Elias Khoury. Une vie comme un roman politique

Le romancier Elias Khoury, auteur du chef-d’œuvre La Porte du soleil, s’est éteint le 15 septembre 2024 à Beyrouth, à l’âge de 76 ans. Si Orient XXI s’est souvent fait le relais de ses œuvres traduites, l’hommage qui lui est ici rendu par son ami et compatriote Ziad Majed met surtout l’accent sur l’intellectuel engagé qu’il était.

L'image présente un homme assis, plongé dans la lecture d'un livre. Il est habillé de manière formelle, portant un costume et une cravate. L'arrière-plan est artistique, mettant en valeur un paysage stylisé avec des collines colorées et un ciel abstrait. Les teintes de l'image ont été modifiées pour donner un effet de teinte bleue sur l'homme et le livre, créant un contraste avec les couleurs chaudes de l'arrière-plan.
Elias Khoury
Orient XXI

Nombreuses ont été les vies d’Elias Khoury.

Comme s’il avait été lui-même un roman autonome, affranchi de son narrateur ; ou plutôt une sorte de roman ultime, passionnant et éblouissant.

Elias est passé par la « jeunesse orthodoxe » dont l’archevêché progressiste Georges Khodor était le guide, puis par le mouvement Fatah, colonne vertébrale de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), et sa division estudiantine combattante à la fin des années 1960. Il a partagé ses études entre l’Université libanaise à Beyrouth et la Sorbonne à Paris, avant de rejoindre la revue culturelle Mawaqef (Engagements) et, à partir de 1975, Chou’oun filastiniya (Affaires palestiniennes), dirigée par le poète Mahmoud Darwish, en pleine guerre civile.

Une vie rythmée par les événements politiques

Arrivé au journal Assafir après l’invasion israélienne du Liban en 1982, il est en charge de la page culturelle avant que la guerre des camps en 19851, la mainmise du régime syrien sur Beyrouth-Ouest puis sur tout le Liban le pousse à quitter le quotidien en 19902.

Parallèlement à ses engagements militants, intellectuels et journalistiques, Elias a débuté la construction de son œuvre littéraire dès 1977 avec son roman La petite montagne, suivi dans les années 1980 par Les visages blancs et Le voyage du petit Gandhi, et la publication en 1993 de son livre Le royaume des étrangers. La sortie de son roman La Porte du soleil en 1998 le consacre comme l’un des romanciers arabes les plus prodigieux. Depuis, il a publié une dizaine de romans, dont une trilogie sur la Palestine.

Durant toutes ces années, la vie d’Elias et son univers romanesque ont donc été rythmés par les événements politiques. Mais dans le magma de ces diverses expériences et rencontres, il y avait des constantes : la Palestine et les récits de sa Nakba ; la guerre du Liban, sa géographie, ses héros et ses bandits ; les aventures oniriques, colorées, parfumées mais aussi cauchemardesques ; et enfin, la poésie arabe classique, qu’il connaissait par cœur. Tel était à la fois le terreau et l’horizon de son parcours, dont les amitiés, les rires, les complicités, les combats, les passions et les échecs personnels et politiques ont été les points lumineux.

Ressusciter le Beyrouth d’avant-guerre

Dans ce qui suit, j’ai choisi de m’arrêter sur le parcours d’Elias Khoury à partir de l’année 1994, non seulement car c’est l’année de notre rencontre au « Théâtre de Beyrouth » et le début de ma collaboration avec le supplément littéraire d’Al-Nahar qu’il dirigeait à l’époque, mais également pour tous les efforts, souvent méconnus, qu’il avait fournis, ainsi que pour ses initiatives et sa quête perpétuelle d’élargir les espaces de création et de militantisme, afin de défendre les causes chères à nos cœurs : celles de la justice et de la liberté, au Liban comme en Palestine, et dans le reste du monde arabe.

