Avec un parler qui abonde en références culturelles islamo-arabes, le poète libanais El Rass (« La Tête »), de son vrai nom Mazen Al-Sayed, s’adresse à son public par le biais du rap. Dès l’entrée en matière, il annonce le contenu de son quatrième album qui vient de sortir, intitulé Ba’ed El-Hazima (« Après la défaite »). La première chanson, « Seizure salad », déforme l’appellation « Ceasar salad » et plonge le doigt, sans filtre aucun, dans la plaie, cette « maladie » — seizure signifiant épilepsie — qui prend au cerveau le poète et qui touche le monde arabe, déclinée en boucle dans l’album, et en boucle dans son corps (« Bouazizi est en moi »).
El Rass réaffirme son mal de vivre, cette mélancolie chronique intimement imbriquée à celle de l’histoire arabe, sombrant sans cesse dans la déception. Ainsi énumère-t-il les catastrophes et les défaites, « après Daech », après 1920, 1948, 1967, 1973, 1982, 1991, 1996, 2003, 2015... L’effondrement de l’empire ottoman et le début du mandat français, la création d’Israël et la Nakba de Palestine, la « Naksa », la défaite arabe contre Israël en 1967, la guerre du Kippour de 1973, l’invasion israélienne de 1982, le massacre de Cana de 1996, l’invasion américaine en Irak de 2003, et enfin la clôture de la séquence avec 2015 qui diagnostique l’échec des printemps arabes. Au-delà des dates, s’installe dans l’intemporalité la rébellion : tunisienne, égyptienne, syrienne, évidemment, sur laquelle va s’attarder l’album par l’intervention dans quelques titres de quatre autres rappeurs.
Au service de la libération politique
Mazen Al-Sayed « prémédite » la construction de Ba’ed El-Hazima. Les thématiques étudiées traitent des discriminations dans le monde arabe et dans les banlieues en France. Si la question de la femme est absente de cet album, elle est récurrente dans les précédents. Après le constat de l’échec établi en introduction, le rappeur dénonce la précarité qui touche les jeunes de Tripoli, sa ville natale. La critique contre le libéralisme est virulente :
Quant à Hariri, lui, la seule chose qu’il nous a amenée
C’est un vol de pigeons qui chient sur la ville.
Dans « Le voisin Hamoudi » le choix du diminutif (de Mohammad, Ahmad, Mahmoud ou Abdel Hamid) infantilisant et affectueux dans le titre relève la fragilité du personnage, et la protection que tente de lui apporter le poète, devenu porte-parole de la Cité des délaissés. Il transmet l’indécente misère des bas-fonds de la ville. Ainsi Hamoudi figure-t-il le Tripolitain qui souffre dans tous les quartiers de la ville, honteusement abandonnée par le reste du Liban depuis l’indépendance du pays alors que Tripoli a été souvent dans la tourmente ces dernières années.
Dans « Tripoli 97 », El Rass essaye de comprendre le déni qui semble la frapper : mais de quelle ville a-t-on hérité ? La mémoire des Libanais semble courte par rapport à l’occupation syrienne et ses traumatismes. Les fantômes rôdent dans la tête d’El Rass, touché personnellement par l’histoire. Le moral semble être au plus bas dans « Le discours de la colombe » un cliché qu’il emprunte aux chants traditionnels arabes. La tristesse est poussée à son paroxysme et le travail musical transgresse le rap dans ce morceau afin d’extraire toute la beauté que peut donner la voix du poète. Le deuil s’abat sur la ville. Tout s’assombrit. Karbala est évoquée. Et ce n’est pas le seul référent à la culture chiite dont va user l’écrivain sunnite. La ville qui semble avoir peur du bonheur doit se relever : « fa mena el-dhilla hayhat » (« Loin de nous l’humiliation ») clame alors le rappeur, usant d’une formule utilisée par les chiites. Il appelle au changement, à sortir de la défaite décrite dans la première partie de l’album.
On accepte d’abord le cycle des défaites parce que l’important, nous explique El Rass, « c’est la continuité malgré la défaite ». De l’acceptation du cycle de la défaite, poursuit-il, on passe au point d’inflexion avec la chanson « Bilal »1. Le poète puise la force en lui-même et appelle au regain de confiance en soi. Le texte de « Bilal » exprime l’union avec lui-même malgré la fragmentation de soi.
Après la déception du début, « L’Incantation légale » est l’incarnation hyperbolique de la superpuissance, le fantasme de la reconquête arabe, un surinvestissement d’énergie mentale, pour pouvoir remonter vers la sortie. Au milieu de l’album, le pouvoir s’inverse, les colonisés vont à leur tour dominer le monde (« le mur d’Acre est haut et Napoléon un petit rien »), on pourra même « lire la Fatiha au seuil du Panthéon ».
