Fenêtre sur un cinéma soudanais en résistance

La projection en mars 2025 à Paris d’un cycle intitulé « Cinéma soudanais : défis et résiliences » a offert une occasion rare de présenter et discuter des films d’une grande richesse. La mise en valeur de ces créations alors que la société soudanaise est déchirée par la guerre, trop souvent négligée, est un moyen pour lutter contre l’oubli et les raccourcis.

Un homme en silhouette tenant un mégaphone au crépuscule.
Le réalisateur Ibrahim Shaddad dans le documentaire de Suhaib Gasmelbari Talking about trees
Agat Films – Ex Nihilo

« Certains héros meurent de mort naturelle, d’autres meurent piégés. » C’est par ces paroles qu’Ibrahim Shaddad, pionnier du cinéma soudanais, décrit le traitement que son État inflige depuis plus de cinquante ans aux représentants du septième art dans son pays. En dépit des obstacles constants représentés par la censure et l’instabilité économique et sécuritaire, plusieurs générations de réalisateurs soudanais se sont succédé des années 1940 à aujourd’hui. Parmi les plus connus, Gadalla Gubara créé le Studio Gad en 1974, Ibrahim Shaddad fonde le Sudanese Film Group en 1989 — année du coup d’État du général Omar Al-Bechir — et Talal Afifi, grâce au support du Goethe Institut de Khartoum, est le fondateur du Soudan Film Factory en 2010.

C’est pour célébrer cette histoire que Kateryna Lobodenko, chercheuse associée à l’Institut de recherche sur le cinéma et l’audiovisuel (Ircav) de l’Université Sorbonne-Nouvelle, a organisé du 27 au 30 mars 2025 un cycle de projection, accompagné d’une rencontre scientifique. En partenariat avec le cinéma Grand action (Paris, 5e), les films projetés et discutés par des spécialistes et cinéastes ont permis de saisir les nombreux défis auquel fait face le cinéma soudanais depuis l’indépendance en 1956, et les formes qu’il a prises au gré des époques et des événements historiques.

Un pays ouvert sur le monde

Les très beaux documentaires Conversations with Gadalla Gubara Conversations avec Gadalla Gubara », 2008) de Frédérique Cifuentes et Sudan’s Forgotten Films Les films oubliés du Soudan », 2017) de Suhaib Gasmelbari et Katharina Von Schroeder nous font notamment pénétrer l’univers du cinéma soudanais indépendant à travers le point de vue des pionniers. On y découvre un pays ouvert qui, en pleine Guerre froide, envoie sa jeunesse étudier à l’étranger, et dont la vie culturelle, foisonnante, est connectée à la fois au reste de l’Afrique, à l’URSS et aux pays occidentaux.

Né en 1920, Gadalla Gubara est le premier cinéaste soudanais. Après des études aux Studios Misr au Caire1, à Chypre puis aux États-Unis, il revient dans son pays où, entre 1956 et 1974, il est chargé par le ministère de l’information de documenter la vie politique du pays. Des images officielles, certes, mais dans lesquelles le spectateur averti peut observer quantité de détails sur les dynamiques culturelles et sociales. Gubara filme et photographie Khartoum durant les années d’effervescence qui suivent l’indépendance, avant que la ville ne « s’éteigne » — selon ses propres mots — avec l’imposition de la charia en 1983 sous le régime de Gaafar Nimeiry (1969-1985), comme il le raconte dans le documentaire de Frédérique Cifuentes.

En 1974, il crée son propre studio — Studio Gad — avec l’intention de s’émanciper enfin de l’État et produire ses propres longs-métrages de fiction. Entre 1979 et 2006, il réalisera plus de cinquante films et obtiendra plusieurs prix dans des festivals internationaux. Son premier film, Tajuj (1979), est la version cinématographique du roman homonyme d’Osman Mohammad Hashim (1948), considéré comme le roman fondateur de la littérature nationale2. Son dernier film, Al-Bu’asa Les Misérables », 2006), inspiré du roman de Victor Hugo, synthétise, dans un style expérimental, le destin inéluctable auquel semble voué son peuple, qui deviendra double en 2011 suite à la sécession du Soudan du Sud. Ce film est réalisé par un homme devenu aveugle : quelques années plus tôt, après avoir reçu des menaces de la part des services de renseignements de Béchir (1989-2019), Gubara est emprisonné et son studio fermé. Cette nuit-là, raconte-t-il, il perdit la vue.

