
En préparant la musique de cet album, la tragédie de Gaza a occupé une place importante dans mon esprit. Après avoir lu les précédents écrits de l’auteur Adam Shatz sur le sujet, je l’ai invité à rédiger cet essai.
En 1991, Anouar Brahem sortait son premier album chez ECM, Barzakh, enregistré par un trio composé de Brahem au oud, Béchir Selmi au violon et Lassad Hosni aux percussions. « Barzakh » — qui signifie « séparation » ou « barrière » en arabe — est un mot riche en significations. Dans la théologie islamique, il désigne l’étape intermédiaire entre la mort et la résurrection, lorsque l’esprit est séparé du corps. Mais dans le soufisme et d’autres formes de mysticisme avec lesquelles Brahem ressent une affinité, le barzakh est un pont entre le monde matériel et le monde spirituel : un espace de transition, un tremplin vers le devenir, la transformation et la transcendance. Anouar Brahem a œuvré tout au long de sa carrière dans cet espace de métamorphose. Imprégné des traditions musicales du monde arabe, il ne s’y cantonne pas pour autant. Il professe un art de l’entre-deux, de la liminalité, plutôt qu’un style relevant de la « fusion », et les musiciens qui l’interprètent à ses côtés, tout en provenant de genres très divers, partagent tous le même esprit de complicité et d’aventure, ainsi qu’une certaine attirance pour l’inconnu.
After the Last Sky, le douzième album de Brahem chez ECM, présente de nombreux traits caractéristiques de son œuvre : élégance des articulations et de la structure, sensibilité au silence qui hante l’espace entre les notes, un effort constant de dépassement et de découverte, une oscillation entre mélancolie et extase. Une œuvre d’une beauté sans compromis, à la fois refuge et protestation contre un monde qui ne cesse de s’enlaidir, chaque jour plus bruyant et violent. Comme sur son précédent album, Blue Maqams, Brahem est accompagné par le contrebassiste Dave Holland et le pianiste Django Bates, improvisateurs d’une grande souplesse, possédant chacun plusieurs décennies d’expérience dans le jazz le plus en pointe. Mais le trio intègre cette fois une nouvelle voix, issue du monde de la musique classique européenne : la violoncelliste Anja Lechner, qui insuffle à After the Last Sky un lyrisme aérien. La musique de Brahem et de son quatuor reflète les personnalités distinctes de ses membres et les traditions qui les ont formés, et cette nouvelle incarnation du barzakh est l’espace de leur rencontre.

« Un point de rupture »
Mais le lieu de rencontre est plus empreint de tristesse, plus troublé cette fois- ci, car la mort semble plus présente que la promesse de résurrection. Brahem a terminé la composition des pièces réunies sur After the Last Sky au cours de l’été 2023, mais lorsqu’il a enregistré l’album en mai 2024, la bande de Gaza avait été soumise à l’une des offensives militaires les plus impitoyables de l’histoire moderne. Face à cette tragédie, les nations de l’Occident « civilisé » ont détourné le regard ou même facilité le massacre. Horrifié par cette indifférence à la souffrance des Palestiniens, saisi par un sentiment d’angoisse et d’urgence oppressant, devenu incapable de « percevoir le monde sans le filtre de cette tragédie », Brahem en est alors arrivé à ce qu’il appelle « un point de rupture ». Dans les mois qui ont précédé la session d’enregistrement, son esprit a été incapable de se détourner du sort du peuple de Gaza et de la Palestine, hanté par une question qui continue à le tourmenter : « Comment une telle indifférence est-elle possible ? »
En choisissant des titres de composition qui évoquent l’expérience palestinienne, Brahem n’était pas mu par une visée didactique ou propagandiste : ce seraient là des objectifs totalement étrangers à sa sensibilité délicate et elliptique. Mais il ne pouvait pas non plus laisser croire que sa musique n’était pas affectée par la colère, la tristesse et le chagrin que Gaza a provoqués en lui. Il est trop tôt pour dire si l’on se souviendra de ce « quatuor pour la fin du temps » comme préfigurant la fin de Gaza, ou plutôt la fin tant attendue de la souffrance de Gaza. Mais on peut être certain que cet album portera à jamais l’empreinte de ses origines. « La musique se souvient de nous », écrit Jeremy Eichler dans Time’s Echo, son étude poignante sur la musique composée au lendemain de la Shoah.
