Ce sont, de manière incontestable, les deux romans vedettes de la rentrée littéraire. Les Prépondérants du Tunisien Hédi Kaddour et 2084. La fin du monde de l’Algérien Boualem Sansal sont présents dans les sélections finales de la presque totalité des grands prix qui seront décernés au mois de novembre, même si finalement, le roman de Sansal ne figure plus parmi les quatre finalistes du prix Goncourt. Une reconnaissance méritée pour Hédi Kaddour, déjà auteur du magistral Waltenberg (Gallimard, 2005) qui obtint le prix Goncourt du premier roman.
Pour qui connaît l’histoire de la Tunisie, le nom « les Prépondérants » fut repris à leur compte ironiquement par les nationalistes tunisiens engagés dans la lutte contre le protectorat français, Habib Bourguiba l’ayant employé dès les années 1930 pour fustiger la présence coloniale. Il s’agissait à l’origine d’une petite formation socio-politique née dans les années 1890 et s’exprimant surtout dans les colonnes d’un journal, la Tunisie française. Ceux qui s’étaient baptisés ainsi se présentaient d’abord comme les défenseurs de la « civilisation » contre la « barbarie », et se donnaient aussi l’image de gardiens des valeurs républicaines. Dans le roman de Kaddour, le terme est assumé par les Français de Tunisie, ceux qui contrôlent le pays et imposent leur volonté à la monarchie husseinite. On les découvre à Nahbès, ville imaginaire du sud de la Tunisie dont le nom pourrait être traduit par « à l’arrêt » ou par « nous sommes immobilisés » ou encore par « nous sommes en prison ».
« Barbares » et « civilisés »
Au début du roman, c’est le choc. La bonne société des « prépondérants » est confrontée à l’irruption d’une équipe américaine venue tourner un film. Voici ce qu’explique une Française à des Américaines venues boire le thé : « (…) c’est très simple, nous sommes beaucoup plus civilisés que tous ces indigènes, nous pensons beaucoup plus, donc nous avons le devoir de les diriger, pour très longtemps, car ils sont très lents, et nous nous groupons pour le faire du mieux possible, nous sommes l’association [des Prépondérants], l’organisation la plus puissante du pays ! »
Le décor est campé. Opposition des valeurs et des discours, progressisme face au conservatisme des colonisés. Mais est-ce vraiment un progressisme ? Par plusieurs touches, l’auteur entraîne le lecteur en Amérique avec ses excès, son rigorisme, son racisme et, aussi, sa corruption.
Du sud de la Tunisie à la France encore dévastée par les batailles de la Grande Guerre en passant par l’Allemagne (dont une partie est, elle aussi, sous domination française) et la Californie, Les Prépondérants est la fresque d’une époque dont il est rarement question dans la littérature qui concerne le Maghreb. Il y est question de la domination coloniale française, mais aussi du bouillonnement intellectuel inspiré par les Jeunes-Turcs. C’est une époque où le peuple vaincu commence à relever la tête, où ses lettrés, y compris les plus jeunes, maîtrisent à la perfection leur propre culture et celle de leur dominateur. Tel le personnage de Raouf, fils de Caïd, ami de Ganthier, colon lucide, ancien combattant de la Grande Guerre. Ensemble, Raouf et Ganthier ont de longues discussions, des échanges acérés sur la politique ou sur la culture. À bien des égards, Raouf paraît souvent plus moderne, plus en avance que son mentor. Ce dernier, pour le convaincre de l’accompagner dans un voyage en Europe (et de ne pas aller en Turquie) lui lance cette phrase terrible : « Vous n’avez pas envie d’aller voir comment on fabrique ce qui vous domine ? »
Les Prépondérants, c’est le récit d’une terrible vengeance mais aussi d’étincelants passages sur des thèmes aussi différents que la ghemlali, la meilleure huile d’olive du sud tunisien pressée par « des hommes dignes de faire sortir l’or liquide », sur l’âme allemande et le « Streben nach Vollkommenheit », c’est-à-dire son élan vers la perfection, sur le combat de chameaux ou encore sur le cinéma muet -– on mentionnera à ce sujet un passage hilarant à propos d’une séance de cinéma en plein air à Nahbès, qui rappellera nombre de souvenirs cocasses aux Maghrébins ayant connu la période coloniale ou même les premiers temps de l’indépendance quand le cinéma œuvrait à l’éducation et au divertissement des foules. Ainsi, les spectateurs arabes ne cessent de commenter à haute voix le film, prenant partie pour le héros — un personnage de la révolution française — et huant le méchant — un noble assimilé aux prépondérants — quand ils ne lancent pas un caillou sur la toile pour prendre part à la bataille.
