
— Bonjour Monsieur, êtes-vous disponible pour venir sur notre plateau ce soir, l’émission sera consacrée à Gaza, et nous avons besoin d’une voix palestinienne.
— Mais je ne suis pas Palestinien.
— Oui, oui, on le sait… Mais vous les défendez.
Cette anecdote vécue par l’un des auteurs illustre à elle seule le phénomène d’invisibilisation dans une large partie des médias des voix palestiniennes, en particulier des chercheurs et universitaires. Si la seule hiérarchie qui puisse exister entre spécialistes doit reposer sur la qualité de la production scientifique et la capacité à diffuser ces savoirs, alors les experts palestiniens devraient logiquement être des intervenants de premier plan pour parler de la Palestine, grâce à leur accès direct à la langue, à la culture et aux spécificités de l’espace géographique. Est-ce les médias qui délibérément ne donnent pas la parole à ces voix ou ces dernières préfèrent-elles rester éloignées des micros ?
Si nous sommes parvenus à plusieurs conclusions, au gré d’échanges avec des journalistes, d’expériences dans les médias et de réflexions collectives entre chercheurs, nous avons aussi souhaité questionner nos collègues chercheurs palestiniens spécialisés sur leur pays, issus de différentes disciplines des sciences humaines et sociales. Ils sont les premiers concernés par cette réalité qui les exclut de fait du débat public. Ils ont souhaité conserver l’anonymat. Nous les appellerons donc Samer, Maysar, Marwan et Lina.
Entre parti pris et dépendance
Le temps médiatique n’est pas celui de la recherche scientifique. Là où au sein de cette dernière se multiplient articles, évènements et publications appréhendant les rapports Palestine-Israël sous l’angle de la domination coloniale et du régime d’apartheid, le champ médiatique à large diffusion reste façonné par un imaginaire plaçant Israéliens et Palestiniens face à face, dans un conflit classique entre deux nations pour un même territoire. À ce premier écueil s’ajoutent deux partis-pris.
D’abord, les rédactions de ces médias projettent sur l’espace proche-oriental leur propre grille de lecture et leur narratif. Israël est invariablement perçu comme une démocratie, le plaçant dans le camp d’un monde libre occidentalo-centré. À l’inverse, les Palestiniens représenteraient un « Orient menaçant » et générateur, par essence, de terrorisme. Une telle approche masque toutes les réalités que le champ scientifique ou un journalisme d’analyse — et généralement indépendant — mobilise pour rendre les rapports de domination intelligibles.
Ensuite, ces mêmes rédactions ne sont pas imperméables aux idées diffusées dans la société. Néo-conservatisme, néo-colonialisme, atlantisme, islamophobie, choc des civilisations : ces positionnements sont fortement représentés au sein du champ politique comprenant les décideurs, et par conséquent parmi les journalistes. Ces éléments doivent par ailleurs être mis en relation avec la dépendance de ces médias1 à large diffusion au monde financier et industriel, lui-même particulièrement imprégné des courants de pensée mentionnés plus haut. Ces espaces de diffusion de l’information fonctionnent donc en vase clos, convergent sur leur manière d’appréhender les sujets, et recrutent des journalistes dans le but de bénéficier d’un relais et d’une défense de cette vision du monde.
Éviter les pièges
De leur côté, les chercheurs palestiniens interrogés comprennent l’importance d’apporter un autre discours, à condition d’avoir du temps pour pouvoir l’exprimer. Lina explique refuser d’être assignée et invitée uniquement « en tant que Palestinienne » plutôt que sur son champ d’expertise scientifique. Selon Samer, il semble en France « impossible de marier les genres. On ne peut pas être à la fois Arabe et Français, ou Palestinien et chercheur ».
Cette précaution face aux sollicitations médiatiques en fonction de la nature de l’émission et du sujet abordé vise aussi, d’après les témoignages recueillis, à éviter deux pièges. Le premier serait d’être perçu comme « militant », en cherchant inlassablement sur l’ensemble des sujets à défendre la cause palestinienne. Le second, lié au premier, est de devenir un « représentant » officieux des Palestiniens dans les médias. Une responsabilité qu’aucun chercheur interrogé ne dit vouloir endosser. Se joue aussi la crédibilité de la parole qui, si elle est définie comme palestinienne, serait nécessairement partisane ou biaisée. Pour Marwan, ce sentiment explique aussi son refus d’intervenir dans les médias :
J’ai souvent l’impression que mes propos ne sont pas perçus comme légitimes, ou du moins qu’ils sont immédiatement enfermés dans une lecture partisane. Pourtant, mon approche est avant tout juridique : je ne cherche pas à représenter qui que ce soit, mais à mener une réflexion en droit international, tout en expliquant les dynamiques politiques, sociales et économiques en Palestine, ainsi que la réalité du quotidien là-bas.