Dans la ligne de mire
Le panorama géopolitique exposé en préambule n’a pas pour fonction de dédouaner les autochtones. L’Occident, les dictateurs arabes, les monarchies du Golfe, les libéraux, Daech, Al-Qaida, « les islamologues » de l’Est et de l’Ouest, les intellectuels aux médiocres performances et douteux intérêts qui monopolisent l’espace médiatique, ces « lâches » qui incitent les autres à combattre à leur place, le Hezbollah et son intervention en Syrie « Nous glorifions le Hezbollah, souhaitant même, dans ses rangs, mourir en martyr » (« Tripoli 97 »), tous sont en permanence dans la ligne de mire du rappeur. Les prisonniers politiques sont souvent cités en Syrie, en Égypte, en Tunisie, en Palestine, en Arabie… Mazen dénonce la férocité des régimes arabes, les tortures, les morts, l’internationalisation de la crise syrienne, la manipulation, le mépris envers les réfugiés, l’islamophobie, la responsabilité de l’Occident, grand exportateur d’armes.
El Rass entretient avec le pays voisin du nord une relation particulière. Loin d’une idéologie nationaliste arabe ou baasiste unissant les deux jeunes États-nations, l’hymne national syrien et le libanais fusionnent dans « Tripoli 97 ». Avec les Syriens il partage la peur du régime. La brutalité des deux Assad est d’abord expérimentée au Liban. Ainsi doit-on lire : « Mar Maroun » (« Saint-Maron », patron des maronites) et « El-Amerkan » « les Américains ». Ces mots désignent uniquement des noms de quartiers, réputés à Tripoli pour avoir hébergé les redoutables centres de renseignements syriens durant l’occupation. L’un d’eux donne encore des crampes à l’estomac du chanteur lorsqu’il passe devant ses anciens locaux — d’où s’échappaient les cris des torturés — devenus ceux d’un magasin de jouets. Et le rire de son neveu dans les bras du grand-père résonne et le projette dans l’enfance, reconstituant un « arbre généalogique aux trous noirs » désormais irréparable.
Orient/Occident, au seuil des deux rives
El Rass, lui, porte l’amertume de ses années d’exil en Europe. L’humiliation débute aux portes des ambassades, telle que décrite dans « Au pays du grand froid » tirée de son album Adam, Darwin wal Batrik (« Adam, Darwin et le pingouin », 2014) en collaboration avec le compositeur et musicien Munma) :
Une employée d’ambassade fait la gueule
Comment a-t-on pu lui délivrer un visa ?
Des têtes pareilles, on leur a consacré Lampedusa
Elle réclame un relevé bancaire pour s’assurer de mon retour
Comme si les distances ne se réduisent pas lorsque ma faim augmente
Ne pense surtout pas que je vais, pour les orientalistes, chanter
On leur aurait envoyé MC Yoyo à ma place
Qu’elle joue la chatte blessée, la victime
Qu’à elle on offre la carte copie conforme
Tracée par Sykes-Picot
Je visite l’Europe telle une commune arabe
A Stockholm j’ai écouté des Yaba plus que les ABBA
Rass Dark Vador, Luc, je suis ton père
C’est pas toi qui a émigré, c’est eux qui t’ont abandonné
La référence à La Guerre des étoiles conforte la figure de l’orphelin, accouché d’un monstre, d’un Ouranos dont le fils commettra un infanticide, devenu père adoptif salvateur, le superhéros d’un monde en lambeaux.
Par ailleurs, les orientalistes passent souvent de mauvais quarts d’heure. Son favori est le dénommé « Jimmy », archétype du chercheur occidental à l’esprit de domination que les fans d’El Rass retrouvent dans les différents albums. Mais le poète rassure son large public occidental : « Ils ne sont pas tous des Jimmihat Jimmy ». « L’Incantation légale » raconte l’expédition de Napoléon, le choc fondateur de l’histoire contemporaine avec l’Occident, un moment charnière, métaphore de la défaite et de la domination géographique, culturelle et économique. Il s’agit à la fois d’une remise en question de la reproduction de l’orientalisme par les anciens colonisés et un espoir de retour des temps de gloire du passé, un appel au regain de confiance afin de sortir de l’état de défaite.
