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Enquête sur les trafics dans l’ombre d’une prison marocaine

Pendant dix mois, le journaliste indépendant Hicham Mansouri a été emprisonné dans la prison de Salé, l’une des plus dangereuses du Maroc. Il en a tiré une enquête sur ce royaume de tous les trafics, organisés à grande échelle avec des complicités à tous les niveaux. Au cœur d’une prison marocaine, publié par Libertalia et Orient XXI, sort en librairie ce 20 janvier 2022. C’est un récit passionnant sur la réalité du système pénitentiaire marocain.

Embastillé pour avoir juste fait son métier de journaliste. Du 17 mars 2015 au 16 janvier 2016, Hicham Mansouri, cofondateur de l’Association marocaine pour le journalisme d’investigation, est incarcéré dans la prison de Salé 1, la plus grande du Maroc avec plus de 6 000 détenus. Il enquêtait alors sur la surveillance électronique au Maroc, dans l’ombre de Pegasus. Il avait été arrêté à son domicile dans des conditions rocambolesques, puis condamné à dix mois de prison pour « complicité d’adultère ».

Pour faire face à l’arbitraire de sa situation, occuper ses journées sans se laisser abattre, échanger avec les autres prisonniers mais aussi avec quelques gardiens, Hicham va se lancer dans une véritable enquête, de l’intérieur, sur les trafics qui régissent la vie quotidienne de la prison. Drogues, téléphones, médicaments : chaque « marché » à ses acteurs, ses règles, ses clients. Hicham va tout noter sur une trentaine de cahiers, que sa famille sortira de prison cachés dans le linge sale au fur et à mesure de ses visites hebdomadaires. Il brosse les portraits saisissants d’une humanité méconnue, celle de ces taulards marocains oubliés de tous et qui, pour quelques uns d’entre eux, vont s’enrichir en prison avec la complicité active de gardiens.

À partir de ses blocs-notes, Hicham va rédiger ce livre en France, où il réside désormais et fait partie du comité de rédaction de notre média, Orient XXI. C’est un témoignage exceptionnel sur la réalité d’un système carcéral où les trafics écrasent tout, mais aussi permettent de survivre, de s’évader ou parfois de se soigner. Deuxième volume de la collection Orient XXI lancée par Libertalia, Au cœur d’une prison marocaine est un ouvrage qui fera date, par les nombreuses informations qu’il apporte et par l’humanité de son écriture. Nous avons choisi de présenter ci-après quelques extraits, en partie basés sur les blocs-notes rédigés par Hicham Mansouri.

Le prix d’un juge

Des jours avant les procès les négociations se lancent par téléphone et dans la cour lors des promenades. Une série d’intermédiaires en prison et au dehors permet de corrompre les juges et d’acheter des peines. J’ai vu un détenu pleurnicher au téléphone afin de persuader sa maman de vendre un terrain pour qu’il soit innocenté. Une fois le téléphone raccroché, il se met à rire avec ses amis de cellule en roulant un joint. Dans les grandes affaires de trafic de drogue, les plus riches payent les plus pauvres impliqués avec eux pour endosser seuls le crime. L’argent leur permet de passer une durée plus longue mais suffisamment confortable. J’ai assisté à plusieurs reprises à ces négociations. « Il demande combien ?
— 100 millions [de centimes, soit un million de dirhams].
— C’est trop. 65 millions vont lui permettre de passer ses cinq ans tranquillement et même au-delà. »

Téléphones portables : une économie circulaire

Dès l’ouverture des grilles pour les promenades, les détenus se mettent à courir, non par manque de soleil, mais pour se précipiter dans la queue devant les deux appareils téléphoniques fixés au mur du hall d’entrée du quartier. Certains ont déjà corrompu, la veille, le détenu chargé de la tenue du registre. Un migrant subsaharien, petit et rond, proteste et tente d’expliquer qu’il est arrivé avant un autre détenu placé pourtant devant lui sur la liste. Son arabe marocain approximatif devient sujet de moquerie. « Moi pas parler, je vous jure, moi venu toi pas venu !
— Casse-toi, alaâzzi espèce de nègre »), sinon je vais te...! »

Cris et bousculades. Le détenu chargé du registre est vite dépassé. Le gardien intervient et tranche : « Allez, dégagez tous, pas de téléphone aujourd’hui ! »

Chaque quartier est équipé de deux à cinq postes téléphoniques. Dans les faits, la moitié ne fonctionne pas. Ils ne sont jamais réparés malgré les réclamations insistantes des prisonniers. Seuls trois téléphones fonctionnent au bloc D (pour environ 1000 détenus) et deux au bloc M1 (qui compte au moins 200 détenus). Pire, comme je le note le 17 décembre, « depuis six mois aucun des téléphones fixes du quartier M1 ne fonctionne ». Pour passer un appel lorsque tout le monde est enfermé, il faut donc offrir un paquet de Marlboro au gardien, en passant par les hommes de la corvée, pour qu’il vous laisse sortir.