Le roman de Hédi Kaddour est la quête de plusieurs personnages qui se cherchent autant qu’ils cherchent à comprendre le monde qui se transforme autour d’eux. C’est une composition d’amours in fine impossibles ou contrariées. C’est aussi un personnage féminin, Rania, jeune veuve, érudite, déterminée, vaillante face à la misogynie, notamment celle de son frère, et « gentlewoman » farmer à Nahbès où la dévore une passion secrète. Et s’il y a un reproche de lecteur à faire à ce roman, c’est juste que l’on regrette l’effacement progressif, même si elle apparaît de loin en loin, de Rania face à d’autres protagonistes, dont son cousin éloigné Raouf ou Ganthier, son voisin.
2084 ou le cauchemar du totalitarisme religieux
Si Les Prépondérants de Hédi Kaddour est une réussite, tel n’est pas le cas de 2084, La fin du monde de Boualem Sansal. Pourtant, c’est ce roman qui a la faveur des critiques et il n’est pas une publication en France, et au-delà, qui ne se soit fait l’écho élogieux de cette fiction. Mais à examiner les articles consacrés à ce livre, on se rend compte que son sujet réel est vite évacué quand il n’est pas tout simplement occulté. Le plus souvent, ce qui intéresse les médias, c’est la posture militante de l’écrivain algérien, adversaire déclaré de l’islamisme. Passons donc rapidement sur ce point qui confirme que la dénonciation de la religion musulmane et de ses excès est un excellent outil de promotion dans un Occident obsédé par l’islam et toujours enclin à porter aux nues tout Arabe qui tresse des louanges à Israël. Passons aussi sur cette prétention à s’inscrire dans la lignée des dystopies littéraires (fictions dépeignant une société utopique qui vire au cauchemar) à la George Orwell — le titre fait évidemment allusion à son célèbre roman 1984 — avec un sujet aussi éculé que le poids de la religion et tenons-nous en au roman lui-même.
De quoi s’agit-il ? Boualem Sansal imagine un monde post-apocalyptique régi par une religion révélée où l’on adore Yölah, « grand et juste » et Abi, Son délégué, « le salut sur lui », maître invisible mais omniprésent. Dans le roman, et contrairement à une idée reçue véhiculée par les réseaux sociaux, il n’est pas question — du moins directement — d’islam, ni d’Allah ni de Mohammed mais, au détour d’une évocation de Yölah ou d’Abi, le lecteur peut s’amuser à établir des parallèles et à recenser les emprunts évidents (et les différences par rapport au texte coranique). Ainsi, « Yölah est grand et Abi son fidèle délégué » ou encore « À Yölah nous appartenons, à Abi nous obéissons »…
Dans ce monde effrayant, oppressant, le peuple se doit aux « obligations de la religion » et aux « activités parareligieuses » quand il n’est pas convié à se rendre au stade pour le massacre de quelques déviants. Craignant « l’Appareil », le « dispositif sécuritaire » (une terminologie qui rappellera aux lecteurs algériens le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), l’ex-sécurité militaire), les croyants et les croyantes (ces dernières doivent porter la « burquinab ») vivent dans l’espérance d’accomplir un pèlerinage dans l’un des multiples lieux saints attestant de la grandeur de Yölah. De temps à autre, pour prouver la vigueur de leur foi, ils se doivent de passer « l’Examination » afin de prouver la réalité de leur foi, lors d’une séance inquisitrice doublée d’un exercice autocritique à la mode stalino-maoïste, le tout pouvant leur faire gagner quelques points qui seront ajoutés à leur « Liva », le « livret de la valeur », une « pièce d’identité morale ».