Au Théâtre de Beyrouth, Elias Khoury, aidé par la conservatrice et chercheuse Rasha Salti, a lancé un atelier culturel où l’art plastique, la musique, le théâtre, le cinéma et la poésie se mêlaient aux conférences et aux activités politiques. Une première après la guerre civile. Une richesse absolue, par sa production, par la diversité des œuvres proposées et des participants, tant par son contenu que par ses objectifs. Différentes générations de Libanais et, plus largement, d’Arabes s’y rencontraient.

Des journées consacrées à Edward Saïd, avec une participation internationale, à la saison consacrée aux 50 ans de la Nakba (1998), aux réunions que le théâtre abritait ou initiait en défense de la liberté d’expression et en soutien aux prisonniers d’opinion en Syrie et ailleurs dans le monde arabe, sans compter les pièces de théâtre — du Liban, d’Irak, de Tunisie, d’Algérie, d’Égypte — et les festivals de cinéma, le Théâtre s’était lancé dans une mission : faire retrouver à la capitale libanaise son caractère unique d’avant-guerre, son cosmopolitisme et son rôle pionnier, voire avant-gardiste.

Elias a également ressuscité le supplément littéraire d’Al-Nahar, en y tenant lui-même une chronique hebdomadaire, et en y invitant des écrivains et des poètes — comme Ahmed Baydoun, Abbas Baydoun, Roger Assaf, Samir Frangieh, Fawwaz Traboulsi, Mohamad Abi Samra, entre autres. Il a créé un espace de liberté permettant de réfléchir autour de questions culturelles et politiques, dont il n’était pas souvent facile de traiter dans les journaux beyrouthins. Le supplément a également été un tremplin pour une nouvelle génération d’écrivains et d’artistes qui y a fait ses premiers pas, comme Bilal Khbeiz, Rabih Mroueh, Fadi Al-Abdallah, Rafik Majzoub, entre autres noms.

La gauche, la Palestine et la question démocratique

Ainsi, de 1992 à 2008, et avec le soutien du directeur de publication d’Al-Nahar Ghassan Tueini, le supplément dirigé par Elias Khoury a ouvert un trou béant dans le mur du silence, de la censure et de l’autocensure que le régime syrien et ses complices libanais ont tenté d’ériger. Dans ces pages, il a été question du renouvellement de la gauche après la chute du bloc soviétique ; de la démocratie et de l’émancipation des régimes despotiques (militaires ou les monarchies des pétrodollars) arabes ; des libertés individuelles et publiques face à la répression politique et religieuse ; de la seconde Intifada et de la disparition de Yasser Arafat ; et enfin, du « soulèvement de l’indépendance » en 2005, suite à l’assassinat du premier ministre libanais Rafik Hariri, qui annonçait le début d’une série d’assassinats : ceux de l’historien et journaliste Samir Kassir, autre contributeur au supplément d’Al-Nahar et complice intime des initiatives politiques, de Georges Hawi (dirigeant historique du parti communiste), et du député et rédacteur en chef du journal même, Gibran Tueini. La liste ne fera que se prolonger.

Je n’exagèrerais pas en affirmant que, durant les années 1990, le supplément d’Al-Nahar a été la plus importante tribune culturelle et politique indépendante, critique des autorités et de leurs projets économiques.

Entre 2000 et 2008, parallèlement à ses séjours annuels à New York où il enseignait un semestre par an comme professeur invité, Elias Khoury a été épaulé dans la gestion de ce supplément par le poète et critique littéraire Akl Aouit, afin de suivre de près l’évolution du paysage libanais après la libération du Sud-Liban de l’occupation israélienne, et le lancement de la rencontre de Kornet Chehwan, regroupant des forces politiques chrétiennes réclamant le départ des troupes syriennes, ainsi que les changements qu’étaient en train de connaître la Syrie, juste avant la mort de Hafez Al-Assad et l’accès à la présidence de son fils et héritier, Bachar Al-Assad, puis l’avènement du « printemps de Damas ». En effet, en 2000, plusieurs intellectuels syriens, dont d’anciens prisonniers politiques, ont signé des pétitions, organisé des forums appelant à des réformes politiques, à la libération des opposants toujours incarcérés, au retour des exilés et à une réconciliation nationale dans le pays. La plupart d’entre eux a été arrêtée ou menacée, et leurs forums ont été fermés à partir de février 2001.

