Femmes. Une lutte tenace, toujours recommencée

« Genre et féminismes au Moyen-Orient et au Maghreb » · Le cliché de la femme musulmane aliénée par une religion qui ne peut que l’opprimer est bien ancré dans une France qui pense avoir consacré l’égalité entre les hommes et les femmes. La démarche des sociologues Abir Krefa et Amélie Le Renard veut donner à voir des mondes différents et différenciés par les formes de lutte et de résistance des femmes du Maghreb et du Proche-Orient. Et contre cette autre idée reçue que le féminisme est d’inspiration occidentale, le livre explore leurs histoires singulières et déjà anciennes.

Place Tahrir, Le Caire — Manifestation du 4 février 2011

De l’autre côté de la Méditerranée, il faut entendre par « luttes des femmes » bien souvent autre chose que les revendications des droits et libertés individuels. Ces luttes concernent et ont concerné d’abord les colonialismes, les guerres, les dictatures et les occupations, et les manières dont ces derniers ont bouleversé la vie des femmes et leurs conditions d’existence.

Pourquoi, si les sociétés concernées sont diverses, les autrices ont-elles fait le choix de les rassembler dans ce livre, au risque de produire un texte trop dense ? Parce que justement, elles sont généralement perçues comme un bloc homogène depuis les impérialismes européens du XIXe siècle. Sociétés « orientales » puis « arabo-musulmanes », homogènes et rétrogrades. L’approche postcoloniale adoptée ici remet les politiques de modernisation nationale, le capitalisme et le colonialisme au centre des études sur les femmes.

Des travaux souvent ignorés

Il existe de très nombreuses recherches en sciences sociales sur les rapports de genre dans la région, mais elles sont peu visibles en France, et les travaux universitaires qui invalident les stéréotypes persistants ne dépassent pas le cercle académique, tandis que l’édition française est dominée par des livres consacrés à l’islam politique, au terrorisme et à la géopolitique.

Pourtant, la question des relations entre les hommes et les femmes est débattue au Maghreb et au Proche-Orient depuis la fin du XIXe siècle. Dès cette période, elle se conjugue avec les luttes anticoloniales. Faut-il le redire ? Les impérialismes européens tenaient en effet les conditions de vie des femmes colonisées — réduites à la polygamie, la répudiation, le voile et la réclusion — pour autant de signes de mœurs « barbares » ou « arriérées ». Ce qui justifiait la colonisation comme entreprise « civilisante », d’où l’instrumentalisation des droits des femmes « indigènes ». On semblait ne pas voir que les femmes européennes étaient, à la même époque, également discriminées, considérées comme éternellement mineures, privées du droit de vote, de l’accès à une éducation de qualité et à un grand nombre de professions.

Quand la Nahda interroge tradition et réforme

À la charnière des XIXe et XXe siècles, le mouvement de la Nahda (la Renaissance) interroge les notions de tradition et de réforme, et le tri à opérer « entre les éléments à emprunter à l’Occident et ceux qu’il convient de rejeter afin de demeurer fidèle à soi-même ». Et la question des relations entre les hommes et les femmes fait partie de cette interrogation.

Des femmes du monde arabe ont pris part à ces débats. Ce sont tout d’abord des lettrées issues des classes moyennes et supérieures et leur prise de parole passe par le développement d’une presse « féminine » au début du XXe siècle. Les Syriennes sont à l’avant-garde, bientôt suivies par les Égyptiennes ; les salons littéraires qu’elles tiennent fleurissent à la fin du XIXe siècle. Mais elles défendent rarement le travail salarié féminin, limité à des emplois peu valorisés et peu rémunérés ; elles cherchent plutôt à « accroître le pouvoir des femmes dans la sphère privée en revalorisant les tâches domestiques et maternelles. »

Modernisation par le haut

Le mouvement associatif naissant dans les années 1930 avec, par exemple, la création de l’Union musulmane des femmes de Tunisie (1936), réunit d’autres femmes autour de l’accès à l’instruction, l’égalité des droits politiques et, de plus en plus, l’exercice d’une profession rémunérée. Ces revendications sont présentées comme nécessaires à la (re)fondation de la Nation. Luttes nationalistes et féministes se conjuguent dans les parcours militants de nombre de femmes. En Syrie, en Égypte, au Soudan, elles participent aux luttes anticoloniales et y acquièrent une expérience politique.

