J’écris sur une génération qui s’est battue sans désespoir et sans espoir, qui a emporté seulement de petites victoires et qui n’a pas été secouée par des défaites majeures parce qu’elles étaient l’ordre naturel des choses. Une génération dont l’ambition était humble comparée à celle qui l’a précédée, mais dont les rêves étaient plus grands.
[…]
Je demande vos prières. Je demande votre solidarité. Je vous demande de continuer là où je me suis arrêté, de vous battre, de rêver, et d’espérer.
Alaa Abdal Fattah fait partie d’une génération de jeunes Égyptiens qui voit le jour dans le sillage du mouvement Kefaya d’opposition à Hosni Moubarak, créé en 2004 et qui regroupe diverses personnalités et forces politiques. Par sa maîtrise des outils informatiques, il prenait la tête des blogueurs égyptiens qui couvraient les manifestations et cherchait à rendre publique une parole alternative à la doxa officielle, et cela dans tous les domaines. Depuis 2006, il a été emprisonné sous chaque président égyptien pour des périodes variables allant de deux mois à plus de cinq ans. Comme des milliers d’autres, au nom de sa génération, il paie au prix fort le fait d’avoir cru un jour dans le rêve révolutionnaire.
Un collectif formé par ses amis et sa famille a, depuis la révolution de 2011, rassemblé patiemment ses textes, rédigés de 2011 à 2014, puis en 2016 et 2017, et enfin entre 2019 et 2021. Ils ont intitulé le recueil You have not yet been defeated, « Vous n’avez pas encore été vaincus ».
Des publications sur Facebook à des tweets, des articles parus dans la presse ou des allocutions devant le parquet, ces écrits marquent tous en quelque sorte la voix de cette génération de militants qui, depuis le milieu des années 2000, a tenté de changer les choses avant que leur révolution ne soit défaite. Ces textes reflètent la grande variété des circonstances de leur écriture. Ceux de 2011, par exemple, pour la majorité publiée dans le journal Al-Shorouq, montrent un engagement dans le principal débat en cours à ce moment, à savoir l’écriture de la Constitution. Ils s’inspirent en grande partie de son expérience sud-africaine — Alaa Abdal résidait en Afrique du Sud avant 2011 ; il a alors abandonné son travail là-bas pour revenir vivre en Égypte — ou encore du rôle de la place Tahrir dans la Révolution et questionnent la transition politique, en comparaison notamment avec la situation tunisienne.
Fin 2011, Alaa est emprisonné alors que le pays est gouverné par le Conseil suprême des forces armées (CSFA) : les autorités dénoncent sa participation aux événements de Maspero.. Son fils Khaled naît alors qu’il est en détention. Son récit : « Avec les martyrs, c’est mieux » représente cette voix alternative qui a tenté tout au long des événements révolutionnaires égyptiens de rapporter, documenter et introduire une histoire par le bas des événements qui ont opposé les Égyptiens aux forces armées.
En 2012 s’ouvre une nouvelle situation : un président doit être élu, et donc une campagne électorale commence, alors que la Constitution n’est pas encore rédigée. Alaa s’engage de nouveau par des textes publiés dans le journal Al-Shourouq, esquissant les scénarios possibles que devrait suivre la transition ou s’interrogeant sur la manière dont la Constitution doit être écrite. Mais, en 2012 également, les événements violents de Port-Saïd1 représentent un autre marqueur chez ces générations militantes révolutionnaires dont Alaa se veut la voix.
La Palestine toujours présente
Au-delà de l’Égypte, pendant ce temps révolutionnaire, c’est la Palestine qui est toujours dans son esprit. Alaa rappelle ainsi que cette génération de militants a sans doute été largement influencée par la cause palestinienne, notamment la deuxième intifada. Ce fut un événement déterminant de leur engagement en politique. En 2012, douze ans après le déclenchement de l’insurrection, Alaa accomplit son rêve de se rendre à Gaza. À son retour, il livre une série de réflexions sur la normalité, l’enfermement et la division dans cette ville sous embargo.
En 2013, la situation change de nouveau avec la bipolarisation grandissante de la société entre les Frères musulmans et le reste de la société. Elle constitue la toile de fond de la contestation contre les Frères, menée essentiellement sous la houlette de la campagne Tamarrod. Alaa tente dans ses textes de 2013 — surtout après le coup d’État du 30 juin — de rendre hommage aux martyrs de Rabaa, revenant notamment sur le meurtre de Asmaa Al-Biltagui, fille du cadre Frère musulman Muhammad Al-Biltagui. De même propose-t-il un récit des différents événements meurtriers qui ont touché des milliers d’Égyptiens comme l’affaire de la fourgonnette de prisonniers d’Abou Zaabal.
À la fin 2013, et surtout après le massacre de Rabaa, la révolution fait face à la défaite. Après les Frères musulmans, le régime militaire se retourne contre ceux qui un jour ont participé à la Révolution. Une série de tweets et de publications Facebook rapportent les dernières heures de liberté d’Alaa Abdel Fattah, avant que les forces de sécurité l’embarquent au milieu de la nuit au cours d’une arrestation musclée à son domicile.