La musique reflète les êtres et les sociétés qui la créent, elle capture quelque chose d’essentiel qui la renvoie à l’époque de sa naissance. La mémoire est hantée par les cadences, les révélations, les opacités et le pathos tragique de la musique.
Gaza, une image centrale au milieu de la cacophonie
Le matin où j’ai entendu pour la première fois After the Last Sky, je venais d’écouter une interview du journaliste gazaoui Rami Abou Jamous, qui vit et travaille sous une tente en plastique dans la ville côtière de Deir Al-Balah. Il expliquait que les choses pouvaient être pires : « Avoir une tente est pratiquement un luxe à Gaza par les temps qui courent. » Abou Jamous et sa famille ont été déplacés de force à deux reprises depuis le début de la guerre, d’abord chassés de leur quartier du nord de Gaza, complètement détruit par l’armée israélienne dans les heures qui ont suivi leur exode, puis expulsés de leur refuge temporaire à Rafah, au sud de la bande de Gaza, lorsque le même scénario s’y est répété. Lorsque leur tente a été inondée à l’automne 2024, son fils, qui adore la pluie, a commencé à jouer sous le déluge, et Abou Jamous s’est mis à jouer avec lui « pour qu’il ne se rende pas compte pas que nous étions inondés ».
Chaque matin, s’il a accès à Internet, il publie deux messages sur son groupe WhatsApp, « Gaza. Life » : « Salut les amis » et « Toujours en vie ». Telle est la « vie ordinaire » des habitants de Gaza depuis le 7 octobre 2023, date à laquelle Israël a répondu à l’attaque meurtrière du Hamas en lançant une offensive d’une brutalité dévastatrice qui allait bientôt atteindre les dimensions d’une campagne génocidaire. Avant le 7 octobre, il était presque impossible pour les habitants de Gaza de quitter leur territoire assiégé : un blocus punitif de 17 ans en avait fait la plus grande « prison à ciel ouvert » du monde. Depuis le 7 octobre, c’est l’un des plus grands cimetières de la planète.
Selon les chiffres officiels, plus de 44 000 personnes sont décédées1, dont une majorité de femmes et d’enfants, et des dizaines de milliers d’autres gisent sans doute sous les décombres. Gaza aujourd’hui, c’est aussi la résurgence de la polio, la malnutrition généralisée, le spectre de la famine, une épidémie d’amputations, une génération d’orphelins. Nul lieu n’y est en sûreté : ni les hôpitaux (la plupart sont détruits ou fonctionnent à peine), ni les écoles (plus de 200 établissements scolaires ont été touchés par des frappes aériennes), ni les mosquées, ni même les camps de toile. Les habitants de Gaza savent qu’à chaque fois qu’ils lèvent les yeux vers les avions de guerre israéliens qui tournoient au-dessus d’eux, ce sera peut-être la dernière fois qu’ils contemplent le ciel.
Dans le livre éponyme de l’album de Brahem, After the Last Sky (Après le dernier ciel — 1986), Edward Saïd évoquait l’histoire palestinienne en termes musicaux, comme un « contrepoint (voire une cacophonie) de drames multiples, presque désespérés », dépourvus d’« une image centrale (exode, holocauste, longue marche) [...] Pas de centre, ici. Un espace atonal. » Mais au cours de l’année qui vient de s’écouler, ce contrepoint de tragédies qui rythme l’existence des Palestiniens depuis la perte de leur patrie en 1948 a fini par trouver un « centre » : la destruction barbare et sans pitié de Gaza.