Si on ajoute à cet accès limité aux téléphones fixes le nombre très élevé de prisonniers et la durée limitée du temps de promenade, l’administration semble tout faire pour pousser les détenus à se procurer un téléphone mobile individuel ou collectif. Surtout quand on sait que les détenus ne peuvent pas recevoir d’appels sur le fixe, mais seulement en émettre. Dans chaque quartier, un à quatre détenus gèrent la distribution des téléphones portables. D’abord, il faut passer commande et attendre quelques jours. En général, il s’agit de téléphones basiques qui coûtent entre 200 et 400 dirhams en dehors de la prison et sont vendus de cinq à dix fois plus cher selon la période, le quartier et la prison. Leurs prix varient donc de 1 000 à 2 000 DH. Les témoignages collectés auprès d’une dizaine de prisonniers complètent le tableau : à la prison Salé 2 [dans la même enceinte que la prison Salé 1, elle est réputée pour recevoir des salafistes condamnés pour terrorisme] c’est 3 500-4 000 DH, 4 000 DH à la prison Bourkaiz de Fès, entre 7 000 et 10 000 DH à la prison d’Outita 2 et entre 8 000 à 10 000 DH à la prison de Toulal 2. Là-bas, les marges bénéficiaires peuvent donc être multipliées de 1 000 à 5 000 fois ! D’où la peur des transferts vers certaines prisons.

Les opérations de vente sont presque systématiquement suivies d’une fouille (quelques jours à quelques semaines après la vente). Les membres de la BAC [équipe de fouille] semblent connaître non seulement les cellules concernées mais aussi les clients, et parfois même les cachettes. 12 juillet 2015. Arrivée dans le bloc M1 d’un lot de 30 téléphones portables. Dix ont été distribués par Ali et 20 par Tarik, un salafiste condamné pour terrorisme. Achetés à 200 DH, ils ont été vendus entre 700 et 1 200 DH. Le lendemain, une fouille est organisée dans notre couloir, et le 14 juillet dans un autre. Au moins 16 téléphones sont saisis ainsi qu’une PlayStation appartenant à un détenu, neveu d’un ancien ministre, en détention provisoire pour utilisation d’une arme à feu contre une personne. Aucun PV n’est rédigé.

Un après-midi à la bibliothèque

Un après-midi, je suis convoqué par un gardien chargé de la bibliothèque afin de l’aider à vider un dépôt et ranger des livres. À part des copies du Coran et quelques numéros de la revue koweïtienne Al-Arabi, et plusieurs copies de la version arabe du fameux Hassan II, La Mémoire d’un roi, entretiens avec Éric Laurent, tout le reste est en anglais, en néerlandais et un peu en français et en espagnol. Ces livres, des romans en grande partie, semblent être des dons d’anciens détenus. Sur certains, on peut d’ailleurs lire des noms avec des numéros d’écrou.

Une partie du stock, déposée par terre dans un débarras obscur, est altérée par l’humidité. Je signale au gardien que c’est à cause d’un robinet qui fuit. « J’ai demandé à trois ou quatre responsables, dont le directeur, de le réparer. Qu’est-ce que je peux faire de plus ? Rien ne bouge ! », me répond-il d’un air impuissant. Quelques minutes plus tard, un détenu trafiquant de téléphone arrive. Habillé en fouqia [robe musulmane traditionnelle], il nous salue puis plaisante avec le gardien comme le feraient des amis dans un café. Le gardien en profite et lui demande presque en suppliant : « Que Dieu bénisse tes parents de faire en sorte qu’ils réparent ce robinet, j’ai frappé à toutes les portes, en vain.
— Sois rassuré, demain ça sera réglé. »

Au début, je pense à une plaisanterie, mais le lendemain, en voulant reprendre le travail, je remarque que le robinet est réparé. Je n’en crois pas mes yeux.

La cartographie du cannabis

« Pourquoi ce trou près du lit du cabran ? » demandai-je un jour à un détenu surnommé Jamaïca. Comme il est bouché avec un chiffon et donne vers le couloir, on penserait à première vue qu’il s’agit simplement du vestige d’un chantier inachevé . Calé par le « lit » du caporal, il sert en fait d’entrée sécurisée au cannabis. Les détenus appellent ce trou l’guichia le petit guichet »).

