
Le film n’a pas encore commencé que déjà un bruit sourd envahit l’écran. Le ronronnement d’un drone, fond sonore de Gaza depuis le début du génocide, précède l’image. Comme pour rappeler qu’avant l’art, avant la vie même, c’est la guerre qui occupe l’espace. From Ground Zero, projet orchestré par le réalisateur palestinien Rashid Masharawi, rassemble 22 courts métrages, tournés littéralement sous les bombes, par 22 réalisateur
ices gazaoui es.C’est un huis clos inédit, où la guerre est un fil rouge, une trame à partir de laquelle les histoires se développent. Divisé en deux parties, le film intègre un temps d’entracte, pour permettre au spectateur une respiration. Regarder les courts métrages s’enchaîner tient de l’expérience émotionnelle. La tristesse, la compassion, l’émerveillement face à la créativité et à la résistance quotidienne précèdent l’envie de hurler, de détourner le regard. Les images, jamais crues, sont pourtant honnêtes. La mort, le sang, l’immensité des gravats ne sont pas des effets spéciaux, du maquillage ou des décors en carton-pâte. Les déflagrations ne sont pas l’œuvre de bruiteurs, et les personnages à l’écran jouent rarement un rôle de composition. Dans le court métrage Sorry Cinema d’Ahmed Hassouna, les jeunes hommes qui récupèrent la farine à même le sol en feront vraiment du pain quand le réalisateur aura crié : « Coupez ! »
Documenter le quotidien, non sans poésie
Fiction, drame, expérimental, animation… Les styles se succèdent, proposant un florilège d’histoires et de formats. Treize des 22 films assument toutefois une approche documentaire sans concession. Alaa Damo, par exemple, dresse le portrait de Moss’ab, secouru deux fois en vingt-quatre heures de sous les décombres. Dans Selfie, la réalisatrice Reema Mahmoud documente sa vie de femme dans un camp de réfugiés, avant son retour dans une maison partiellement détruite. « Il est 4 heures au fuseau horaire de la guerre », poétise-t-elle, avant de lancer une bouteille à la mer, dédiée à un ami inconnu. Mustafa Kolab, producteur de films d’animation, se met en scène dans le documentaire expérimental Echo, où on le voit à contre-jour face à la mer, dans un plan-séquence où la sérénité de l’image tranche avec le fond sonore, composé de l’enregistrement d’une conversation téléphonique. On entend le réalisateur donner des consignes d’évacuation à ses proches, entre sirènes d’ambulances et explosions. Nul besoin de montrer lorsque les projections mentales suffisent à elles seules à partager le sentiment de panique et d’urgence.
Dans Jad et Natalie, l’acteur et dramaturge Aws Al-Banna se filme sur les décombres sous lesquels sont enterrées sa fiancée Nour et sa famille. Khamis Masharawi, quant à lui, filme dans Peau douce un groupe de six enfants ayant, comme la plupart d’entre eux à Gaza, compris déjà le risque imminent de leur mort. Mais quand leur mère inscrit leur nom sur leurs bras et leurs jambes, afin d’identifier leur corps en cas de bombardement, le geste leur fait faire des cauchemars, qu’ils traduisent à travers des petits films d’animation réalisés à partir de leurs dessins. La guerre est alors vue à travers leur regard : des oiseaux géants détruisent les immeubles, les yeux expriment la stupeur, les sourires n’existent plus. « Je ne veux pas qu’on m’écrive dessus, lance un jeune garçon à la caméra. Si mon corps explose, je ne veux pas qu’on rassemble mes morceaux. » Autre refus, celui qu’oppose Hana Wajeeh Eleiwa à la morosité et l’abattement ambiants, pour leur préférer la danse et le chant, dans un film sobrement intitulé : Non. Dans une mise en abîme, la réalisatrice se montre en quête d’un sujet de tournage. Après avoir refusé les idées de son cameraman jugées trop sombres, une mélodie dans l’air attise sa curiosité et l’emmène auprès du groupe de musiciens Sol Band, déterminé à apporter de la joie aux réfugiés de leur camp grâce à la musique.
Tamer Nijim, lui-même acteur, professeur de théâtre et travailleur social auprès d’enfants déplacés, a tourné son court métrage après avoir été forcé de quitter son quartier de Cheikh Radwan dans la banlieue de Gaza-ville, et d’évacuer vers le sud. « Au départ je ne voulais pas participer à ce film, confie-t-il dans un entretien avec Orient XXI. Je pensais que je n’aurais pas le temps, qu’avec toutes les restrictions, le manque de nourriture et d’eau, ça n’allait pas être possible. » Rashid Masharawi trouve cependant les mots et finit par le convaincre malgré les « grosses difficultés à Rafah, principalement à cause de problèmes d’équipement et d’électricité ».
