Le rôle de Frantz Fanon au sein du Front de libération nationale (FLN) algérien ressemblait à celui du médecin britannique W. H. R. Rivers, qui pendant la première guerre mondiale soigna les soldats souffrant d’obusite, le stress post-traumatique typique des hommes des tranchées, comme le poète Siegfried Sassoon. Il est possible qu’après la mort d’Abane Ramdane, le psychiatre martiniquais ait pu y trouver une certaine forme de consolation. Il avait toujours considéré la médecine comme une pratique politique, et il pouvait désormais utiliser son expertise pour rétablir la santé des combattants et servir ainsi la lutte pour l’indépendance. Son travail avec les soldats de l’ALN l’amenait de plus en plus dans l’orbite de l’armée des frontières, qui n’était plus une bande de guérilleros mais une organisation très professionnelle, composée d’anciens maquisards passés en Tunisie et au Maroc et, de plus en plus, de déserteurs musulmans de l’armée française1.
Fanon finit par développer un attachement non dénué de romantisme pour ces combattants, qu’il vénérait comme des « paysans- guerriers-philosophes »2. Lors d’une visite effectuée en 1959 à la base Ben M’hidi (baptisée du nom du dirigeant assassiné Larbi Ben M’hidi), à Oujda, au Maroc, il fit la connaissance de l’énigmatique commandant de l’ALN, le colonel Houari Boumediène, l’un des plus proches alliés de Boussouf. Né Mohammed Ben Brahim Boukherouba, Boumediène (son nom de guerre) était le fils d’un pauvre cultivateur de blé à Clauzel, un village des environs de Guelma, dans l’est du pays. Il aurait étudié à Al-Azhar, l’université islamique du Caire ; il ne s’exprimait qu’en arabe, mais comprenait le français. Grand et maigre mais doté d’une présence redoutable, avec ses cheveux brun-roux et ses yeux verts, il semblait modeste, n’élevait jamais la voix et ne souriait presque jamais (« Pourquoi devrais-je sourire parce qu’un photographe prend la peine de me photographier ? » disait-il.) Il appréciait le travail de Fanon et s’était pris d’affection pour lui.
Sur la base de ces visites à l’armée des frontières, Fanon en vint à nouer une alliance avec l’état-major, à savoir la même direction extérieure du FLN qui avait éliminé Abane et mis fin à la primauté du politique sur le militaire dans le mouvement. Mais il reçut quelque chose de précieux en retour : un accès privilégié aux combattants de l’ALN qui lui ouvrait une fenêtre exceptionnelle sur l’expérience vécue et les troubles psychologiques des insurgés anticoloniaux. Les hommes qu’il avait pour charge de soigner étaient jeunes, parfois encore adolescents, et pour la plupart issus de milieux ruraux. Ils lui parlaient souvent de membres de leur famille qui avaient été tués, torturés ou violés par des soldats français. Certains exprimaient parfois des sentiments de culpabilité et de honte à propos des violences qu’ils avaient eux-mêmes commises contre des civils européens. Ils souffraient de divers symptômes psychologiques et physiques : impuissance, fatigue, dépression mélancolique, anxiété aiguë, agitation et hallucinations. Pour Fanon, on l’a vu, leurs troubles étaient dus à « l’atmosphère sanglante, impitoyable, la généralisation de pratiques inhumaines, l’impression tenace qu’ont les gens d’assister à une véritable apocalypse. »3
Il comptait aussi parmi ses patients des réfugiés algériens vivant dans des camps en Tunisie et au Maroc, à proximité de la frontière algérienne (ils étaient environ 300 000 dans ces deux pays, subsistant dans une extrême pauvreté). Les réfugiés, observait Fanon, vivent dans « une atmosphère d’insécurité permanente », craignant « les fréquentes invasions des troupes françaises appliquant “le droit de suite et de poursuite” ». Incontinence, insomnie et tendances sadiques étaient fréquentes chez les enfants. Quant aux femmes, elles étaient souvent sujettes à des psychoses puerpérales (troubles mentaux consécutifs à l’accouchement) pouvant aller de « grosses dépressions immobiles avec tentatives multiples de suicide » à « une agressivité délirante contre les Français qui veulent tuer l’enfant à naître ou nouvellement né ». Le traitement de ces maux s’avérait extrêmement difficile : « La situation des malades guéries entretient et nourrit ces nœuds pathologiques. »
Ce travail avec les combattants et les réfugiés ramenait Fanon aux écrits du psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi sur les traumatismes de guerre. « Il n’est pas besoin d’être blessé par balle pour souffrir dans son corps comme dans son cerveau de l’existence de la guerre », observait-il. Certains des traumatismes psychologiques les plus graves qu’il diagnostiquait concernaient des combattants qui n’avaient jamais été blessés. L’un de ses patients était un membre du FLN souffrant d’impuissance et de dépression parce que sa femme avait été violée par des soldats qui étaient venus perquisitionner chez lui. D’abord furieux de ce qu’il percevait avant tout comme une atteinte à son honneur, il avait fini par comprendre que son épouse avait été ainsi outragée pour avoir refusé de révéler où lui-même se trouvait et fut saisi par la honte de ne pas l’avoir protégée. Bien qu’il ait décidé de la reprendre après la guerre, il n’en ressentait pas moins un profond malaise, « comme si tout ce qui venait de ma femme était pourri ».
