Le monstre de Frankenstein est revenu tuer, mais en 2005 il est irakien. Loin des brumes gothiques de Mary Shelley, il arpente la nuit les rues étroites, chaudes, sales et encombrées de Batawi, un quartier populaire de Bagdad. On est en 2005, deux ans après le début de la guerre d’Irak dite « troisième guerre du Golfe »1 et un an avant l’exécution de Saddam Hussein. La ville vit au rythme des attentats à la voiture piégée, quadrillée par les patrouilles de soldats américains, prise d’assaut par des milices qui se forment et se défont mystérieusement. Vaguement administrée par de petits fonctionnaires aux ordres.
Les habitants des quartiers pauvres se débrouillent pour survivre dans des immeubles délabrés. Hadi Al-Attag, le chiffonnier, qui habite justement une « ruine juive » miteuse et humide, n’a pas son pareil pour raconter des histoires contre un verre d’alcool, dans le café où il a ses habitudes. Le dernier et le plus extraordinaire de ses contes est celui du « Trucmuche », une créature qu’il dit avoir fabriquée de toutes pièces en assemblant différents morceaux de corps humains ramassés dans Bagdad, sur les lieux des attentats. Le cadavre rafistolé disparait mystérieusement, puis réapparaît une nuit, marchant sur ses deux pieds. « Un visage couturé de points de suture, un gros nez et une bouche fendue comme une balafre béante. » L’âme qui est entrée par effraction dans ce corps-patchwork est celle d’un homme tué lors d’un récent attentat.
Venger les victimes
Traqué – en vain — par la Brigade de Surveillance et d’Intervention guidée par des astrologues faussement inspirés qui « devinent » les informations, Trucmuche, dit aussi le « Sans-Nom » veut accomplir la mission qu’il s’est donnée à lui-même : venger les victimes en tuant leurs bourreaux. Mais à chaque fois qu’il tue un méchant, une partie de son corps couturé pourrit et tombe. Tant qu’il accepte de rester en vie, il doit donc aussi tuer des innocents pour remplacer ses membres manquants, car des bouts de victimes cohabitent en lui avec des parties de bourreaux. « Assassins et victimes se mêlaient de manière plus complexe qu’auparavant, et il ne se souciait plus de savoir à qui appartenait telle ou telle partie de son corps, ni de la renouveler avec des restes de victimes ou d’assassins. Il était désormais conscient de la profonde relativité du sujet. “Il n’est pas d’innocent complètement pur, ni d’assassin complètement abject”. » (p. 271-272).
La hideuse créature vengeresse est un monstre parfois mélancolique qui promène ses hésitations — tuer, ne pas tuer, mourir ? — dans le décor quotidien des habitants de Batawin : celui de la vieille assyrienne Elishua, Oum David, qui attend le retour de son fils parti à la guerre il y a quelques années ; celui du journaliste Mahmoud Al-Sawadi, de l’agent immobilier véreux Faraj Al-Dallal qui veut racheter tous les immeubles abandonnés à bas prix, d’Abou Amnar l’hôtelier obèse et de tant d’autres personnages hauts en couleurs, sans compter les djinns et les efrits, tous ces fantômes qui « habit[ent] le corps des gens ou y sommeill[ent] sans que ceux-ci en soient conscients. »
Le monstre, explique Ahmed Saadawi, « est une incarnation de la société irakienne. Tous les groupes ethniques et confessionnels cohabitent en lui. Il est le produit de nos peurs, de nos préjugés et de notre bonne conscience. Il est le symbole de ce désir de vengeance, présent en chacun de nous, qui alimente une violence sans fin. » « Quand un Irakien tue un autre Irakien, il n’est jamais seul à presser la gachette. Il y a derrière lui des dizaines d’autres personnes, qui participent symboliquement à cet acte. Ceux qui incitent à la haine, ceux qui crient vengeance. C’est de ce meurtrier invisible dont parle mon livre. »2.
Réalisme et fantastique mêlés
Le roman entremêle plusieurs registres littéraires. Le réalisme des descriptions d’une ville et de ses habitants en proie à la violence et au chaos intègre brillamment le registre fantastique, dont la caractéristique principale est de faire constamment hésiter le lecteur entre une explication rationnelle – de purs racontars, les élucubrations de vieux fous – ou le basculement dans « l’inquiétante étrangeté ». Les personnages, eux, ont des préoccupations ordinaires : faire carrière, trouver de l’argent, échapper à la police, rejoindre leur famille, faire l’amour, trouver de l’alcool... Jamais caricaturaux, toujours étonnants, parfois drôles, ils peuplent le récit de leur humanité, à la fois proches des personnages de Naguib Mahfouz et de ceux de Gabriel Garcia Marquez — l’un des auteurs préférés d’Ahmed Saadawi. La créature de Bagdad passe comme une ombre parmi eux, incarnant leurs peurs et la menace permanente de la mort qui frappe aveuglément.
La fin de cette fiction décalée, parabole d’une réalité cruelle et absurde dont on ne peut s’évader qu’en construisant des mondes imaginaires, désigne coupable, par la voix d’un communiqué des « chefs des services de sécurité de Bagdad », le Chiffonnier. Une dernière explosion dévastatrice vient de le défigurer, sa laideur devient le signe de la monstruosité qui passe ainsi de la créature à son créateur. Mais à l’hôtel Ourouba du quartier de Batawin, le chat Nabou erre « dans l’immeuble désert, en compagnie du spectre d’un inconnu » qui observe les réjouissances, « regardant de temps en temps le ciel moutonné, où de sombres nuages s’amonce[lent]. »
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.