Dans la continuité de la Nahda, au début du XXe siècle, les nationalistes modernistes de plusieurs pays adoptent un ensemble de lois avec la volonté de mettre à bas des institutions jugées archaïques, et les font appliquer sans ménagement : interdiction de la polygamie et de la répudiation (1926) et droit de vote des femmes en Turquie (1934), interdiction du port du voile sous le chah d’Iran (1936). Cette modernisation « par le haut » inspire le Néo-Destour en Tunisie à partir de 1956 : la polygamie et la répudiation sont remplacées par le divorce judiciaire, on relève l’âge du mariage…

Avatar du réformisme, le développementalisme qui vient soumet les corps à des impératifs productivistes, et des politiques publiques de réduction de la fécondité émergent, vantant les mérites de la famille nucléaire moderne, libérant parfois les femmes de maternités trop nombreuses, mais remplaçant l’injonction sociale à « produire » des enfants par l’injonction à devenir autant de « corps pour la nation ».

Ainsi les idéologies nationales redéfinissent-elles les normes de la masculinité et de la féminité, non sans contradictions, mais avec pas mal d’autoritarisme. Parallèlement, la monopolisation de la vie politique par les partis-États met fin à la pluralité associative — sauf quand les militantes épousent l’idéologie du régime — qui, là où elle existe, permet le développement d’une expression libre.

Un accès massif à l’éducation

En fait, il faut comprendre que les luttes militantes des femmes du Maghreb et du Proche-Orient sont historiquement pluridimensionnelles. Celles qui ont défendu dans les années pré et post-indépendances une « plus grande égalité entre hommes et femmes ont en même temps lutté contre l’impérialisme, les autoritarismes et/ou le capitalisme et l’inégalité de répartition des richesses, car, pour beaucoup, militer sur un seul front n’aurait pas eu de sens. » L’accès à l’instruction et le développement du salariat féminin permettent plus de prises de parole par l’écrit, mais aussi l’extension de la grève et de l’organisation syndicale à de plus larges couches sociales.

Dès la fin des années 1960, beaucoup de jeunes filles arrivent à l’université au Maroc, en Égypte ou en Tunisie. Elles s’engagent dans les mouvements de gauche anti-impérialistes et anti-autoritaires, mais les luttes proprement féministes sont discréditées, perçues comme dangereuses pour l’unité des mouvements. Des organisations autonomes qui se revendiquent « féministes » finissent par émerger dans les années 1980-1990, créées par des femmes nées à l’époque des indépendances et qui ont acquis une expérience militante dans les organisations de gauche. C’est le cas par exemple de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) ou au Maroc l’Union de l’action féministe (UAF).

Quand, au début des années 1980, les islamistes prennent la place des partis de gauche en tant que principales forces d’opposition dans plusieurs pays de la région, des militantes islamistes s’opposent à l’autoritarisme étatique (notamment en portant le voile interdit (Tunisie, Iran) et le payent au prix fort : humiliations, emprisonnement, tortures, violences sexuelles, parfois exécutions publiques, comme Bint Al-Huda en Irak.

Le rôle négatif de l’« ONGisation »

Le genre devient à la même époque (années 1980-1990) un outil d’action publique à l’échelle internationale, à travers la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1979). D’innombrables programmes généreusement financés par des fondations privées et des institutions internationales en faveur de l’égalité transforment profondément les mouvements des femmes du « tiers monde » en général, et ceux de la région en particulier. C’est « l’ONGisation » du mouvement des femmes que dénonce l’universitaire égypto-palestinienne Islah Jad. En ce domaine comme en bien d’autres, les ONG ont contribué à une dépolitisation des questions en privilégiant l’empowerment des femmes, dans une approche décontextualisée et à prétention universaliste des rapports de genre. La remise en cause de l’impérialisme, du capitalisme ou de l’autoritarisme n’est plus envisagée, tandis que les associations se professionnalisent et que les militantes apprennent à devenir… des gestionnaires.

Il semblerait que les revendications féministes sans tribune politique « laïque » aient alors été portées par le référent islamique, parfois uniquement par lui. Avec pour origine l’Iran de Khomeiny, où les propres partisanes de l’ayatollah s’inquiètent de la régression des droits des femmes. Le corpus religieux est réinterprété par celles qui se nomment parfois « féministes islamiques ».