Du soufisme au politique
Lancé dans le monde du travail après des études en économie à Paris, Mazen Al-Sayed se retire volontairement du monde dominé par l’argent. Il quitte le travail et Paris afin de revenir au pays natal. Il se consacre alors au rap. Son titre « Or » est un manifeste qui expose ses motivations. Pour lui, le processus du détachement du monde se fait par le biais du soufisme. D’abord par la rupture radicale avec la société de consommation, il trouve une voie vers la liberté ontologique à laquelle il aspire. Le héros « Super ‘adi » (Super-Lambda) (titre 9 de l’album Ba’ed El-Hazima) se présente comme archétype accessible d’initiation au soufisme, un « monsieur Tout-le-Monde », contradictoire qui peut à la fois exceller dans la production du chaos et se révéler sauveur de la planète. Ce « Super-Lambda » ouvre la voie vers l’élévation dans « Khouzama » (« Lavande », titre 8). L’enivrement spirituel vaut tous les vins de la ville. Et le poète devient voix. On peut alors lui briser le corps « Allez-y, tuez mon corps, faites de moi une épave ».
El Rass expérimente pour la première fois dans un album l’autotune, une quête esthétique concentrée sur la voix, dépassant le rap. La musique n’accompagne pas uniquement le propos. Elle est personnifiée. Il s’en empare pour tenter le tahbir, la modification de la voix. Le tahbir est ce qui embellit la voix et inclut une tonalité triste. Un fait rapporté dans un hadith narre comment Mohammed a entendu, à son insu, un de ses compagnons, Abi Moussa Al-Achari, réciter le Coran avec sa voix connue pour son extraordinaire beauté. Al-Achari, complimenté par le prophète, s’exclame : « Si j’avais su que tu m’écoutais, j’aurais encore plus travaillé à embellir ma voix et l’aurais rendue encore plus triste ». C’est le sens qu’il donne au tahbir.
Dans ce processus d’élévation, El Rass s’entoure d’autres rappeurs qui forment en quelque sorte sa confrérie. La collaboration est d’ailleurs de rigueur pour un petit réseau de six rappeurs, les Mousoukh (« Parias ») auquel appartiennent trois des quatre invités de l’album : trois Palestiniens du camp de Yarmouk, « Al-Sawt » (La Voix) (Raed Ghaneem), « Mehrak » (Fathi Rahme) et Sallam Nasser, et le Syrien « Al-Darwish » (Hani Al-Sawah), transmetteur exceptionnel du drame syrien dans toute sa complexité. Ces jeunes rappeurs s’inscrivent dans la lignée d’El Rass. Se retrouvant à Beyrouth, ces (auto-)exclus du monde des privilégiés tissent leurs remises en cause de l’ordre établi en marge des supports d’information habituels, guidés par des lignes politiques binaires, se construisant en miroir par rapport à la grille politique de l’adversaire. Ainsi le rap devient-il le seul vecteur intègre de contestation palestino-syro-libanaise. L’exclusion sociale, la précarité, le statut de réfugié en Occident et en Orient sont omniprésents dans leurs textes.
« La gestion de la barbarie »
Le soufisme et le politique vont de pair dans l’œuvre de Mazen Al-Sayed. Il avait signé, dans son album Adam, Darwin wal Batrik un titre chargé de lexique ésotérique intitulé « Kashgara », qui désigne le jeune écrivain et journaliste saoudien Hamzat Kashgari emprisonné suite à trois messages publiés sur son compte Twitter dans lesquels il s’adresse directement au prophète Mohammed. En soutien à Kashgari, El Rass commet à son tour le « kashgarisme ». Il apostrophe le Prophète et dénonce ceux qui prétendent imposer leur lecture corrompue de l’islam, qui souillent le texte et s’autoproclament médiateurs entre l’être et le Prophète :
Ils ont coupé des têtes que Dieu avait levées
(…)
Leurs enturbannés sont des castes politiques
El Rass ne désire pas adorer « la légende » de Mohammed, mais ce qu’il a donné au monde comme sens. Sa rhétorique est au service de la dissidence poético-politique. La dimension philosophique de sa pensée repose sur la langue, et l’usage du dialectal échappe à l’ordre puisqu’il échappe à la grammaire.
Il est libre de toutes attaches. Son soufisme peut même se passer de Dieu et de son existence. C’est dans le texte « Islamiste » tiré de son album Idarat Al-tawahhush (« La gestion de la barbarie », 2016), le titre d’un texte écrit en 2004 et qui servira à l’organisation de l’État islamique qu’il définit son Islam en énumérant ce qu’il ne serait pas : son islam « n’est pas l’islam de Khomeiny », « il n’est pas un islam wahhabite », ni celui « des Frères », « ni celui d’Al-Azhar », « ni celui de Daech », « ni celui des Instituts d’Occident ». Son islam n’est même pas celui de l’Islam.
Je vais vers l’islam et je ne viens pas de lui
(…) Mon islam est chrétien, saharien, égyptien, hellénique, athénien, rationnel et la langue est sa terre
Mon islam a la rébellion pour devoir et la raison pour obligation.
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1Bilal Ben Rabah, d’origine éthiopienne, compagnon du Prophète torturé pour le pousser au reniement. Il ne cèdera pas malgré ses souffrances.