Un patrimoine menacé

Ce drame fait écho à celui vécu par Benjamin Chowkwan Ado et Awad Eldaw, les deux conservateurs du Sudan Film Production Center, le centre d’archives documentaires de l’État. Sudan’s Forgotten Films, projeté lors du cycle, retrace le combat inlassable de ces deux hommes — l’un originaire du Sud et l’autre du Nord — pour sauver de la destruction des milliers de pellicules. Leur témoignage poignant illustre l’incurie, voire le choix délibéré du régime de laisser ce patrimoine disparaître. Après avoir accepté que ces documents soient numérisés grâce à un projet financé par l’université de Bergen en Norvège, l’État n’autorisera pas l’expatriation des disques durs sur lesquels ces images ont été conservées. Aujourd’hui, avec les destructions causées par la guerre entre l’armée et les Forces de soutien rapide (FSR) — dont le pillage du musée national de Khartoum constitue un symbole —, son sort est plus que jamais incertain.

Bande-annonce du documentaire « Sudan’s Forgotten Films » (« Les films oubliés du Soudan », 2017) de Suhaib Gasmelbari et Katharina Von Schroeder

Outre ce documentaire, Suhaib Gasmelbari a signé Talking about trees Discuter des arbres », 2019). Primé dans de nombreux festivals internationaux, ce documentaire tourné entre 2009 et 2017 dans des conditions très difficiles se présente comme une mise en abîme. Le réalisateur y suit le quotidien de quatre réalisateurs : Ibrahim Shaddad, Manar Al-Hilo, Suleiman Mohamed Ibrahim et Altayeb Mahdi, cofondateurs du Sudanese Film group (SFG). Mus par leur passion et leur humour indéfectibles, ces pionniers ont continuellement tenté de faire vivre leur art du cinéma indépendant, interdit par le régime islamiste à la fin des années 1980, notamment à travers l’organisation de projections en plein air dans des quartiers populaires à Omdourman et dans plusieurs périphéries de la capitale.

Bande annonce du documentaire « Talking about trees » de Suhaib Gasmelbari

Mais lorsqu’ils ont tenté de rouvrir, à leurs frais, le cinéma Al-Thawra (La Révolution) à Omdurman, l’opposition de la Sûreté nationale a été trop forte. Leur volontarisme n’a même pas pu compter sur une forme de solidarité internationale. Leur combat contre la censure est resté à l’extérieur du pays. Cet isolement s’explique en partie par le refus de la part de ces anciens membres du parti communiste de se compromettre avec des sponsors tels qu’Osama Daoud Abdellatif, propriétaire du conglomérat Dal Group, sponsor d’une part de la scène artistique nationale.

Une nouvelle génération

Outre la génération des pionniers, le cycle a offert la possibilité de découvrir la production d’une plus jeune génération, née entre les années 1970 et 1990. Moins expérimentale et plus engagée, leur production prend souvent position, ou du moins fait écho à la réalité sociale et politique du pays. Elle est ainsi connectée à la littérature contemporaine du pays dans laquelle se reflètent les dynamiques politiques, sociales et identitaires. C’est le cas du film Satamut fi-l-‘ishrin (« Tu mourras à vingt ans », 2020) du Soudanais résidant aux Émirats arabes unis Amjad Abu Alala. Le film est inspiré de la nouvelle Sommeil au pied de la montagne (2014) de Hammour Ziada. L’histoire se déroule dans un village situé dans cette boucle du Nil si chère aux romanciers soudanais depuis que Tayeb Salih l’a choisie comme décor de son chef-d’œuvre Mawsim al-Hijra ila al-Shamal (1966), traduit en français sous le titre Saison de la migration vers le Nord (Sindbad, 1983). C’est dans ce cadre que prend place un récit aux accents de réalisme magique, empreint de superstitions et de tabous. De la même manière que pour le célèbre personnage du roman de Salih, le destin du jeune protagoniste du film est lié au Nil et il va s’y noyer le jour de son vingtième anniversaire.