Alliance entre gauche et islamistes

Des alliances avec des mouvements féministes proches des organisations de gauche pour lesquelles le référent religieux n’est pas central aboutissent parfois à des changements législatifs. Ainsi, au Koweït, dans les années 1990, les femmes islamistes s’allient à des libérales pour obtenir en 2005 le droit de voter et d’être élues. En Jordanie, au début des années 2000, des mobilisations communes revendiquent la transmission de la nationalité, la hausse de l’âge légal du mariage ou encore les quotas aux élections.

Ainsi, la désarticulation des féminismes et du politique n’est que partielle, et les révolutions de 2011 de la Tunisie, de l’Égypte ou encore du Soudan en 2018-2019 rallieront les militantes des classes moyennes aux aspirations communes à la justice sociale et à la chute des dictatures.

Une histoire sociale trop souvent négligée

Un chapitre traite des évolutions des rapports de genre au travail depuis l’époque coloniale et la prolétarisation des classes populaires, qui concerne les femmes autant que les hommes. Cette histoire sociale, trop souvent négligée, raconte que, loin des débats qui animent les écrits des intellectuelles, des femmes investissent peu à peu les usines et migrent seules en ville. D’autres cumulent travail en usine, travail agricole et travail domestique. Plusieurs États postcoloniaux, comme l’Irak des débuts de Saddam Hussein, l’Égypte nassérienne ou la Tunisie de Bourguiba mènent de front des politiques d’éducation et d’emploi des femmes dans les secteurs publics dans les années 1960-1970, à la fin desquelles les femmes ont investi de nombreux champs professionnels, de la conduite de camions à l’enseignement ou à l’exercice de la médecine. Bientôt précarisées dans la foulée des politiques d’ajustement structurel des années 1980, elles sont dans bien des cas quasiment laissées au milieu du gué, entre un statut de dépendance familiale et une émancipation par le travail qui vient d’autant moins qu’elle n’est pas reconnue socialement. Même si, dans un contexte de migration de travail des hommes qui fuient de forts taux de chômage, elles sont souvent devenues de facto » cheffes de famille.

« Les journalistes français ayant couvert les révolutions au Maghreb et au Moyen-Orient ont souvent souligné la participation des femmes comme un fait nouveau et surprenant ». Le livre démontre qu’il n’y a rien d’étonnant au contraire, parce que les engagements des femmes dans les mouvements sociaux sont très anciens. Certains mouvements révolutionnaires ont même été lancés par des femmes. Ainsi des parentes de prisonniers politiques en Libye rassemblées le 15 février 2011 devant le commissariat de Benghazi et scandant : « Lève-toi, lève-toi, Benghazi ! Voici venu le jour que tu attendais ! » Ou en Tunisie, les ouvrières du bassin de Gafsa qui, en 2008, ont campé sous des tentes pendant plusieurs semaines devant le siège de la Compagnie des mines de phosphate et contestant les modes d’embauche clientélistes, inaugurant un mode de contestation — le sit-in — qui sera repris en 2011.

« L’ordre du genre n’a pas été, pour autant, suspendu lors des moments révolutionnaires. » De très nombreuses militantes (syndicalistes, islamistes, féministes de gauche ou sans affiliation partisane) ont été arrêtées et sont encore incarcérées, en particulier à Bahreïn, en Égypte et en Syrie. Des syndicalistes ont perdu leur emploi au Maroc. D’autres, en Égypte, au Maroc et en Tunisie, ont été « récupérées » par le régime et quelques-unes ont accédé à de hautes fonctions. Mais les autrices refusent la vulgate selon laquelle « l’hiver islamiste » aurait succédé au « printemps arabe » et parient sur l’acquis de l’expérience de la lutte collective, de compétences et sur les échanges d’idées pour avancer que les lignes ont bougé dans les relations entre hommes et femmes et qu’elles continueront de bouger.

Cet essai écrit par deux sociologues possède le défaut de sa qualité : extrêmement riche en pistes de réflexion et pourvu d’un appareil de notes conséquent pour un ouvrage proposé au grand public, il est trop synthétique en voulant embrasser un champ très vaste pour tenter de répondre aux stéréotypes unifiants de l’Occident. Mais si le titre Genre et féminismes au Moyen-Orient et au Maghreb semble un peu terne, il rend compte d’une approche spécifique qui reconnecte en permanence les luttes des femmes aux histoires politiques, sociales et économiques des pays du Maghreb et du Moyen-Orient.

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