Gaza. La poésie au féminin contre l’anéantissement

Une nouvelle anthologie de poésie palestinienne contemporaine permet de découvrir des autrices de Gaza et de Cisjordanie, d’autres qui vivent en Israël ou en exil. Toutes témoignent d’une puissance d’écriture et d’ancrage à leur terre et s’attachent à faire entendre leur vie concrète et leurs sentiments.

Une silhouette noire se tient dans l'eau calme, reflet visible à la surface.
Sama Alshaibi, Silsila, 2014
©Sama Alshaibi

Palestine en éclats vient ajouter une nouvelle tonalité aux voix, en poésie ou en prose, qui parviennent jusqu’à nous malgré le génocide en cours à Gaza et l’écrasement de la Cisjordanie. Après, entre autres, Que ma mort apporte l’espoir (Libertalia, collection Orient XXI) de bouleversants poèmes de Gaza, sélectionnés et traduits par Nada Yafi, on découvrira avec saisissement cette nouvelle anthologie qui parcourt présent et passé. Dix-huit autrices palestiniennes, de Gaza, de Cisjordanie, de Jérusalem, vivant en Israël ou en exil, la plupart éditées, primées, à la fois artistes et activistes composent un paysage politique et intime où la distance et l’humour parviennent, parfois, à faire barrage à la dévastation. Leur rage se transmet comme la langue.

On doit à Nida Younis, elle-même poétesse et journaliste, et à l’écrivain et dramaturge algérien Mohamed Kacimi l’orchestration et la traduction de ce recueil qui vient de paraître aux éditions Al Manar, avec le soutien de l’Institut du monde arabe (IMA). L’un et l’autre y témoignent, analysent la situation de ce « peuple qu’on efface », apportent de précieux éléments d’information et de contextualisation pour chaque partie et chaque autrice. Colette Deblé en a réalisé les illustrations au lavis1, à partir de son exploration de la représentation des femmes dans l’art de la deuxième moitié du XXe siècle. Pour qui n’est pas familier de l’œuvre de cette peintre de renom, les dessins, entre orientalisme et cubisme détournés, pourront irriter, mais sont délibérément conçus pour troubler.

« La langue dit ses dernières histoires »

Les premiers poèmes « au temps du génocide » nous viennent de Gaza, encerclée et anéantie depuis le 7 octobre 2023, occupé depuis 1967 et méthodiquement assiégée par Israël après que le Hamas ait remporté les élections législatives de 2006. Plus de la moitié de la population y vivait sous le seuil de pauvreté et 80 % d’entre elles dépendait de l’aide étrangère. Quatre-vingt-dix-sept pour cent de l’eau disponible à Gaza était considérée comme impropre à la consommation et, depuis le 9 octobre 2023, n’était plus du tout fournie. Aujourd’hui, pulvérisés par la guerre et tenaillés par la famine, les Gazaouis tentent d’assurer leur survie au milieu du chaos et de l’effroi. Hiba Abou Nada a tout juste eu le temps de tenir la chronique, jour par jour et heure par heure, de l’attaque israélienne déclenchée dès le matin du 8 octobre 2023 :

Cette fois, il n’y a ni schéma ni logique. Tout est touché. Le nord, le sud, le centre : un bombardement aléatoire, dévastateur, total.

Le 20 octobre 2023, elle sera emportée en martyre avec toute sa famille. Le récit se poursuit à travers d’autres voix. Mona Al-Masdar, qui travaille avec Jazeera Media Network et documente de ses articles le site de l’association We are Not Numbers (« Nous ne sommes pas des nombres »), nous alerte dans « Ici la ville » :

Ici l’alphabet s’écroule,
Et la langue dit ses dernières histoires.

Enass Sultan, elle, a quitté Gaza un an avant la guerre de 2023 et interpelle dans « Une ville morte, ne prétends pas le contraire » :

Gaza m’a rendue imperméable à toute peur au monde et ce mérite doit lui être reconnu.

