Égypte. Des désirs en désordre

Avec la trilogie Shubeik Lubeik, Deena Mohamed utilise l’imaginaire du conte pour parler de la société égyptienne. À travers ce roman graphique, l’autrice et dessinatrice aborde de manière frontale les inégalités de classe, l’arbitraire de l’État, l’exploitation néo-libérale et la santé mentale.

L'image représente une scène animée d'une rue animée. On y voit un petit magasin avec des étagères remplies de diverses boissons et snacks, entouré de panneaux publicitaires colorés. Un véhicule est garé à proximité, tandis qu'à l'arrière-plan, on peut apercevoir une sorte de montage illustré avec des personnages et des objets, comme un ordinateur et une télévision. L'ambiance semble dynamique et typique d'un quartier commerçant. Des arbres et des pavés ajoutent une touche de détails à la scène.
Une planche de Shubeik Lubeik de Deena Mohamed.

Imaginez un monde où les vœux sont en vente libre, et, comme n’importe quelle autre marchandise, disponibles au coin de la rue. Ici, point de génie oriental qui sort de sa lampe en vous disant : « Que vos désirs soient des ordres ! », traduction idiomatique de l’expression shubeik lubeik ; les vœux se présentent simplement sous la forme de cannette ou de bouteille. Et comme dans cette société dystopique le système capitaliste règne aussi en maître, il en va des vœux comme du reste : c’est votre pouvoir d’achat qui détermine leur qualité et, surtout, leur fiabilité.

Voilà la trame du roman graphique Shubeik Lubeik de Deena Mohamed, récemment traduit en français par Victor Salama et publié aux éditions Steinkis. À l’instar de sa version anglaise traduite par l’autrice elle-même, la version française s’ouvre comme un livre en arabe, de droite à gauche, afin de respecter son ancrage culturel, tel que mentionné en introduction. La version originale a d’ailleurs été écrite en dialecte égyptien. Trilogie dépassant les 500 pages, l’œuvre est principalement en noir et blanc, hormis quelques pages en couleur au début de chaque partie, à l’instar de l’esthétique des mangas japonais.

Un capitalisme colonial

Le Caire et l’effervescence de ses scènes urbaines sont abondamment croqués dans l’ouvrage. L’intrigue se déroule autour du kiosque de Shokry, entouré de ses cartons de chips colorés et situé à proximité d’un carrefour animé. L’illustratrice cairote, qui a accumulé plusieurs images de ces échoppes pour la préparation de son ouvrage, nous confie :

J’ai toujours été attirée visuellement par les kiosques, car ils reflètent souvent la personnalité du propriétaire, ainsi que les limites de l’espace dans lequel ils s’insèrent : certains sont plus verticaux, car la chaussée est réduite, d’autres rajoutent des néons en raison du peu d’éclairage public. Les plus prospères possèdent plusieurs congélateurs… 

À côté de ses étagères bien achalandées, Shokry vend trois vœux de première catégorie, ce qui est inhabituel, voire suspicieux, étant donné leur forte valeur sur le marché. Endetté et refusant de les utiliser lui-même pour des raisons « religieuses »1, il décide de s’en débarrasser en les proposant à un prix défiant toute concurrence. Ces trois vœux vont attirer des personnages dont le lecteur découvrira les aventures au fil des pages : Aziza, Nour et Shawqia.

Dans le système façonné par Deena Mohamed, le commerce des vœux est régi aux échelles nationale et internationale par diverses réglementations. C’est avec des fiches explicatives insérées en intermèdes que nous est révélée l’histoire des vœux, comme leur exploitation coloniale par les pays du Nord. On y découvre les rouages des rapports de forces entre puissances pour faire main basse sur cette ressource stratégique, présente principalement en Afrique et au Proche-Orient, mais raffinée et commercialisée par des entreprises occidentales. L’élaboration méticuleuse de ces « guides des vœux » constitue sans conteste un élément central de la narration de Shubeik Lubeik, qui aiguille le lecteur.

Au fur et à mesure, ce dernier prend ainsi conscience de la complexité de cet univers de fiction, mais se rend compte qu’il frise le réalisme, tant sur le plan géopolitique qu’historique, et fait même écho à la triste conjoncture politique égyptienne. Ainsi, lorsque Shokry entend faire don de son vœu à la Fondation des Vœux pour Tous, la directrice lui indique que leurs avoirs ont été gelés et que la justice les a contraints à cesser leurs activités : en cause, une nouvelle loi qui interdit à toute organisation non agréée de distribuer des vœux, même sans but lucratif. Le lecteur averti comprendra bien évidemment le parallèle avec le musellement des ONG en cours depuis une décennie dans le pays, et ses derniers avatars législatifs de 2019.