Un autre soldat algérien âgé de 19 ans et dont la mère venait de mourir racontait à Fanon que ses rêves étaient hantés par une femme « obsédante, persécutrice même », une épouse de colon qu’il connaissait « très bien » parce qu’il l’avait tuée de ses propres mains. Il avait tenté de se suicider à deux reprises, entendait des voix et parlait « de son sang répandu, de ses artères qui se vident ». Fanon crut d’abord qu’il s’agissait d’un « complexe de culpabilité inconscient après la mort de la mère », à l’instar de ce que raconte Freud dans son essai de 1917 sur le deuil, Deuil et Mélancolie. Mais la culpabilité du soldat était réelle. Quelques mois après avoir rejoint le FLN, il avait appris qu’un soldat français avait abattu sa mère et que deux de ses sœurs avaient été emmenées à la caserne, où elles seraient sans doute torturées, peut-être même violées. Peu de temps après, il participait à un raid dans une grande ferme dont le gérant, « actif colonialiste », avait assassiné deux civils algériens. L’homme était absent. « Je sais que vous venez pour mon mari », lui avait dit sa femme en suppliant les Algériens de ne pas la tuer. Mais pendant qu’elle parlait, le soldat ne cessait de penser à sa propre mère et, avant même de réaliser ce qu’il faisait, il l’avait poignardée à mort. « Ensuite, cette femme est venue chaque soir me réclamer mon sang, poursuivait l’homme. Et le sang de ma mère où est-il ? » Dans ses notes, Fanon écrit que chaque fois que l’homme « pense à sa mère, en double ahurissant surgit cette femme éventrée. Aussi peu scientifique que cela puisse sembler, nous pensons que seul le temps pourra apporter quelque amélioration dans la personnalité disloquée du jeune homme ».
Ces études de cas seront rapportées dans l’un des écrits les plus puissants de Fanon, « Guerre coloniale et troubles mentaux », qui constitue le dernier chapitre des Damnés de la terre. Par leur sensibilité aux détails concrets et à l’ambiguïté psychologique, par leurs portraits d’hommes et de femmes dans des temps obscurs, ils nous laissent entrevoir quel excellent auteur de fiction il aurait pu devenir. Ce sont les récits d’un médecin de campagne à la Tchekhov, mais avec aussi quelque chose de la brutale incertitude des récits de guerre d’Isaac Babel dans Cavalerie rouge. Nous ne savons pas si ces malades seront jamais guéris un jour, et encore moins libérés, lorsque la liberté de l’Algérie sera instaurée, mais nous avons de bonnes raisons d’en douter.
Après la guerre, la mémoire sauvage des violences, des viols et des tortures – de la barbarie subie et infligée – fournira aux romanciers algériens leur matière première, alors même que les dirigeants algériens tenteront d’oublier cette histoire honteuse en la purgeant de la mythologie officielle de la révolution : ne devait rester que la légende d’un peuple vertueux uni contre l’occupant. Fanon fut l’un des premiers à briser les tabous et à mettre en lumière ce qu’il appelait l’« héritage humain de la France en Algérie ». Malgré toutes ses proclamations utopiques sur l’avenir d’une nation algérienne décolonisée – ou ses affirmations sur les effets désintoxiquants de la violence anticoloniale –, il n’escomptait guère que les dommages psychologiques de la guerre soient faciles à réparer. « Nos actes ne cessent jamais de nous poursuivre, écrivait-il. Leur arrangement, leur mise en ordre, leur motivation peuvent parfaitement a posteriori se trouver profondément modifiés. Ce n’est pas l’un des moindres pièges que nous tend l’Histoire et ses multiples déterminations. Mais pouvons-nous échapper au vertige ? Qui oserait prétendre que le vertige ne hante pas toute existence ? »
En tant que porte-parole du FLN, Fanon se faisait un devoir de présenter une image héroïque de la révolution algérienne. Mais, en tant que médecin, il pansait les blessures psychiques des soldats algériens, témoignant de l’horreur que les légendes nationalistes veulent nous faire oublier. Faire les deux choses à la fois était un véritable numéro de funambule.
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1Pendant la guerre d’indépendance, les Algériens ont été plus nombreux à combattre dans les rangs de la France, que ce soit directement dans les troupes régulières françaises ou dans des unités auxiliaires appelées harka, qu’aux côtés de l’ALN.
2Claude Lanzmann, Le Lièvre de Patagonie, Gallimard, coll. Folio, 2009, p.490.
3Les citations de ce paragraphe et des cinq suivants sont tirées de Frantz Fanon, « Guerre coloniale et troubles mentaux », Les Damnés de la terre, pp.623-672. L’analyse de Fanon concernant les traumatismes résultants de la guerre d’Algérie était également prémonitoire. À l’époque, les médecins français rejetaient les témoignages de détresse psychologique parmi les anciens combattants de la guerre d’Algérie en décrivant par exemple un patient comme « bavard, vantard, content de lui [et ses récits] difficilement contrôlables ». (Voir Raphaëlle Branche, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?, La Découverte, 2020, p.314.) Selon un article du Monde publié en 2000, 350 000 vétérans souffriraient du syndrome de stress post-traumatique.