De jour comme de nuit, les détenus peuvent se procurer du cannabis et en fumer. Plusieurs en font leur gagne-pain et quelques-uns un business très rentable. D’une certaine manière, leurs activités à l’extérieur se prolongent une fois en prison, avec une seule différence : ici cela rapporte beaucoup plus, et ils risquent très rarement de voir leur peine de prison rallonger. Condamné à trois mois de prison pour détention de cannabis, Jamal se confie fièrement : « Je dors toute la matinée et je gagne 1 000 dirhams par jour », avant d’ajouter avec un rire d’enfant : « Ta famille te fait rentrer un panier à chaque visite, moi je fais sortir des paniers. »

Il n’est pas très compliqué de repérer les grands dealers ici : vêtements de marque, gros paniers lors des visites, et surtout un traitement préférentiel de la part des gardiens. Ils ont droit à des visites prolongées, douches après la fermeture des cellules, circulation libre entre différents quartiers. En prison, le prix de 100 grammes de cannabis varie entre 4 500 et 7 000 DH. La même quantité coûte en ssifil plus de dix fois moins cher. Mais il faut ajouter à cela que la qualité du produit est moindre. Les prix du cannabis fluctuent selon l’offre et dépendent bien entendu de sa qualité, mais varient aussi d’un quartier à un autre. Les 100 grammes peuvent aller jusqu’à 10000 DH dans les quartiers poubelles. Youness m’explique : « car c’est très peuplé et il y a de la racaille ».

Face à mon étonnement devant l’étendue du business, Jamal sourit de ma naïveté : « Sache que dehors aussi la police est impliquée. Tout est organisé. Je vais te raconter une histoire. Un jour, un officier de Dayira 15 (15e arrondissement) de Rabat m’a contacté. Il m’a proposé de lui vendre 20 kilos de cannabis. En contrepartie, il m’a promis une couverture pendant l’écoulement de la marchandise. J’ai tenu l’affaire pendant deux mois. Je me rappelle avoir vendu le dernier bout pendant Laylat al-Qadr [Nuit du destin, considérée comme bénie chez les musulmans], qu’Allah me pardonne. On s’est partagé les bénéfices : 70000 DH pour moi et 120000 DH pour lui. Plus qu’un salaire de pilote [rires] et j’aurais pu négocier plus, mais il m’a juré devoir encore partager avec ses collègues, qui sont six ou huit... C’est un peu exagéré mais c’est comme ça. »

« Je ne veux pas sortir »

Les détenus semblent parfois mieux goûter l’enfermement que la liberté. Ils maîtrisent les codes de cette société miniature où les règles sont connues, claires et cohérentes, et où on ne risque pas grand-chose. « Dans mon quartier, si tu ne passes pas un temps en prison, tu restes un gamin qui n’est jamais le bienvenu dans les bandes des grands au coin de la rue », m’explique un détenu de moins de 20 ans.

Lorsque tu écopes d’une courte peine, on te demande : « Tu dors où ? » pour dire quelle est ta cellule, mais on te demande : « Tu habites où ? » lorsque ta peine est longue. La question que se posent ces détenus récidivistes entre eux n’est pas « Combien d’années as-tu fait en prison ? » mais « Combien de temps tu es resté en liberté ? ». La peine idéale selon ces détenus récidivistes va de six à douze mois. Ils rentrent donc parfois dans des logiques d’ajustement, afin d’anticiper la durée de leur peine. Je suis étonné de leur maîtrise du Code pénal. Quand je les vois discuter de ces sujets, ils me font penser à des avocats. Ils connaissent les juges, les sévères et les laxistes, les intègres et les corrompus. Ils fuient les sévères, louent les laxistes, respectent les intègres et insultent les corrompus même lorsqu’ils bénéficient des services de ces derniers. Le meilleur juge à leurs yeux serait sans doute un juge intègre laxiste, un juge qui applique la loi en prenant en compte leur parcours, leurs conditions de vie et leur volonté d’en changer. Il y en a même qui n’arrivent plus à vivre à l’extérieur pour des raisons économiques et par difficulté de réintégration dans la société. Mohammed me raconte l’histoire d’un trafiquant en prison, gracié par le roi le matin d’une fête nationale. Réveillé par les gardiens qui lui annoncent la bonne nouvelle, le détenu proteste et supplie : « Mais vous vous trompez, chef, je n’ai pas demandé de grâce ! Je ne veux pas sortir, s’il vous plaît, laissez-moi terminer ma peine ! »

Le détenu refuse de sortir, les gardiens le tirent alors qu’il s’accroche aux barreaux en suppliant. Tentant de retenir leurs rires, les gardiens finissent par lui rappeler qu’il peut toujours revenir quand il le souhaite et qu’il sait très bien comment s’y prendre.

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