Plusieurs témoignent de ce dilemme moral face aux sollicitations : « Si j’accepte, le journaliste va-t-il prendre ça pour une forme d’approbation de leur couverture médiatique ? » Se pose alors la question de l’intérêt d’aller sur un plateau et du discours à y tenir. Lina dit se sentir « dépassée par la couverture médiatique ».
Tu reçois des messages de journalistes te demandant d’intervenir pour « décortiquer ce qu’il reste du Hamas ou de l’Autorité palestinienne, etc. » En comparaison à ce que nous vivons, c’est tristement ridicule. […] Donc que dire en arrivant sur un plateau ? « Pitié, ayez un peu de considération pour un peuple qui se fait massacrer tous les jours, jour et nuit » ?
« Condamnez-vous le Hamas ? »
Après le 7 octobre 2023, ce malaise se serait accentué avec des questions récurrentes adressées aux Palestiniens ou à ceux désignés comme leur porte-parole « officieux » : « Condamnez-vous les attaques du 7 octobre ? Le Hamas ? Résistance ou terrorisme ? » C’est le constat d’un des chercheurs palestiniens, qui s’est senti immédiatement sommé de se justifier plutôt que de pouvoir réellement exposer une analyse approfondie. Le temps dévolu à vérifier la sincérité de l’intervenant sur sa condamnation du Hamas, la légitimité à employer tel terme ou telle expression, participe à un cadrage médiatique qui réduit le temps accordé à ce qui est essentiel : « Qu’est-ce qui est à l’origine de tout cela et comment en est-on arrivé là ? » Maysar, une autre chercheuse, parle d’une « boucle discursive qui vise à détourner l’attention du génocide ».
Dix-neuf mois de guerre génocidaire, largement documentée par des organisations de la société civile, des experts onusiens, d’éminents professeurs de droit international, auraient dû renverser la manière d’appréhender les rapports de force. Il n’en est rien. De prétendus experts ou intellectuels sont encore et toujours invités pour (re-)développer les mêmes arguments remettant en cause les chiffres du nombre de morts palestiniens à Gaza, et faire porter la responsabilité du drame palestinien uniquement sur le Hamas.
En d’autres termes, alors que la Cour pénale internationale (CPI) affirme qu’il y a des motifs raisonnables de croire que des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre sont commis quotidiennement par les dirigeants israéliens à Gaza, et alors que la Cour internationale de Justice (CIJ) évoque le risque plausible de génocide commis contre les Palestiniens de Gaza par Israël, une parole justifiant ces actes reste tout à fait bienvenue. Toutes les opinions se valent dans un macabre équilibre, participant d’un processus de déshumanisation des Palestiniens.
Pour Israël, une présomption de crédibilité et de légitimité
La faible présence de Palestiniens dans les médias, soit parce qu’ils ne sont pas invités, soit parce qu’ils refusent de se plier à ce cadre de débat, ne semble pas toutefois questionner les journalistes qui composent les panels de ces émissions. Peut-on se contenter de parler de la Palestine sans voix palestiniennes ? Peut-on demander à un Palestinien de participer à une émission où la légitimité d’Israël à tuer serait débattue ?
Les Palestiniens peuvent se retrouver confrontés à des experts reprenant la communication du gouvernement israélien, si ce n’est parfois de véritables représentants de ce dernier. Le narratif israélien bénéficie invariablement d’une présomption de crédibilité et de légitimité. Un Palestinien sait que, dans ce cadre de débat, il lui incombera d’amener la preuve de la réalité de son oppression : colonialisme de peuplement, apartheid, génocide, etc. Surtout, sa parole sera en termes de temps d’antenne équivalente à une opinion inverse, dont le seul but est précisément de défendre la politique à l’origine de son oppression. Marwan évoque « un déséquilibre structurel dans l’accès à la parole publique [où] les récits dominants sont souvent filtrés par des prismes politiques et idéologiques qui ne laissent pas forcément de place à une expression libre des Palestiniens ».
Ce récit dominant s’illustre avec le choix de proposer régulièrement à des responsables politiques ou des représentants de groupes d’intérêt comme ELNET (European Leadership Network) ou l’American Jewish Committee (AJC) d’intervenir dans ces débats. À l’inverse, rares sont les représentants d’organisations pro-palestiniennes à pouvoir s’exprimer dans ces formats médiatiques. Or, la constitution du plateau est un élément fondamental. Elle est mentionnée à plusieurs reprises par les chercheurs interrogés, alors même qu’elle est souvent peu ou mal comprise par les médias.
