Livre

Fini de rire, le crépuscule des blagues juives

Apanage de la diaspora ashkénaze, surtout en Amérique du Nord, les histoires faites d’autodérision que se racontent les juifs se sont évanouies. Serait-ce parce qu’Israël est une très mauvaise blague ? Avec un récit de vie traversé d’histoires savoureuses, Michel Wieviorka raconte « l’âge d’or et le déclin de l’humour juif ».

L'image montre un homme âgé portant un costume noir avec un nœud papillon. Il tient un chapeau melon avec une main, et son autre main semble légèrement levée. Ses cheveux sont ébouriffés, ce qui donne un aspect excentrique à son expression. L'arrière-plan est sobre, avec une lumière qui crée un effet dramatique, mettant en valeur son visage et son chapeau.
L’humoriste français Popeck (spécialiste de l’humour juif), 3 octobre 2017
Joël Saget/AFP

« Je tiens beaucoup à ma montre, c’est mon grand-père qui me l’a vendue sur son lit de mort » : la blague en exergue de la quatrième de couverture du nouveau livre de Michel Wieviorka La dernière histoire juive résume bien les origines patrimoniales de l’humour juif. Aujourd’hui, fini de rire, les blagues juives se font rares. Le sociologue Michel Wieviorka a jugé l’affaire suffisamment sérieuse pour en écrire un essai.

Quand je travaillais il y a quelques décennies pour un quotidien parisien, plusieurs amis étaient des as des histoires juives, qu’ils partageaient dans les couloirs du journal. La plupart du temps, ils tenaient les meilleures blagues de leurs pères. « Les mères », ces fameuses mères juives en étaient, avec les rabbins et les affaires d’argent, les moteurs comiques. Le livre fantaisiste de Paul Fuks Comment devenir une mère juive en dix leçons fut d’ailleurs un énorme succès à sa sortie en 1979. La farce avait bien pris, comme on dit.

Ernst Lubitsch et Gérard Oury

Il fut un temps où l’humour juif irradiait la culture mondiale depuis Hollywood avec Groucho Marx ou Ernst Lubitsch et tant d’autres génies comiques. Pourtant, depuis une vingtaine d’années, à l’exception du film de Joel et Ethan Coen A serious man qui remonte à 2009, l’humour juif semble avoir déserté les écrans. Dans ce film, trois rabbins sont au cœur d’une comédie féroce. Ces personnages pourraient illustrer des préjugés antijuifs, si les réalisateurs n’étaient pas de confession juive. Le moteur de l’humour juif, c’est l’autodérision.

En France il faudra le talent de Gérard Oury et Popeck, tous deux d’origine juive, et bien sûr de Louis de Funès pour tourner en 1973 Les aventures de Rabbi Jacob un sommet de l’humour juif, qui dans d’autres mains aurait facilement pu tourner au pamphlet antisémite. De Funès reconnaitra d’ailleurs que ce tournage avait mis à bas ses préjugés contre les juifs.

Arrivées à Paris avec les juifs de l’est européen, les blagues juives ont connu un rebond dans les années 1950 avec l’arrivée en métropole de juifs sépharades. Oury sera suivi par La vérité si je mens, parfait exercice d’autodérision avec une flopée de comédiens surjouant les clichés. Élie Kakou, ou encore Michel Boujenah s’illustrent dans la même veine. Le quartier parisien du Sentier, rappelle Wieviorka, devient le théâtre principal des blagues juives. Les « ashkés » se moquent des « tunes », ces juifs tunisiens cibles de très nombreuses blagues.

Sociologue à l’esprit visiblement farceur, Michel Wieviorka s’est donc lancé dans l’amusante mission de raconter l’histoire des blagues juives, au moment où leur déclin semble patent pour des raisons qui tiennent surtout à l’évolution culturelle, sociologique et politique des États-Unis et de la France, historiquement foyers de l’humour juif, selon l’auteur. Mais aussi parce que l’État d’Israël, qui a pris une place centrale pour les juifs, n’a rien d’amusant. Les video gags immondes des soldats israéliens à Gaza, ces dernières semaines ne sont pas drôles du tout. Et les comiques troupiers se moquent des Palestiniens qu’ils tuent, par ailleurs.

Entre le hassidisme et les Lumières

Né dans l’immédiat après-guerre, Michel Wieviorka appartient à ces familles françaises intellectuelles de gauche, assez peu préoccupées par la religion et indifférentes à l’égard du sionisme. Son parcours est marqué par « un humour vaguement nostalgique » autour de la Pologne, où la Shoah a décimé sa famille paternelle. Wieviorka raccroche son texte au destin du shtetl (le ghetto) tiraillé entre le hassidisme perpétuant la tradition et le désir de modernité venu des Lumières. Les histoires que lui racontait un père peu pratiquant viennent pour la plupart de la synagogue, un espace communautaire autant que religieux.

Un homme prie à haute voix et supplie Dieu, avec insistance, de façon répétitive.

— Dieu, fais-moi gagner à la loterie, fais-moi gagner, je n’arrive pas à m’en sortir.

Au bout d’un moment, Dieu, excédé, répond d’une voix haute qui résonne dans toute la synagogue :

— Pour cela, commence par acheter un billet !

Avec les rabbins, la diaspora va évoluer différemment des Israéliens juifs. En France, pour la majorité des juifs, le rabbin est un personnage folklorique sympathique que l’on croise pour les mariages et les enterrements. En Israël, nombre de rabbins sont des pousses-aux-crimes animés par des délires messianiques inspirant la politique des gouvernants. À cela s’ajoute la montée de l’antisémitisme dans de nombreux pays, tout aussi déprimante que la manipulation de l’antisémitisme par des gens sans humour. Voilà qui laisse peu de place aux mots d’esprit qui pourraient rendre les réponses amusantes.

Cela inspire à Wieviorka de belles pages sur le « changement de donne ». Outre sa méfiance quasi instinctive vis-à-vis de ceux qui assimilent antisionisme et antisémitisme, appauvrissant la scène intellectuelle avec leurs vociférations, il dénonce les « perversions républicanistes qui détruisent le débat public ». L’auteur raconte que dans un article à charge, le magazine de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) — en 2021 ce n’est pas vieux —, en principe vigie de l’antisémitisme, le compare à une « chauve-souris », cliché antisémite typique des années 1930. Non sans malice, il ajoute : « l’agrégée de philosophie – oui oui ! – qui me compare à une chauve-souris, Isabelle de Mecquenem, continue d’assurer diverses responsabilités dans les dispositifs officiels que le pouvoir d’Emmanuel Macron a mis en place pour promouvoir la laïcité ». Encore une farce qui n’est pas une blague...

Terminons plutôt avec une vraie blague, très célèbre dans diverses versions :

Deux hommes exposent leurs désaccords devant un rabbin. Après que le premier eut parlé, le rabbin dit :

— Tu as raison.

Après que le second s’est exprimé, le rabbin lui dit :

— Tu as raison.

Un de ses élèves s’exclame :

— Rabbi, il n’est pas possible que les deux aient raison !

Alors le rabbin lui répond après réflexion :

— C’est vrai, toi aussi tu as raison.

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