Durant cette période, le supplément d’Al-Nahar a ouvert ses pages à de nombreux écrivains syriens, opposants et dissidents, comme Riad Turk, Yassin Al-Haj Saleh et surtout Ali Atassi, devenant ainsi un espace où leurs idées pouvaient être à la fois exprimées et discutées, notamment lorsque l’étau du régime s’est à nouveau resserré autour d’eux, et que les arrestations ont recommencé. Durant la même période, Elias Khoury a rejoint le Forum démocratique, présidé par Habib Sadek, poète et figure historique de la gauche dans le Sud-Liban, qui comprenait divers acteurs du « nouveau mouvement indépendantiste ». Ce forum visait à mettre fin à l’hégémonie syrienne au Liban, et appelait à la mise en place d’un nouveau contrat social et politique dans le pays et à des réformes économiques.

Pour la Palestine et contre la tyrannie

Parallèlement à cela, Elias a activement participé à la fondation du mouvement de la gauche démocratique, qui a joué un rôle important en 2005. Cependant, l’assassinat de Samir Kassir puis de Georges Hawi, et les divergences au sein du mouvement concernant les priorités et approches politiques et la guerre de juillet 2006 entre Israël et le Hezbollah, ont poussé Elias et d’autres à quitter cette structure, tout comme il quittera le journal Al-Nahar fin 2008. Il se focalise alors sur sa production littéraire tout en assistant la journaliste et veuve de Kassir, Gisèle Khoury, au sein de la Fondation Samir Kassir qu’elle avait créée.

En 2011, les révolutions arabes, et notamment la révolution syrienne, ont donné à Elias l’envie de retrouver son rôle d’« intellectuel public », qui observe les phénomènes et les évènements et tente directement de les influencer. Cependant, l’ampleur des massacres et la férocité des contre-révolutions, qui ont enterré toute possibilité de changement et ont réduit la Syrie à un champ de ruines, ont fini par ramener Elias prioritairement à l’écriture au détriment de l’action politique pure et dure.

À la tête du comité de rédaction de la Revue d’études palestiniennes et contributeur régulier au journal Al-Qods Al-Arabi, Elias Khoury a pu exprimer la sève de son expérience politique et culturelle. Dans ses interventions, il liait toujours et de manière très claire le combat pour la Palestine avec le combat contre la tyrannie.

Surpris par le soulèvement libanais de 2019, Elias a participé aux manifestations en disant qu’elles lui permettaient de « retrouver [sa] jeunesse ». Mais là aussi, l’espoir et l’optimisme ont très vite été mis à mal par l’effondrement économique, puis par l’explosion du port de Beyrouth. Frappé par la maladie et empêché par la douleur, il a résisté pendant de longs mois tout en continuant à écrire chaque semaine, parfois en discontinu, jusqu’à son dernier voyage.

C’est ainsi que la mort a clos le parcours d’Elias Khoury dans sa ville, Beyrouth, et qu’elle a conclu le roman de sa vie, aux chapitres divers, avec un récit tragique qu’il a suivi jusqu’au bout : le récit des gens de Gaza qui font face au génocide, mais s’accrochent aux promesses de vie. Pour Elias, mon camarade et ami, dans les bons et les mauvais jours, depuis trente ans, paix et amour.

1Cette guerre a opposé le mouvement chiite Amal, soutenu par Damas, aux combattants palestiniens dans les camps de réfugiés de Beyrouth et du Sud Liban. Elle est considérée comme une guerre menée par Assad contre Arafat afin de contrôler la scène palestinienne au Liban.

2Opposé au régime de Damas, Elias Khoury avait tenté de préserver l’indépendance de la page culturelle d’Assafir vis-à-vis de l’influence politique pro-Assad de la direction du journal.

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