S’ils refusent d’être assignés à une posture de « porte-parole », les chercheurs interrogés mettent aussi en avant leur propre éthique et morale d’appartenance au peuple palestinien. Lina évoque un équilibre peu évident à trouver et nécessitant « beaucoup de délicatesse ». En tant que Palestinienne, « c’est juste impensable d’accepter d’aller sur un plateau où serait présent un porte-parole de l’armée israélienne ». Selon elle, aucun Palestinien ne devrait accepter une telle configuration, au point où cela peut générer une forte angoisse après avoir donné son accord pour participer à une émission : « Tu te mets à revérifier, encore et encore, la composition du plateau et à demander confirmation de la présence des invités pour être certaine de ne pas avoir une mauvaise surprise. »
Maysar abonde en évoquant ces moments de pression une fois arrivée dans une émission. Qu’elle le veuille ou non, elle est d’abord et avant tout identifiée dans les médias comme Palestinienne, plutôt que chercheuse ou universitaire. Dès lors, son privilège de pouvoir accéder à la parole dans l’espace médiatique lui confère une lourde responsabilité où elle se sent « attendue sur chaque phrase ». D’abord, l’impérieuse nécessité d’être à la hauteur au vu des rares moments où des Palestiniens peuvent s’exprimer dans les médias : « Ai-je été à la hauteur face à l’injustice vécue par mon peuple ? Ai-je été claire ? Ai-je bien dit les choses ? » Ensuite, ce sentiment profond que la moindre parole maladroite lui retombera dessus : « Nous parlons en sachant que tout, absolument tout, sera gardé et utilisé contre nous. » Dans un contexte où l’antisionisme se trouve pénalisé et assimilé à de l’antisémitisme, via des tribunes publiées dans de grands quotidiens ou au travers de propositions de lois, Lina y voit un élément de pression supplémentaire, et par-là même de censure d’une parole palestinienne : « Qu’est-ce qu’un Palestinien peut être d’autre qu’antisioniste ? C’est un projet qui dévore nos vies et nos terres. »
Attendus au tournant
En effet, nombre de Palestiniens ayant pris part à des émissions ont fait l’objet d’attaques, d’injures et de menaces, qui leur a même coûté leur poste dans certains cas. Cette expérience est partagée par d’autres intervenants non Palestiniens ayant la même grille d’analyse. Des mots sortis de leur contexte, des tweets instrumentalisés pour décrédibiliser, des doutes sur l’honnêteté du titre avec lequel l’intervenant est présenté dans les médias, etc. : tout un panel d’outils pour faire peur, faire taire et in fine intimider publiquement l’intervenant.
Les conséquences de cette exposition médiatique dépassent le cadre géographique de la France : « En fonction de ce que je vais dire, que va-t-il m’arriver en rentrant en Palestine ? », se demande Lina, en référence au harcèlement et à l’humiliation que font subir les Israéliens aux Palestiniens chaque fois que ces derniers traversent la frontière. Une inquiétude pour soi, mais aussi pour les siens : « Personne ne pense aux répercussions que ta prise de parole, en France, peut avoir sur ta famille en Palestine qui vit sous un régime d’occupation. »
Pour espérer préserver leur dignité et leurs proches, les chercheurs palestiniens doivent se montrer toujours plus irréprochables que les autres, alors même qu’ils assistent depuis un an et demi à l’écrasement complet de leur peuple, dans un flux d’images toujours plus insoutenables. On exige d’eux un devoir d’exemplarité, alors même qu’ils sont traversés par un profond sentiment d’impuissance. La moindre de leurs paroles, si elle est perçue comme radicale ou ne réaffirmant pas « le droit d’Israël à la sécurité et à l’existence », peut mettre leur carrière, voire leur vie dans une situation des plus compliquées. Dans ces conditions, beaucoup choisissent de se tenir à l’écart d’un espace médiatique particulièrement hostile. Il en va de la responsabilité des espaces médiatiques et scientifiques à garantir des cadres sécurisants au sein desquels les voix palestiniennes, c’est-à-dire celles d’un peuple victime d’un crime de génocide, puissent s’exprimer et être entendues.
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1Voir la carte du Monde diplomatique intitulée « Médias français, qui possède quoi ? » régulièrement mise à jour par le journal.