Début octobre 2024, dix jours avant d’être calciné par une frappe israélienne alors qu’il avait trouvé refuge dans un hôpital de Deir Al-Blah (la même localité qui accueille la tente d’Abou Jamous et de sa famille), Shaaban Al-Dalou, un étudiant en ingénierie âgé de 19 ans, postait un message Instagram à propos d’un ami qui venait de succomber à une autre frappe israélienne visant une mosquée : « Je n’ai jamais rien ressenti de plus terrifiant que l’idée de l’absence que laisse un mort. L’esprit humain, avec toutes ses cellules cérébrales et sa capacité d’absorption et de création, est impuissant face à cette absence. »
Projeter ses propres émotions
After the Last Sky a été créé dans l’ombre de cet effacement : c’est ce que le poète palestinien Mahmoud Darwich appelle « la présence de l’absence ». La formule de Darwich cherchait à appréhender la présence spectrale des Palestiniens, de leur histoire et de leur culture en Israël. Aujourd’hui, le mot « absence » évoque inévitablement la destruction physique de Gaza et de ses habitants. J’ai passé de nombreuses heures avec Darwich à Paris et à Ramallah au cours de ses dernières années. Il me semble que son esprit, tout aussi empreint d’humanité que porteur de radicalité, mais aussi celui de son ami et camarade Edward Saïd, imprègne l’album de Brahem, dont le titre fait écho à une question posée par Darwich dans l’un de ses poèmes : « Où les oiseaux doivent-ils voler après le dernier ciel ? » Une interrogation qui a pris encore plus de force depuis Gaza.
Il est déjà difficile d’assimiler l’absence évoquée par Shaaban et Darwich. Plus difficile encore d’imaginer le « jour d’après » Gaza, ou le « jour d’après » le Liban, de nouveau ravagé par les bombardements israéliens ; difficile, en fait, d’imaginer un quelconque « jour d’après » au lendemain des incessantes guerres d’Israël, qui promettent des tourments sans fin pour ses voisins et, plus que tout, pour les Palestiniens.
On se demandera quel est le rapport entre ces réflexions et After the Last Sky, une œuvre de musique purement instrumentale. La grandeur de la musique, nous enseignent les formalisées, c’est justement son caractère virginal, sa nature non référentielle, transcendant la politique et l’histoire. Permettez-moi de les rassurer : After the Last Sky est bien une œuvre de pure musique. Et s’il est vrai que les compositions de Brahem sont nées de son horreur face à la catastrophe de Gaza, leur auteur et interprète ne cherche pas à imposer sa propre interprétation de son œuvre aux auditeurs, comme il me l’a confié :
La musique, et en particulier la musique instrumentale, est par nature un langage abstrait qui ne transmet pas d’idées explicites. Elle s’adresse davantage aux émotions, aux sensations, et la façon dont elle est perçue varie d’une personne à l’autre. Ce qui peut évoquer la tristesse chez l’un suscitera la nostalgie chez un autre... J’invite les auditeurs à projeter leurs propres émotions, souvenirs ou imagination sans essayer pour ma part de les « orienter ».
After the Last Sky n’est donc en aucun cas une œuvre d’art didactique, encore moins un hymne « protestataire ». On peut choisir d’ignorer les titres des morceaux, avec leurs allusions aux orangeraies et aux oliviers de Palestine et à leurs chantres littéraires, Darwich et Saïd. On peut vouloir écouter After the Last Sky comme une œuvre sophistiquée de musique de chambre pour oud, piano, contrebasse et violoncelle — ce qu’elle est certainement. Mais comme pour « Alabama », la puissante élégie de John Coltrane en mémoire des quatre fillettes tuées lors de l’attentat à la bombe contre une église noire commis par des racistes blancs en 1963, ou comme le « Quatuor pour la fin du temps » composé par Olivier Messiaen dans un camp de prisonniers de guerre en Allemagne, l’écoute de l’album de Brahem ne peut que gagner à s’accompagner de la conscience des évènements qui ont présidé à sa création.
« Entre l’intime et l’universel »
Brahem est certes tunisien, mais il est loin d’être étranger à la tragédie du peuple palestinien. Né en 1957, un an après l’indépendance de la Tunisie, il explique avoir « grandi dans un pays qui a connu la colonisation, ce qui a naturellement éveillé mon intérêt pour les situations d’occupation et, en particulier, pour la cause palestinienne ». En 1982, après avoir été chassée du Liban par les forces israéliennes, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) avait trouvé refuge à Tunis (un refuge précaire : en 1985, Israël bombardait le siège de l’organisation palestinienne ; trois ans plus tard, il assassinait l’un de ses dirigeants les plus respectés, Khalil Al-Wazir, connu sous le nom d’Abou Jihad.).