Après avoir été malade et confiné dans un sanatorium, Ati, le personnage principal, finit par revenir chez lui à Qodsabad. Après deux années, il est plus ou moins guéri mais une transformation s’est opérée dans son esprit. Il doute et cela l’effraie. Ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu, le porte à interroger le discours officiel malgré les risques de voir ses pensées -– mauvaises, cela va sans dire — , être captées par « les V », nom donné aux esprits ou djinns ; ou d’être repéré par l’Appareil. Petit à petit, et grâce à la rencontre de deux hommes, Nas et Koa, Ati va comprendre le mensonge ou plutôt, les mensonges. En évoquant Nas, Sansal écrit ceci : « c’était le regard d’un homme qui, comme lui [Ati], avait fait la perturbante découverte que la religion peut se bâtir sur le contraire de la vérité et devenir de ce fait la gardienne acharnée du mensonge originel ». Mensonge donc. Mensonge à propos du passé que révèle la découverte d’un village antique parfaitement intact (et qui remet en cause les fondements de la religion et son livre saint, le Gkabul…) et mensonge à propos de la géographie et de l’existence d’une frontière et donc d’un hors-Abistan. Par conséquent, c’est d’une double quête dont il s’agit. Celle de la vérité et celle de la liberté dans un environnement totalitaire qui cherche — et en cela le roman n’invente rien — à contrôler le passé et l’espace.
Imaginer un monde totalement dominé par la religion offrait de multiples possibilités romanesques à Sansal. Le problème, c’est qu’on s’ennuie à le lire, du fait d’une erreur majeure de forme. Le parti pris didactique du roman, ses longues descriptions de ce qu’est et de comment fonctionne l’Abistan, la multiplication de ses inventions lexicales — lesquelles ont bien sûr des sonorités bien orientalistes — et les longues digressions qui les accompagnent deviennent très vite insupportables. Des auteurs comme John Ronald Reuel Tolkien (Le Seigneur des anneaux) et George R. R. Martin, dont l’œuvre a inspiré la série télévisée Game of Thrones ont montré que c’est l’action, la psychologie et les pérégrinations des personnages qui permettent de définir par ricochet le monde imaginaire qu’ils ont inventé. Finalement, en voulant densifier son récit, Sansal n’aboutit qu’à le « plomber », obligeant le lecteur à déployer des trésors d’opiniâtreté pour aller jusqu’au bout.
Pour autant, ce roman n’est pas neutre et dévoile la motivation politique de Sansal. Même s’il emprunte des chemins détournés, il évoque des sujets tabous. Quand on apprend que la religion d’Abi s’est bâtie sur la négation ou l’occultation des croyances qui l’ont précédée, il est alors impossible de ne pas penser à l’islam et aux reproches qui lui sont adressé quant à la manière dont il juge les autres religions. Rappelons que de nombreux chercheurs, notamment en Allemagne, travaillent sur la thèse selon laquelle l’islam ne serait, à l’origine, qu’une branche hérétique des deux monothéismes qui l’ont précédé, et plus particulièrement le christianisme. C’est peut-être à cela que Sansal a voulu faire allusion, mais sans prendre le risque d’être précis. À moins qu’il n’ait imaginé ce que serait un monde post-apocalypse dont la nouvelle religion serait bâtie sur les décombres de l’islam.
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