Et si la question d’Orient remontait à... Cléopâtre ?

Et si les relations entre Orient et Occident dans notre monde méditerranéen, voire, en extrapolant, la question d’Orient elle-même remontaient à plus loin que ce que l’on veut croire ? Bien plus loin qu’hier, et même que l’épopée des croisades ? Disons avant notre ère.

John William Waterhouse, Cleopatra, 1887.

Récemment nous avons vu la permanence du passé ressurgir avec violence et acuité au cours du sac de Palmyre, capitale de Zénobie, grande figure de femme guerrière orientale faite prisonnière par Rome. Une fois n’est pas coutume sur Orient XXI, revisitons l’Antiquité, et en particulier ce qui est sans doute les premières relations entre deux puissances, l’une occidentale et l’autre située en Orient, avec leur lot de guerres, de violences — et même, une légendaire histoire d’amour.

Dans le cas qui nous intéresse, deux illustres Romains tombent en pâmoison devant une reine orientale. Une reine égyptienne, comme on l’a écrit à tort, une femme qui a régné avec éclat sur l’Égypte : Cléopâtre. Mais qui est cette Cléopâtre ? Pas celle qu’on croit, reconstruite par la légende, les ragots des chroniqueurs anciens et autres, explique l’archéologue et historien Maurice Sartre dans la plus récente biographie de la reine qu’il signe et qui mérite lecture.

Après avoir réglé son compte, dans Zénobie. De Palmyre à Rome (Perrin, 2004), à la « reine de Palmyre », cité romaine dont le « royaume » n’a jamais existé, et qui s’était attribué le titre d’impératrice, le célèbre historien du monde hellénistique se lance sur les traces enfouies dans la mémoire du temps de Cléopâtre, cette autre grande figure de l’Antiquité. Soit une femme-déesse avant tout attachée à sauver son royaume, et consciente de ses limites face à la puissance de Rome qui lui offrit un amant et un époux — et pas n’importe lesquels : Jules César, et un peu plus tard Marc-Antoine. Le haut du panier de Rome, si l’on peut dire…

Zénobie la Palmyrienne et Cléopâtre VII de l’illustre lignée des Ptolémée dont la gloire remonte à Alexandre le Grand, sont deux célèbres héroïnes de l’Antiquité qui ont affronté Rome. Mais la seconde surtout, victime de ses charmes supposés ou attribués par les historiens classiques, et dont la légende est relayée dans la littérature (même la bande dessinée avec la célébrissime Astérix et Cléopâtre l’a assuré !), le cinéma hollywoodien, la peinture. Qui était-elle vraiment et quel était son projet ?

Les sources sont rares et contradictoires, et l’auteur les décortique avec soin pour retrouver le portrait le plus fidèle d’une femme assurément exceptionnelle, malgré son règne très agité dû à la situation tant interne qu’internationale. Aussi trouble que la nôtre aujourd’hui, sinon plus, car le destin du monde gouverné par Rome était en jeu, donc l’Occident et par voie de conséquence presque tout l’Orient.

Une reine égyptienne… ou pas

Reine égyptienne, donc ? Non, répond l’auteur, car cette reine mythifiée n’avait rien d’égyptien malgré les symboles religieux pharaoniques dont elle se parait. « Elle n’est pas reine d’Égypte pour une raison simple : la royauté des rois hellénistiques n’est jamais territoriale, mais personnelle ; Ptolémée n’est pas roi de tel ou tel endroit, il est seulement ‟le roi Ptolémée” », nous explique Maurice Sartre pour lever toute confusion ou malentendu. « C’est vrai pour tous (sauf de rares monarchies ethniques comme Hérode, roi de Judée ou Arétas, roi de Nabatène). Les descendants des généraux d’Alexandre règnent tous, au moins au départ, sur des royaumes extrêmement composites ; ainsi Ptolémée Ier règne en Égypte, à Chypre, en Syrie du Sud, en Cilicie, en Pamphylie, etc. Cléopâtre est dans la même posture : elle règne en Égypte (qui est le socle de son royaume), mais aussi à Chypre, en Crète, en Syrie, en Cilicie. Jamais aucun texte officiel ne la nomme ‟reine d’Égypte”, mais toujours ‟la reine Cléopâtre” », précise l’auteur.

Par mépris, pour la punir d’avoir tourné la tête à Marc-Antoine et pour un tas de raisons, ses détracteurs romains, mais aussi des biographes comme le célèbre Plutarque, les poètes de l’époque la surnommaient « l’Égyptienne », « la mère maquerelle », « l’Orientale », « l’infidèle ». Bref, une femme de mauvaise vie, contrairement à Zénobie, l’« honnête » femme d’un seul homme.