Pendant sa jeunesse, Brahem se lie d’amitié avec des intellectuels, des artistes et des musiciens palestiniens résidant à Tunis, approfondissant sa connaissance de la question palestinienne. Il lit les travaux des « nouveaux historiens » israéliens, qui démontent les mythes fondateurs de l’État juif, il étudie la « dynamique de la domination culturelle » mise en lumière par Saïd dans L’Orientalisme et découvre la poésie de Darwich, qui le marque si profondément qu’il lui rendra hommage avec The Astounding Eyes of Rita2.
Ce que Brahem trouve de particulièrement émouvant et suggestif dans la poésie de Darwich, c’est (selon ses propres termes) la façon dont elle évolue « entre l’intime et l’universel ». Cette description vaut tout aussi bien pour la musique du compositeur tunisien. Son rapport à la tradition arabe relève d’une allégeance poétique, pas d’une observance littérale : malgré sa formidable connaissance des maqamat, le complexe système modal d’organisation des échelles mélodiques sur lequel repose la musique arabe, il est rare que les improvisations de Brahem se fondent directement sur l’art du maqâm. Si elle convoque les traditions arabes, son œuvre trouve aussi son inspiration dans la musique classique européenne, le jazz, le tango et d’autres styles. À l’instar de l’« épopée lyrique » de Darwich, le langage musical de Brahem est élégiaque et sensuel, évitant la rhétorique déclamatoire au profit du chuchotement discret et de la nuance subtile.
S’il est l’héritier de musiciens arabes comme Mounir Bachir, « l’émir du oud » irakien, il a aussi beaucoup en commun avec l’esprit libertaire des jazzmen qui ont subverti les frontières de la géographie musicale et cherché leur inspiration dans des genres non occidentaux, comme Don Cherry et Charlie Haden. Écouter la musique de Brahem, c’est faire l’expérience de ce que Haden appelait la « closeness », cette forme de proximité intime qui s’exprime au niveau sonore lorsque des musiciens sont sur la même longueur d’onde et forgent entre eux une relation qui ne cesse de s’approfondir.
L’inconnu, territoire préféré
Sur After the Last Sky, cette proximité — un dialogue fragile et constamment renouvelé qui naît de la confiance et du projet partagé — semble particulièrement pertinente, peut-être parce qu’elle est l’antithèse de la logique de violence, de séparation et de destruction à laquelle l’album de Brahem tente d’offrir une réponse (même si cette réponse est indirecte). Écoutez la façon dont Django Bates reproduit au piano le phrasé de Brahem dans « Never Forget », ou la sourde vibration du violoncelle d’Anja Lechner sous les notes de piano de Bates et la ligne de basse de Dave Holland dans « Endless Wandering », ou encore la pulsation de Holland, semblable à des battements de cœur en accompagnement de Brahem dans « The Sweet Oranges of Jaffa ».
Parmi les nombreux plaisirs qu’offre l’écoute de cet album, il faut mentionner les configurations changeantes des quatre instruments, qui s’aventurent dans ce que Brahem décrit comme son territoire préféré : « l’inconnu ». La musique y est pleine de surprises subtiles — la plus exquise étant peut-être la présence du violoncelle de Lechner. C’est la première fois que Brahem fait appel à un violoncelliste sur l’un de ses albums, et l’on peut considérer que Lechner — une artiste d’ECM avec laquelle le compositeur tunisien espérait depuis longtemps pouvoir travailler un jour — est, à part égale, la voix maîtresse de l’album.
After the Last Sky comporte des moments de dissonance saisissants — le morceau le plus long, « Endless Wandering », est une évocation tumultueuse de l’errance des Palestiniens expulsés de leur patrie —, mais Brahem opère essentiellement dans le registre lyrique et mélodieux qui caractérise toute son œuvre.
Célébrer la vie dans une atmosphère de deuil
Y aurait-il quelque chose de suspect, voire de répréhensible sur le plan éthique, dans le fait de créer un art d’une beauté aussi séduisante et désarmante au lendemain d’une telle catastrophe ? On connait la fameuse affirmation du philosophe juif allemand Theodor W. Adorno selon laquelle, après Auschwitz, il n’était plus possible d’écrire de la poésie. Mais en 1962, Adorno fut amené à réviser cette maxime draconienne. C’est précisément parce que « le monde a survécu à son propre déclin », expliquait-il alors, qu’il a « besoin de l’art en tant qu’écriture inconsciente de son histoire ». L’album d’Anouar Brahem n’est pas simplement une chronique de la destruction de Gaza ; par son existence même, il constitue un réquisitoire contre « l’ordre fondé sur des règles » qui a permis cette barbarie.
