Orient XXI. — Vous êtes extrêmement lettré dans votre langue maternelle, l’arabe, dont vous dites que la poésie a bercé votre enfance. Vous rendez d’ailleurs hommage dans votre recueil au romancier palestinien Ghassan Kanafani et au poète Mahmoud Darwich. Pourquoi dans ce cas avoir plutôt choisi d’écrire vos poèmes en anglais ?
Mosab Abu Toha. — En réalité, j’écris dans les deux langues. J’ai déjà publié un recueil de poésie en arabe. J’écris en anglais pour être en conversation avec les autres, avec le monde. Nous faisons partie du monde, nous lisons les productions des autres et nous participons à cette production.
O. XXI.— Que signifie pour vous aujourd’hui l’exil ? L’un de vos poèmes tente de définir le terme de « home », qui recouvre à la fois, en français, la notion de maison, de foyer, de patrie, et que la traductrice a eu raison de traduire par « pays ».
M. A. T. — Oui, dans ce poème j’écris que le pays, c’est « le four où ma mère faisait cuire le pain et rôtir le poulet avant qu’une bombe ne réduise notre maison en cendres ». Et notre maison a en effet été détruite, les chars passent aujourd’hui sur ses ruines, dans une ville totalement occupée. Le pays, c’est ce que je ne cesse de perdre, jour après jour, à l’infini. Je suis en partie resté là-bas, sous les décombres, avec mes habits, mes effets personnels, mes souvenirs. Le pire, c’est que je ne pourrai plus y retourner. Et pourtant je n’imagine pas pouvoir rester loin du pays…
« Ces derniers temps, je perds un peu foi dans l’humanité de ce monde »
Le poète s’interrompt de temps à autre pour jeter un regard sur son portable. Il attend des nouvelles de deux membres proches de sa famille enlevés il y a plusieurs jours par les Israéliens. L’un d’eux a été kidnappé à bord d’une ambulance de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Il hausse les épaules, incrédule : « Incroyable, les gars de l’organisation me disent, on ne sait rien, on ne peut rien, c’est Israël (rire amer) comme si Israël était un cataclysme naturel, insurmontable ! »
O. XXI.— Avec l’aide des donateurs, vous avez fondé à Gaza une bibliothèque publique à laquelle vous avez donné le nom d’Edward Saïd. C’était à la suite du bombardement israélien de 2014 qui avait détruit votre bibliothèque personnelle. Vous racontez avec ironie, dans l’entretien qui clôt le recueil, comment vous aviez retiré des décombres une anthologie de la littérature américaine… victime elle aussi d’obus fabriqués et payés par les États-Unis. Le paradoxe vous semble-t-il plus frappant encore aujourd’hui lorsque « le monde libre » semble détruire ses propres valeurs, les valeurs dites « occidentales » ?
M. A. T. — La bibliothèque Edward Saïd a malheureusement été à son tour détruite, sur les deux sites, et son personnel tué. Mais je ne considère pas ces livres comme les symboles de valeurs occidentales. Ils appartiennent à l’humanité. Les valeurs des Lumières sont universelles. Les Arabes ont produit, à travers leur civilisation, autant de livres que les autres, sinon plus. Ils ont beaucoup apporté à l’humanité, pas seulement en littérature, mais en sciences aussi… Il est vrai que ces derniers temps, je perds un peu foi dans l’humanité de ce monde. Les pays qui soutiennent Israël, qui ont tant brillé par leur littérature, ont-ils encore quelque chose à nous apprendre, au moment où ils assistent en silence à notre extermination ? Quand je pense qu’on en est encore à débattre, ici, pour savoir s’il faut dire « génocide » ou pas… Quelle misère… Et alors, si ce n’était pas un « génocide », ce serait acceptable ce qui se passe en ce moment à Gaza ? Faudra-t-il attendre que le peuple palestinien ait à moitié disparu pour octroyer le brevet de génocide ? Et que fera-t-on à ce moment-là ?
« Même sous terre nous n’avons pas droit au repos »
O. XXI.— Les poèmes que nous lisons dans ce recueil datent de 2021, c’est-à-dire avant le 7 octobre 2023. Pourtant on a l’impression qu’ils ont été écrits aujourd’hui. Aviez-vous pressenti ce qui allait advenir ?
M. A. T. — En effet, ce recueil est paru en anglais en 2022. Un autre recueil vient de sortir, Forest of Noise (éditions Knopf, non traduit.) Malheureusement, tout ce que l’on trouve dans le premier se répète aujourd’hui, à une échelle encore plus terrible : toujours plus d’obus, de morts, de ruines. C’est sidérant. Nous aurons traversé à Gaza plusieurs agressions israéliennes : en 2009, j’ai été blessé, j’avais 16 ans, puis en 2012, puis de nouveau en 2014, et encore en 2021. Aujourd’hui, en 2024, non seulement nous sommes tués en masse, mais le monde nous regarde en direct nous faire massacrer, appeler au secours sans que personne n’intervienne. Après avoir publié ce premier recueil, j’espérais que les choses allaient changer. Hélas. Et je me dis, mais ces poèmes sont donc vains ? En réalité, le monde veut qu’ils le soient… Nous autres Palestiniens, nous ne sommes pas considérés comme des humains. Pas seulement par Israël. Dans le deuxième recueil, Forest of noises, j’écris que seuls les cimetières veulent bien de nous.