« Toutes les images du racisme ordinaire contre les Égyptiens sont mises en œuvre, la veulerie, le luxe ostentatoire, le culte des dieux animaux, l’inceste » [...] « Les auteurs plus tardifs ne font guère que broder sur ce canevas originel, avec plus ou moins de violence, plus ou moins de talent... », note l’auteur. Il est vrai que l’histoire est le plus souvent écrite par les vainqueurs.

Inacceptable pouvoir féminin

D’ailleurs, ne faut-il pas charger autant que possible le portrait de la reine ? « Reine d’Égypte » — tous les auteurs lui donnent ce titre artificiel —, Cléopâtre ne vise rien moins que la domination universelle, l’accusent ses adversaires romains. Voire ! « Un auteur lui reproche d’avoir exigé d’Antoine la domination sur Rome comme salaire de son amour, combinant ainsi soif de pouvoir et débauche », écrit Sartre. Imagine-t-on le sort du monde si Rome avait régné depuis Alexandrie d’Égypte et si le projet — à supposer qu’il en fut un — avait abouti ?

On le voit, les fake news existaient déjà dans l’Antiquité, et les images portées par l’Occident (romain) sur ce qui est étranger ne diffèrent pas tellement du procès fait aux orientalistes, coupables de représenter l’Orient avec les clichés de leur temps. Sans doute pas tout à fait à tort — quoi qu’en pensent les disciples d’Edward Said —, car la divine Cléopâtre a au moins séduit l’Occident par le faste de sa cour, la richesse financière et culturelle de sa capitale (Alexandrie et sa bibliothèque). Ce pays avait tout — notamment une puissance navale adossée à une riche agriculture arrosée par le Nil — pour être convoité par Rome, quoi qu’en disent les légendes. Souvent, les clichés contiennent des vérités, mais pêchent par leurs exagérations.

Quel était le projet de Cléopâtre ? Elle a évité autant que possible que l’Égypte des Ptolémée, sa dynastie macédonienne, celle d’Alexandre soit annexée par Rome. Grâce à ses relations, ses amants, son pouvoir, elle a obtenu que son royaume devienne « client et ami » du peuple romain, et non pas simple province. Mais les aléas de la guerre civile romaine, le jeu des alliances et les trahisons en ont décidé autrement.

Mais cette « reine des rois », comme Antoine avait ordonné qu’on la surnomme ne fut en rien un simple pion entre les mains des Romains amants ou adversaires. Si elle était relativement consciente des limites de sa puissance, on la voit agir au fil du récit de son biographe comme une véritable femme d’État lucide et courageuse, et portant loin ses projets pour rendre son royaume prestigieux, dernier vestige de l’empire d’Alexandre le Grand. Cléopâtre VII Théa philopator (déesse nouvelle qui aime sa patrie) avait donc la volonté de restaurer autant que possible la puissance et la grandeur du royaume de ses ancêtres, et ses réalisations en attestent même si les cadeaux territoriaux (parfois intéressés) de ses amants romains y étaient pour beaucoup. Son malheur fut d’avoir échoué à concilier son rêve de grandeur avec la montée inexorable de la puissance de Rome qui la tenait sous tutelle.

Les provinces, des instruments et des pions

« Je crois surtout qu’elle a fait ce qu’elle pouvait », conclut Maurice Sartre dans cet ouvrage fouillé et passé au crible des dernières découvertes archéologiques, des archives numismatiques et épigraphiques. Tout un chapitre est même consacré à sa mythique beauté dont on ne sait toujours pas grand-chose (il s’agissait sans doute plus de séduction que de beauté).

« Dans le combat impitoyable qui oppose les imperatores romains, Pompée contre César d’abord, puis Antoine (l’amant) contre Octave (le fils adoptif de César et premier empereur romain), les royaumes, les peuples, les provinces mêmes ne sont que des pions, des instruments dont chacun d’eux joue à sa guise, selon les intérêts en vue de la conquête du pouvoir à Rome. Antoine donna le sentiment, peut-être seulement l’illusion, de vouloir sincèrement pousser vers l’Est le centre du pouvoir romain ». Quoi qu’il en soit, le couple échoua lamentablement dans cette entreprise. Et le royaume de Cléopâtre finit par devenir la province romaine d’Égypte.

Ce livre est-il, comme il nous paraît, une leçon de l’histoire pour ceux qui tentent de s’affranchir des grandes puissances ? L’habile historien ne va pas jusqu’à le dire et s’en tient aux seuls faits, tout en examinant les hypothèses. Le monde était déjà bien cruel — et compliqué — à l’époque de Cléopâtre ! Manquent aujourd’hui deux éléments importants : l’amour et la séduction, deux causes de la guerre si l’on veut, susceptibles d’attiser la flamme des plus puissants. Soit une plus ou moins fausse reine orientale face aux glorieux généraux de l’empire romain.

  • Maurice Sartre, Cléopâtre. Un rêve de puissance
    Éditions Tallandier, 6 septembre 2018. — 350 p. ; 21,50 euros

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