Depuis 2015, le festival Ciné-Palestine, dont Orient XXI est partenaire, donne à voir des pépites du cinéma palestinien. Porté par une équipe de bénévoles, il se tient chaque année à Paris, en Île-de-France et depuis deux ans à Marseille. Un évènement nomade donc, qui fait la part belle aux expérimentations cinématographiques contemporaines, mais aussi aux archives, aux classiques, aux documentaires et à des formes hybrides qui font dialoguer les narrations par l’image. Un rendez-vous incontournable qui se déploie dans des cinémas, des prisons, des salles associatives et en plein air, organisant des ciné-clubs et un concours… Un festival en perpétuelle évolution, qui s’invente et se réinvente en gardant son cap, celui de la promotion de la vitalité du cinéma palestinien, de la qualité et de la diversité de ses œuvres audiovisuelles.
La thématique de cette année, « Sur cette terre », a été riche en réflexions : confrontant écologie et colonisation, les films programmés, chacun à leur manière, ont éclairé d’un regard sans concession les enjeux environnementaux de l’accaparement des terres. Parce que tout ce qui pousse sur cette terre est vivant, et interagit dans un écosystème écologique, économique et culturel que la colonisation détruit, parce que le green washing, in fine, sert l’agriculture industrielle et que la plus petite graine peut porter en elle le germe de la résistance, cette thématique a mis en lumière les liens profonds qui unissent la nature et la lutte pour la liberté.
De la Journée de la terre à Google Earth en passant par les plantes sauvages, la souveraineté alimentaire et les catastrophes climatiques, le festival a donné à voir et à entendre les multiples sens que revêt, en Palestine, le mot « terre » et les combats qu’il évoque, mais aussi les multiples façons dont les cinéastes s’en emparent.
Manger, c’est (déjà) résister
La programmation souligne l’imbrication des injustices sociales et climatiques, des destructions écologiques et politiques, et dénonce les arguments scientifiques d’un système colonial qui s’érige en « défenseur de la nature » pour mieux priver les habitant
es de leurs terres. Ainsi Foragers, de Joumana Manna (2022), présenté à Paris et à Marseille, fait le portrait de glaneurs et glaneuses palestinien nes confronté es à la violence de l’autorité israélienne des parcs et de la nature. Ici, les codes de la fiction permettent d’illustrer le récit documentaire glaçant de la manière dont les gardiens persécutent celles et ceux qui, par leurs cueillettes, entretiennent le paysage et les traditions culinaires. Récoltes, courses-poursuites dans les collines, confiscations, arrestations, interrogatoires, jugements, amendes, ici, le cycle qui va de la terre à l’assiette est semé d’embûches et manger devient résistance. Et parce que le réel est impossible à filmer, Joumana Manna le met en scène avec une grande subtilité, au point que le public est surpris de voir défiler à la fin un générique mentionnant des acteurs. Le recours à la fiction permet de souligner l’absurdité d’une puissance coloniale menacée par des cueilleurs d’akoub et de zaatar, la fragilité des arguments officiels et l’acharnement des autorités…Violence coloniale sous couvert d’écologie
Se cacher pour glaner, se cacher pour filmer, contourner les interdits, résister : Foragers est un film où le fond et la forme se font écho pour mieux raconter l’hypocrisie d’une violence coloniale qui s’exerce sous couvert d’écologie et dénoncer un système vicieux et implacable où la protection du vivant devient prétexte à sa destruction1
Parce que les images sont interdites, menacées par l’autorité ou menaçantes pour les protagonistes, la fiction devient ici l’outil du documentaire. Ailleurs, les cinéastes ont recours aux archives par exemple, à l’instar de Yom al-Ard, court-métrage de Monica Mauer (2019), monté à partir de séquences tournées en 1981 à l’occasion de la cinquième Journée de la terre. Projeté en amont de Foragers, il revient sur cette mobilisation particulière, où une fois encore, la portée symbolique de la terre infuse toutes les luttes.
« Contourner les impossibles »
Les images dessinées et l’animation font également partie de ces moyens dont s’emparent les cinéastes privé
es de caméra pour dire la réalité. C’est le cas d’Amer Shomali et Paul Cowan, coréalisateurs du film Les 18 fugitives (2014), qui raconte, en faisant appel au dessin et à la pâte à modeler, aux reconstitutions et aux entretiens, l’histoire vraie des vaches de Beit Sahour et de celles et ceux qui se sont battus pour leur autonomie alimentaire.D’autres utilisent des images quotidiennes et pourtant lourdes de sens : celles des téléphones, de la télévision, de vidéos, des caméras de surveillance ou des satellites. Dans le très beau court-métrage expérimental Your father was born 100 years old, and so was the Nakba (2017), de Razan Al-Salah, une grand-mère revisite les lieux de son enfance par le seul moyen qui lui soit possible : le Google Maps street view de Haïfa. C’est la voix off qui raconte : à la place de ce rond-point, il y avait un puits. C’est la voix off qui s’adresse aux silhouettes immobiles des touristes, qui cherche dans la foule des visages connus, qui fait le récit : être privé
e d’images, c’est aussi être coupé e des siens et de leur mémoire. Mais c’est surtout trouver des moyens de montrer malgré tout, de s’exprimer au-delà des interdits, de contourner les impossibles pour raconter une terre confisquée, menacée, malmenée par un système colonial qui prive de nature et d’images un peuple qui résiste.Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Joumana Manna a réalisé un autre film documentaire, Parentés sauvages (Wild Relatives), qui suit la reconstitution du centre de conservation des semences basé à Alep, réimplanté au Liban après 2011, et en explore les enjeux géopolitiques internationaux.