O. XXI.— Les cimetières aussi ont été bombardés à Gaza lors de cette dernière offensive…
M. A. T. — Même sous terre, vous voyez, nous n’avons pas droit au repos. Le poème intitulé Éclats d’obus cherchent rires, dans le premier recueil, raconte la mort d’une famille entière, fauchée en mai 2021. Mais combien de familles entières sont-elles aujourd’hui décimées ? Moi-même j’ai récemment perdu des cousins germains ciblés avec femme et enfants. L’histoire se répète, massacre après massacre. Pourtant, ces familles étaient toutes différentes, elles avaient chacune leur propre histoire à raconter. On me dit parfois, alors que j’ai le cœur qui saigne : « Et pourquoi ne parlez-vous pas du massacre du 7 octobre ? » Je réponds que je ne suis pas l’enfant du 7 octobre, que je suis né dans un camp de réfugiés, de parents réfugiés, et que mon grand-père a été expulsé de Jaffa, en 1948.
O. XXI.— L’enfance est justement l’un des deux thèmes récurrents dans vos poèmes, je retiens ce passage terrible :
J’ai vu un homme sortir de là un enfant sans tête,
Un autre sans bras ni jambes.
Ils étaient si petits qu’on ne pouvait pas distinguer : garçon ou fille ?
La haine ignore ce type de détails
(…)
Les enfants n’étaient pas du Hamas
Leurs vêtements et leurs jouets n’étaient pas du Hamas
M. A. T. — Oui, les enfants sont les principales victimes, qu’ils soient tués ou survivants. Combien sont amputés, combien traumatisés à vie ? Savez-vous que les médecins à Gaza ont aujourd’hui une nouvelle dénomination pour une nouvelle catégorie d’enfants : « blessés-seuls-survivants-de-leur famille » 1 ? Ils sont 1 200 à avoir perdu père, mère, frères et sœurs. Sans parler des écoles en ruines, pour un peuple qui avait le niveau d’alphabétisation parmi les plus élevés, malgré sa misère. Tout ce qui a trait à l’éducation a été bombardé. Toutes les universités ont été détruites… Toutes.
« Sangloter sans bruit »
O. XXI.— Votre recueil de poèmes a, de ce fait, valeur de documentaire. Les chiffres y abondent, les dates. Vous y avez également inclus des photos, avec des légendes poétiques, comme celle des fraises de Beit Lahia, région du nord de Gaza célèbre pour ces fruits. Avec cette légende : « Et pourtant les fraises n’ont jamais cessé de pousser ».
M. A. T. — Hélas, ce n’est plus le cas aujourd’hui. La terre est dévastée. Tout est ravagé. Déjà durant le blocus, les Israéliens rationnaient tout, jusqu’à la quantité de carburant qui entrait à Gaza. Toujours en prétextant le Hamas. Et on nous dit : oui, mais votre tort, à vous autres Palestiniens, c’est que vous êtes divisés. On oublie que les Israéliens ont tout fait pour nous diviser. Géographiquement déjà, entre la bande de Gaza et la Cisjordanie. Politiquement ensuite en soutenant eux-mêmes le Hamas au début, afin de fracturer le peuple. Je ne suis pas historien, mais je raconte ce que j’ai vu, ce que j’ai vécu.
O. XXI.— Vous parvenez avec tout cela à recourir souvent à l’ironie, à l’humour… sans doute seriez-vous d’accord avec Chris Marker qui disait : « L’humour est la politesse du désespoir. » ? Vous avez un poème intitulé Sangloter sans bruit.
M. A. T. — Vous savez, l’humour est un trait de notre culture, je ne suis pas le seul. C’est le signe que nous n’avons pas perdu notre humanité.
O. XXI.— C’est en effet cette espèce de retenue que nous trouvons dans l’anthologie des poétesses et poètes de Gaza, publiée dans la collection Orient XXI des éditions Libertalia, qui contient d’ailleurs deux de vos poèmes. Son titre, Que ma mort apporte l’espoir, est tiré du dernier poème de Refaat Al Areer, autre poète anglophone. Vous le connaissiez ?
Mosab Abu Toha prend un moment pour feuilleter l’exemplaire que nous lui remettons : « Refaat était un ami… (profond soupir) Je vois que l’édition est bilingue, c’est bien. Et c’est un bien beau titre. »
Nous quittons à regret le jeune homme souriant et chaleureux, qui enchaîne les entretiens de presse. Un succès amplement mérité.
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1NDLR. Ces enfants sont désignés par le sigle WCNSF pour Wounded Child No Survivng Family.