« Écrire contre le fractionnement » fait écho à cette violence éradicatrice qui déferle aussi en Cisjordanie où, selon le Haut-Commissariat aux droits de l’homme (OHCR), 700 000 colons répartis dans 300 colonies accaparent brutalement les terres et 80 % des ressources hydrauliques. Plus de 600 check-points et barrages militaires quadrillent le territoire et en dépossèdent les Palestiniens, enfermés derrière le mur de séparation. Détention et tortures visent indistinctement ceux qui se soulèvent et tous les autres, adultes comme enfants. Dans « Tous les événements de ce poème sont réels », Maya Abu Al Hayat se remémore :

J’ai marché dix heures dans les montagnes pour rentrer chez moi,
Et les soldats m’ont obligée à faire demi-tour.
J’ai franchi deux mille cinq cents fois les check-points.
J’ai été empêchée de passer cinq cents fois.
J’ai respiré une grenade lacrymogène tombée à mes pieds.
J’ai vu mes enfants respirer une autre grenade dans la voiture.

Asma Azaizeh, qui réside en Israël, lui répond dans « Dernières nouvelles » :

J’ai accumulé assez de nouvelles pour en mourir.
Mes rêves sont devenus une agence de presse.
Mes tranquilles matinées se sont transformées en journalistes acharnées qui sentent l’odeur des blessures à travers les portes, entendent les faibles gémissements à travers leur peau.
Toutes les nouvelles finissent par se fondre en une seule.
Les meurtres, la torture, la noyade — tous sont comme des enfants nés du même père.

Les poétesses palestiniennes en exil vivent aussi bien dans le monde arabe qu’aux États-Unis ou en Europe, mais restent viscéralement liées au pays qu’elles ont dû quitter et à son histoire, tentant parfois d’en déjouer la dimension tragique. Dans « L’Art de disparaître », l’américano-palestinienne Naomi Shihab Nye se moque ainsi, croisant la facétie avec une obstination acérée :

Quand quelqu’un te reconnaît dans un supermarché, hoche brièvement la tête et devient un légume.

Des expériences fragmentées, une réalité partagée

Depuis 1948, Israël mène une guerre totale contre le peuple palestinien. Pourtant, malgré leur hyper-puissance (qu’ils doivent au soutien inconditionnel des États-Unis), leurs dirigeants sont incapables d’instaurer la paix et la sécurité pour leurs propres citoyens et précipitent le monde au bord de l’abîme.

Ces voix de femmes palestiniennes portent le flambeau du combat qu’elles transmettent à leurs proches et aux jeunes générations. Chacune des poétesses — on ne peut malheureusement les citer toutes — interroge la manière dont l’histoire s’écrit dans la société et dans l’intime, comment elle se transmet ou se réinvente dans la langue. Depuis la promulgation de la Loi sur l’État-nation, en 2018, qui constitutionnalise la suprématie juive et déclasse le statut de langue officielle de l’arabe, elle est devenue un véritable enjeu de résistance.

Ce recueil tisse un dialogue entre des expériences diverses et fragmentées, mais qui s’ancrent dans une réalité partagée. Si les textes de présentation et la diversité des poèmes, avec des écritures très revendicatives et dénonciatrices, mais aussi très concrètes et personnelles, se révèlent particulièrement puissants et poignants, on regrettera cependant qu’ils ne soient jamais datés et n’indiquent pas de lieu, même si on parvient souvent à les reconnaître.

Cette poésie féminine est aussi écrite pour être dite et c’est ce qui a été réalisé, le 11 avril, lors de la présentation de l’ouvrage à l’IMA. Marjorie Nakache, comédienne et metteuse en scène, codirectrice du Studio Théâtre de Stains, accompagnée de Ghina Daou, comédienne et réalisatrice franco-libanaise, Kaïna Blada, formée au Studio international des arts de la scène à Paris, et Aurélie Allexandre d’Albronn, merveilleuse violoncelliste et directrice artistique de l’Ensemble Les Illuminations, ont proposé un voyage initiatique dans ces poèmes à la hauteur de leur souffle. Une lecture qui a vocation à se poursuivre, prochainement au Studio Théâtre de Stains, mais aussi sur demande, en d’autres lieux.

1Technique picturale, à l’aquarelle ou à l’encre de Chine, qui consiste à n’employer qu’une seule couleur, diluée afin d’obtenir une gamme de nuances.

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