Illustrer la santé mentale

La première partie s’intéresse à Aziza, une jeune veuve issue d’un milieu très populaire, qui va, à la force de son labeur, acheter un vœu à Shokry. Elle se le fera toutefois confisquer par les autorités qui n’entendent pas laisser une femme, qui plus est de son milieu, en profiter. Bringuebalée à travers les méandres kafkaïens de la bureaucratie pour faire valoir sa bonne foi, Aziza sera victime de l’arbitraire et jetée en prison, seul moyen pour l’État de spolier son vœu.

Dans le second tome, nous partageons la vie de Nour, personnage androgyne — son prénom est mixte — et dépressif, issu d’un milieu très favorisé et vivant dans un compound 2 cossu du Caire. Tombé⸱e par hasard sur le kiosque de Shokry, Nour décide d’acheter un vœu pour se soigner, mais sombre dans une angoisse encore plus grande. Iel ne sait comment formuler son souhait avec exactitude pour qu’il fonctionne correctement. Le thème de la santé mentale, tabou social peu abordé de manière aussi frontale dans les productions culturelles du monde arabe, est ici appréhendé en détail. Au mal-être existentiel de Nour, que l’on suit à travers ses courbes d’humeur quotidiennes, parfois graphiquement étalées sur toute une page, s’ajoute sa culpabilité en raison de la « futilité » de ses problèmes par rapport à d’autres…

Si les disparités entre classes sociales sont très présentes dans le livre, l’autrice indique que ce n’est pas le cœur du sujet :

 Dans ce monde-là, il y a des vœux qui sont basés sur leur valeur marchande et il faut par conséquent parler des classes sociales, on ne peut pas éviter le sujet. Mais j’ai voulu avant tout écrire un livre auquel les lectrices et lecteurs puissent s’identifier. Pour cela, il fallait intégrer des éléments de vérité. Je pense qu’il aurait été impossible d’y parvenir en ne montrant qu’une perspective très étroite de l’Égypte ou qu’une seule tranche de la société.

Raconter le politique et l’intime

C’est cette subtilité du récit qui a séduit Victor Salama et lui a donné envie de traduire Shubeik Lubeik, découvert sur les conseils de Mohamed Shennawy, directeur du festival Cairo Comix où l’ouvrage a reçu le prix du meilleur roman graphique et le Grand Prix du festival en 2017, et fondateur du fanzine TokTok :

 Cette façon à la fois simple et extrêmement lucide de raconter le politique et l’intime m’a happé. Il y a des choses que je n’avais pas réalisées à la première lecture et dont j’ai pris conscience dans le processus de traduction, comme le fait que nous ne connaissons pas le genre de Nour qui est un prénom mixte en arabe. Conserver cette ambiguïté a d’ailleurs été un des défis de la traduction.

La dernière partie du roman graphique, certainement la plus dense et la plus prenante, nous emmène en Haute-Égypte et revient sur l’enfance de Shokry, mais aussi de Shawqia, entre tradition religieuse pour l’un et coutumes patriarcales pour l’autre. Bousculant les codes narratifs précédents, l’autrice a recours à l’imaginaire du conte pour dérouler une allégorie des violences intercommunautaires dont les villageois coptes peuvent être victimes. Bercé par les allers-retours temporels, le lecteur va naviguer dans les paysages ruraux de la vallée du Nil, ainsi qu’à Alexandrie, et, enfin, comprendre comment Shokry a obtenu ses vœux de première catégorie.

Deena Mohamed s’était fait connaître du public à 18 ans avec sa BD féministe en ligne Qahera, mettant en scène une super héroïne portant le hijab — et le nom de la ville du Caire en arabe — et luttant contre la misogynie. Avec Shubeik Lubeik, elle donne à explorer un univers profondément égyptien, à la portée universelle. En signant un roman graphique puissant sur les rêves — les souhaits ! — de l’humanité dans un contexte d’inégalité sociale et d’exploitation néo-libérale, elle permet aux lecteurs et lectrices de renouveler leurs réflexions politiques.

1NDLR. En islam, le recours à toute forme de magie pour interférer dans le cours du destin est prohibé.

2NDLR. Quartier résidentiel sécurisé.

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