
Jean-Pierre Filiu et la bande de Gaza, c’est une vieille relation. Historien, arabisant, professeur à Sciences-Po, il s’est rendu à de nombreuses reprises à Gaza pendant plus de quarante ans. Le chercheur a écrit l’histoire de cette ancienne oasis prospère1 devenue une « bande » seulement depuis la création d’Israël, en 1948, qui y a enfermé 2,3 millions d’êtres humains, dont deux tiers de réfugiés et de leurs descendants.
Cette fois, le voyage ne ressemble à aucun autre. « Rien », titre le premier chapitre.
Rien ne me préparait à ce que j’ai vu et vécu à Gaza. Rien de rien. De rien… Rien, et surtout pas les souvenirs…
Jean-Pierre Filiu a en effet réussi à passer un mois dans la bande de Gaza, l’hiver dernier, entre décembre 2024 et janvier 2025, alors que l’enclave est interdite aux journalistes étrangers par Israël. Intégré à une équipe de Médecins sans frontières, il a pu passer du temps à Al-Mawassi, une enclave dans l’enclave, située dans le sud du territoire. Là, dans le prolongement de la Méditerranée, une mer de tentes, occupées par un million de personnes régulièrement bombardées par l’armée israélienne qui ne cesse de repousser les Gazaouis dans cette prétendue « zone humanitaire ».
Des pillages appuyés par les Israéliens
L’entrée du petit groupe se fait de nuit, à pied, encadré par deux Jeep israéliennes. Puis l’équipe prend place dans des véhicules blindés de l’ONU. « Des zones ravagées émergent de l’ombre… Un paysage dantesque, une litanie de ruines. » Les chauffeurs ne cachent pas leur soulagement quand « la zone des pillards est bientôt dépassée ».
Ces pillards, l’auteur en fait bientôt l’expérience. Il leur consacre plusieurs pages dans un chapitre intitulé « Les vautours ». Réveillé le 4 janvier 2025 à 2 h 30 du matin par d’intenses échanges de tirs, « sur fond de clameurs et de hurlements », il comprendra qu’il a vécu un épisode récurrent de la bande de Gaza : un convoi humanitaire est tombé dans une embuscade tendue par un gang mafieux. Des quadricoptères israéliens, ces monstrueux petits drones armés qui terrorisent Gaza, font feu contre… les hommes qui tentent d’assurer la protection du convoi. Encouragés par ce soutien, les pillards intensifient leur assaut tandis que des habitants profitent de la confusion pour s’emparer d’une partie du butin. Bilan, selon l’ONU : 11 tués, cinq par l’armée israélienne et six dans des échanges de tirs entre Palestiniens. Cinquante camions pillés sur soixante-quatorze, « certaines marchandises se retrouvant sur le marché d’Al-Mawassi dès le lendemain ».
Filiu fait ensuite le recensement des attaques de convois d’aide, systématiquement appuyées par les Israéliens, dans le but de préparer l’éviction des organisations de l’ONU de la bande de Gaza et d’y créer le chaos. Il s’appuie sur les données de l’ONU et aussi sur de nombreux témoignages. « Jamais on ne m’avait confié tant d’histoires de pillages, avec un tel luxe de détails sordides. »
Quand Israël décime l’opposition au Hamas
Pour lutter contre ces exactions, le Hamas a tenté la manière forte, rappelle l’auteur, multipliant les châtiments publics.
Chaque jour me reviennent… des témoignages et des images de tirs dans les rotules. Des miliciens masqués traînent leur victime en pleine rue et tirent dans sa rotule à bout portant, tandis qu’un comparse cagoulé filme la scène.
Le mouvement a aussi exécuté une vingtaine de membres du clan mafieux le plus actif, ce qui contrecarre le plan israélien. L’armée riposte en « visant de plus en plus ouvertement la sécurité des convois d’aide alimentaire ».
Israël n’en réussit pas pour autant à faire disparaître le Hamas, dont les troupes restent bien présentes, malgré l’élimination de leurs chefs. L’occasion pour l’historien de remettre en perspective le parcours du mouvement islamiste en Palestine : victoire aux élections législatives de 2006 sur tout le territoire, boycott du nouveau gouvernement par l’Occident, repli du mouvement sur Gaza où il prend le pouvoir par la force, en réponse à l’hostilité active de la police de l’Autorité palestinienne et de son chef, Mohammed Dahlan.
Aujourd’hui, dit l’auteur, il n’existe aucune opposition structurée au Hamas, faute d’opposants : « Les ravages infligés à la bande de Gaza ont littéralement décimé la classe moyenne ainsi que les milieux intellectuels, artistiques et universitaires » qui critiquaient le Hamas.
L’alternative de la société civile à la mainmise islamiste a tout bonnement sombré dans la mer des camps de tentes.
Restent, dans cette société dévastée, les phares de la dignité, comme les soignants et les journalistes, régulièrement assassinés par l’armée israélienne – plus de 200 journalistes tués selon le dernier bilan officiel qui remonte à avril 2025. Jean-Pierre Filiu a d’ailleurs rencontré le correspondant d’Orient XXI Rami Abou Jamous.
Faisant œuvre scientifique, attaché aux chiffres et aux sources, l’historien laisse pourtant paraître son émotion dans une scansion peut-être inspirée par la poésie de Mahmoud Darwich. Confiné à Al-Mawassi, l’historien n’a pu revoir les lieux de sa mémoire :
Et pourtant j’ai contemplé Rafah, Gaza-ville, Jabaliya […] dans l’intense regard de ceux qui se sont juré d’y retourner.
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1Histoire de Gaza, éditions Fayard, nouvelle édition, 2024.