Bande-annonce du film « Tu mourras à 20 ans » de Amjad Abu Alala

Divinité qui par ses crues est capable d’octroyer ou d’ôter la vie aux peuples qui vivent sur ses rives, le Nil est également central dans un autre film présenté : Le Barrage (2022) du réalisateur libanais Ali Cherri. L’histoire se déroule également dans le nord du Soudan, dans la région de Méroé, près du barrage construit en amont de la quatrième cataracte du Nil. Depuis l’inauguration, en 1964, du haut-barrage d’Assouan en Égypte, et l’inondation du village soudanais de Wadi Halfa qui s’ensuivit, cette région connaît la force destructrice que peut révéler ce fleuve. En 2018, tandis que les nouvelles des révolutionnaires tentant de renverser la dictature d’Omar Al-Bachir à Khartoum parviennent au village par le biais de la radio, le combat des villageois pour maîtriser les éléments de la nature devient une métaphore de la lutte contre le régime autoritaire.

Traversant le pays du nord au sud, engloutissant les corps des manifestants tués par l’armée à Khartoum comme ceux des habitants des villages nubiens submergés par ses flots, le Nil apparaît alors comme un trait d’union entre le centre et les marges du pays.

Bande annonce du film « Le Barrage » (2022) de Ali Cherri

La place des femmes

Enfin, le cycle organisé dans un cadre universitaire, mais qui a veillé à s’adresser à un public plus large, a permis de révéler la variété de la création cinématographique née après la révolution de 2018. C’est le cas de Abeer et Anan Ali, qui se définissent comme des « artivistes » dont la production se focalise sur les traumatismes engendrés par la guerre. Mohamed Fawi qui, après avoir été formé par le Sudan Film Factory, a créé à Port-Soudan le projet Cinemat Banat (Cinéma pour filles), ateliers de création cinématographique à destination d’un jeune public féminin. Sara Suleiman, chercheuse en études de genre et biopolitique à Londres, est pour sa part réalisatrice du documentaire Heroic Bodies Corps héroïques », 2022) sur la cause féministe au Soudan. À l’instar des grandes figures du féminisme égyptien et arabe, les femmes interviewées par Suleiman, telles que Khalida Zahir (1927-2015), médecin et militante féministe, ou Fatma Ahmed Ibrahim (1929-2017), cofondatrice de l’Union des femmes soudanaises, militante communiste et première députée soudanaise en 1965, ont mené de front deux combats : celui pour la libération des femmes et celui contre l’oppression politique, d’abord coloniale, puis dictatoriale.

À l’approche du 15 avril, date anniversaire de la guerre « oubliée » qui depuis deux ans a mis le pays à genoux, les Soudanais continuent de faire preuve — depuis leurs lieux de refuge en Afrique, en Europe et dans le Golfe — d’une extraordinaire résistance. Ils le font par un travail constant de documentation vidéo et écrite, mais aussi en veillant à préserver une vie culturelle. Cette résistance, liée aux espoirs nés du soulèvement du 19 décembre 2018, est d’ailleurs au cœur du documentaire Soudan, souviens-toi, dont la sortie en salle en France est prévue le 30 avril 2025.

Bande annonce du documentaire « Soudan, souviens-toi » (2025) de Hind Meddeb

Ce film de la réalisatrice franco-tunisienne Hind Meddeb, présenté dans divers festivals, donne à voir la ferveur révolutionnaire, notamment à travers les figures d’artistes comme le rappeur A.G. Nimeri. Ce dernier a signé le tube Sudan Bidon-Kizan Le Soudan sans les islamistes »)3 devenu l’hymne de cette jeunesse qui a voulu rêver d’une démocratie sans clivages ethniques ni tribaux.

1NDLR. Les studios Misr, créés au Caire en 1935 par l’économiste Talaat Harb, visaient à constituer un instrument de promotion de l’identité nationale, en opposition à la présence coloniale britannique.

2NDLR. Le livre, inspiré d’une célèbre légende du pays, relate l’histoire d’amour entre la belle Tajuj et un guerrier issu d’une tribu rivale.

3Kizan est un terme dépréciatif qui désigne les soutiens de l’ancien régime d’Omar Al-Béchir, et le Congrès national, islamiste, était son parti.

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