Une grande partie de la musique de cet album est imprégnée d’une atmosphère de deuil, et il pourrait difficilement en être autrement. « Le langage du désespoir est poétiquement plus fort que celui de l’espoir », écrit Darwich, car il rapproche l’artiste « de Dieu, de l’essence des choses, du premier verbe poétique », d’une « solitude presque absolue sur la terre de l’exil ».
Mais After the Last Sky est aussi une célébration des vies que les Palestiniens continuent obstinément à vouloir se construire dans les conditions les plus impitoyables. À l’écoute de « Dancing under the Meteorites », un morceau au rythme haletant et aux allures de tango que Lechner ponctue d’attaques sul ponticello aux effets envoûtants, on perçoit un écho de l’esprit de résilience et de résistance de la Palestine. C’est cette même éthique du soumoud qui fait qu’un père continue à jouer avec son fils dans leur domicile provisoire inondé, ou qu’il persiste à vouloir rester sur sa terre alors même qu’elle est dévastée par l’une des armées les plus puissantes du monde, avec le soutien (et les armes) de la plus grande superpuissance du monde.
La question palestinienne, écrit Darwich, est « à la fois un appel et une promesse de liberté ». C’est cet appel et cette promesse dont After the Last Sky se fait l’écho, un écho auxquels des millions de personnes à travers le monde ont répondu en manifestant pour la Palestine au cours de l’année passée, bien conscients que leur avenir, l’avenir de l’humanité, est inextricablement lié au sort de Gaza et de la Palestine. « Réduire ce conflit à une simple opposition entre juifs et musulmans m’est insupportable », m’a confié Brahem. « Les véritables barrières ne sont ni religieuses ni culturelles, mais révèlent plutôt la séparation croissante entre ceux qui dénoncent l’injustice et ceux qui choisissent de rester indifférents. » Cette barrière qui s’oppose à la cruauté et qui préfère détourner le regard (ou trouver des justifications à l’injustifiable) ne concerne pas seulement le thème Israël/Palestine ; elle se dresse dans tous les pays, et même dans tous les cœurs.
En écoutant cette œuvre profondément émouvante où se mêlent l’acte de mémoire, l’hommage et le défi, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à un classique d’ECM, The Ballad of the Fallen, la suite musicale composée en 1982 par Charlie Haden et son Liberation Music Orchestra en hommage aux peuples d’Amérique centrale et pour protester contre le soutien de Washington aux escadrons de la mort du Salvador et du Guatemala. L’album de Brahem est lui aussi une ballade dédiée à « ceux qui sont tombés », un témoignage en faveur d’un peuple opprimé qu’on ne saurait confondre ni avec un requiem, ni encore moins avec un acte de reddition, mais dans lequel on peut voir plutôt un nouvel exemple de « liberation music », un art musical au service de l’émancipation. Après le dernier ciel, après les ruines de Gaza, Brahem et son quatuor tentent d’imaginer un avenir de liberté palestinienne — entrevoyant le jour où, comme l’écrit Darwich, « notre sang plantera son olivier ».
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1NDLR. Le chiffre officiel dépasse aujourd’hui les 50 000 morts.
2La composition de The Astounding Eyes of Rita a été interrompue par la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah au Liban, qui a fait plus d’un millier de morts, dont de nombreux civils, et a dévasté de grandes parties du pays. « Je ne pouvais continuer à faire de la musique comme si de rien n’était ».
Alors dès le lendemain de la réouverture de l’aéroport de Beyrouth, Brahem s’est envolé pour le Liban afin d’interviewer certains de ses principaux intellectuels, artistes et journalistes. Avec sa propre musique en bande sonore, le documentaire tourné par Brahem et sorti en 2007, Mots d’après la guerre, a acquis une nouvelle pertinence depuis le début de la dernière guerre d’Israël contre le Liban.