de devoir désigner des responsables démunis, sauf exception, de toute nomination officielle sanctionnée par un décret ou un arrêté opposable aux tiers.
À partir de 1979,Chadli Bendjedid fait évoluer l’ANP. Il commence par remercier les proches collaborateurs de Boumediene, puis crée le grade de général en 1984, recrée un état-major général et confie la redoutable sécurité militaire rebaptisée « Direction centrale » à un fantassin.
Mais une armée ne se résume pas à son corps d’officiers et la réussite du livre de Saphia Arezki, issu de sa thèse de doctorat, nous pousse à espérer qu’avec sa méthode et son courage, elle continuera ses recherches pour traiter de points qu’elle n’a pas abordés, comme le service national instauré en 1969, la valeur militaire de cette armée qui a surtout tenu son rôle de protecteur de l’État ou la place de la conscription dans ses effectifs.
Un livre à lire si on veut comprendre l’histoire de l’Algérie indépendante.
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