À partir de 2014, Alaa Abdel Fattah devient véritablement un écrivain en prison. L’ouvrage concentre alors ses textes écrits depuis sa cellule, ainsi que quelques interviews donnés à Democracy Now et Mada Masr dans les brefs moments où il est relâché, en 2014 et 2019. « Graffiti pour deux » est un véritable chef-d’œuvre, coécrit avec Ahmad Douma, de la cellule à côté de la sienne. La communication entre eux s’est faite en criant à travers le mur. Pendant que l’un faisait des vers, l’autre écrivait le récit. C’est encore une fois une parole qui porte sur la génération, sur la révolution, sur l’espoir et le désespoir. On peut se demander si, à partir de ces années-là, commence une véritable littérature carcérale de sa part, alors que ses textes pouvaient être jusque-là publiés dans Al-Shorouq ou Al-Masry al-Youm.
La prison comme héritage paternel
Alors qu’il est emprisonné, la santé de son père se détériore. Isolé dans une cellule individuelle, le militant entame une grève de la faim et la documente. Il la justifie ainsi : « La santé de mon corps n’a pas de valeur tant qu’il est forcé à se soumettre à un pouvoir injuste dans un emprisonnement sans fin qui n’a rien à voir avec le droit ou la justice ». En septembre 2014, Alaa est relâché de prison en attendant son procès, qu’il utilisera comme tribune et au cours duquel il prononcera une allocution dédiée à son père, de qui il a « hérité la prison », avant d’être sanctionné par cinq ans d’emprisonnement et cinq ans de surveillance. Il n’est libéré qu’en mars 2019 pour six mois avant d’être de nouveau emprisonné en septembre 2019. Il passe deux ans en détention provisoire avant d’être de nouveau jugé en décembre 2021 et condamné à nouveau à cinq ans d’emprisonnement sans pouvoir faire appel.
La majorité de ses textes à partir de 2016 sont écrits en prison et sont exclusivement publiés dans Mada Masr. Il étend son spectre de réflexion, et tente de s’engager dans les débats internationaux, sur des thèmes aussi variés que la « gig economy » (économie des « petits boulots ») ou l’ubérisation.
Vient 2017. C’est l’aveu de la défaite, celle d’une génération et d’une révolution. Elle prélude à une suspension de l’écriture : en 2018, nous n’avons aucun texte de Alaa. En 2019, il est libéré bien que soumis à une stricte surveillance (il doit dormir au commissariat de Doqqi entre 18 h et 6 h toutes les nuits). Il se remet à écrire. Ses textes semblent alors chercher à construire un récit, non seulement de la révolution, mais de ce qu’induit le fait d’être prisonnier. L’un d’eux détaille la vie dans une prison, les transferts de prisonniers, des réactions à l’intérieur, à la mort de Mohamed Morsi, le président Frères musulmans déchu. Tout ceci participe d’une réécriture de l’histoire révolutionnaire. Quelque temps après, il se fait de nouveau arrêter dans le cadre des événements du 20 septembre 20192.
Les conditions de son emprisonnement sont cette fois-ci beaucoup plus sévères : il se retrouve enfermé dans une cellule individuelle, sans droit au sport ni à des lectures. Ses publications de 2020 ne peuvent plus dès lors sortir de la prison, mais elles correspondent à ses allocutions qu’il délivre devant le parquet à chaque comparution. Ses avocats s’efforcent de les mémoriser et de les retranscrire.
Ici encore, les écrits de Alaa Abdal Fattah ne peuvent être séparés de la situation politique égyptienne, de sa volonté de conserver toute sa clairvoyance en dépit de l’enfermement et de ses rigueurs infinies, en dépit du sentiment d’échec. L’échec de la révolution met-il fin aux rêves et aux espoirs de ces générations de militants cloués derrière les barreaux ? Il revient dessus dans une interview donnée à Mada Masr lors de sa libération en mars 2019 :
Je disais souvent qu’on était fragiles. Je pense que c’est une défaite abjecte que dans un moment comme 2011-2012, lorsqu’il y avait un soutien populaire large, nous ayons été incapables d’articuler un rêve commun de ce que nous voulions pour l’Égypte. D’accord, nous sommes vaincus, mais au moins, essayons de construire une histoire de ce que nous voulions réussir ensemble. Je ne suis pas sûr que nous ayons eu cela.
On peut aussi se demander si l’expérience carcérale destinée à détruire cette génération pourrait permettre de réinsuffler un rêve commun de ce que pourrait être l’Égypte si, un jour, tous ceux qui ont cru à la révolution sont libérés.
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1L’émeute du stade de Port-Saïd se déroule le 1er février 2012 en marge d’un match de championnat d’Égypte de football opposant le club d’Al-Masry, basé à Port-Saïd, à celui d’Al-Ahly SC, basé au Caire. De nombreux supporters locaux prennent d’assaut les tribunes du stade et le terrain après la victoire de leur club. De nombreuses personnes décèdent piétinées dans les bousculades, mais aussi poignardées ou à la suite de chutes des gradins. C’est l’incident le plus meurtrier de l’histoire du football égyptien.
2Manifestation organisée à l’initiative de l’entrepreneur et opposant Mohamed Ali pour « sauver la démocratie et l’économie de l’Égypte » et à la suite de laquelle plus d’un millier de personnes (universitaires, journalistes et militants politiques en particulier) ont été arrêtées.