Son film Le Professeur suit un enseignant – joué par son propre père – à la recherche d’eau, de pain et d’électricité à travers ruines et désespoir. « J’ai voulu montrer la dignité, l’honneur, la force de cet homme, qui, malgré la douleur et le dénuement, finit par proposer lui-même son aide aux autres, explique le jeune réalisateur. À travers lui, ce sont tous les pères palestiniens, et tout mon peuple que j’ai voulu représenter. » Aujourd’hui réfugié en Égypte, Tamer Nijim se languit de son pays et de ses proches. « On veut vivre en paix, sans violence. J’espère que la frontière va rouvrir pour que je puisse rejoindre ma famille. »
Une créativité décuplée par la guerre
Dès décembre 2023, deux mois après les attaques du 7 octobre et le début de la guerre génocidaire sur Gaza, Rashid Masharawi lance son projet via un fonds à son nom créé spécialement pour l’occasion. Il revient pour Orient XXI sur la genèse du projet.
En tant que réalisateur, je suis habitué à réagir à ce qui se passe en Palestine de manière artistique, cinématographique. Cette fois, ce qui se déroulait était tellement catastrophique que j’ai jugé important de donner la parole à des hommes et des femmes sur place, pour raconter leur survie au quotidien.
Les habitant
es de Gaza sont filmés au plus près :Nous voulons rappeler que les gens qui y vivent sont humains. Dès le début, on a présenté les Palestiniens comme des chiffres, avec chaque jour des décomptes macabres. Lorsqu’ils apparaissent à l’écran, ces chiffres ont des visages, des noms, des histoires, des métiers, des rêves… Ce sont des hommes, des femmes, des enfants, des artistes. Des humains normaux, innocents.
Entre déplacements forcés et pénuries, entre deuils et incertitudes, l’urgence d’un contexte peu propice à la création artistique ne les a pourtant pas empêchés de se saisir de leur propre narratif, comme le rappelle le réalisateur :
Toutes ces personnes, qui ont tourné, joué, aidé, ont vécu les pertes et la destruction. Ils ont tous risqué leur vie pour tourner ces films, et je pense qu’ils ont participé au projet parce qu’ils croient au pouvoir de l’image. Il était primordial de les encourager, de leur expliquer à quel point il était important qu’ils disent eux-mêmes leurs histoires.
Depuis la France, Masharawi et la société de production Coorigines leur apportent soutien moral, financier et artistique, afin de leur permettre de tourner malgré des conditions de vie délétères. Durant toute la période de création, donc, mais aussi après. « J’ai eu une relation privilégiée avec les réalisateurs et leurs films », raconte le metteur en scène palestinien.
Quand on travaille avec des gens dans cette situation, on devient une famille. Certains ont travaillé sans quasiment aucun équipement, et ont dû faire preuve d’une créativité qu’on n’a jamais vue jusque-là dans l’histoire du cinéma. Ils m’ont presque rendu jaloux en tant que réalisateur ! J’aurais aimé avoir eu certaines idées ! (Sourire) Ils sont allés jusqu’à charger leur matériel électronique avec des batteries de voiture !
Laura Nikolov, présidente de Coorigines et superviseuse du projet, s’émerveille elle aussi de ce sens de la débrouille né de la détresse : « Certains se sont carrément enfermés dans des armoires avec des couvertures pour obtenir un son sans bruits parasites ! » La réussite du projet tient du tour de force.
Fixer la mémoire
Si les images en provenance de Gaza trouvent leur chemin sur les réseaux sociaux et à la télévision malgré le shadow banning1 et la censure, elles sont vite supplantées par d’autres actualités. Le cinéma de Rashid Masharawi et le projet From Ground Zero prennent alors tout leur sens. Comme une manière plus pérenne de figer le présent, une photographie qui prendrait en compte à la fois l’apparence de la réalité et ce qui se cache sous sa surface. « Le cinéma a beaucoup plus de pouvoir que les médias d’information continue », assure le metteur en scène.
Ils tuent la mémoire en remplaçant les sujets chaque jour les uns après les autres, et vous font oublier ce que vous avez vu la veille. Le cinéma fixe, protège la mémoire, c’est une forme de documentation du présent, qui prend en compte les personnalités, les rêves, les espoirs…
En a-t-il encore, lui, l’enfant de Gaza, qui a vu s’enchaîner les guerres et les massacres ?
J’ai perdu plus de 30 membres de ma famille lors de cette dernière guerre. Toutes nos maisons ont été détruites, et à travers elles tous mes souvenirs d’enfance. Mais j’aurais toujours de l’espoir. Je n’ai jamais eu peur de notre disparition, aucune occupation ne dure éternellement. Je suis dévasté par les pertes immenses, mais nos racines sont là. Je ne ferais pas de films si je n’y croyais plus.
Rashid Masharawi annonce déjà travailler, toujours avec des réalisatrices et réalisateurs gazaoui
es, sur la suite du projet, pour le moment titrée From Ground Zero Plus. Avec le souhait, peut-être, que le bruit des drones se sera d’ici là définitivement tu.Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1NDLR. En français le « bannissement furtif » : il s’agit du blocage total ou partiel d’un utilisateur ou de sa production sur les réseaux sociaux. Une pratique qui s’est répandue sur X, Meta – Facebook, Instagram – et Linkedin pendant la guerre génocidaire sur Gaza.