Gaza. « Mets ton cœur sur la main et marche » donne une voix aux silences

Révélé au printemps 2025 par la section ACID (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion) du Festival de Cannes, le documentaire de la cinéaste irano-française Sepideh Farsi se distingue par sa force et sa singularité. Conçu comme un dialogue avec la photojournaliste palestinienne de Gaza Fatma Hassona, tuée le 16 avril 2025 dans un bombardement israélien, il constitue un mémorial actif.
Rencontre avec la réalisatrice à Paris.


Jeune femme souriante avec un appareil photo, entourée de lumières scintillantes.
La photojournaliste palestinienne Fatma Hassona. Elle a été tuée le 16 avril 2025 dans le bombardement de sa maison familiale à Gaza.
capture d’écran / X

C’est la voix de Gaza que Sepideh Farsi fait résonner dans son dernier film. Cette présence naît du lien intime qu’elle a tissé avec Fatma Hassona, jeune photojournaliste palestinienne de 24 ans. Pendant près d’une année, Fatma a filmé le siège de sa ville, documenté son quotidien et envoyé ses images, vidéos et témoignages à Sepideh, malgré un réseau limité à la 2G fragile et des communications régulièrement coupées par Israël. Du 24 avril 2024 au 16 avril 2025, elles ont échangé sans relâche — vidéos, messages vocaux, photos, éclats de vie. Un fil fragile brutalement rompu lorsque des missiles israéliens ont tué Fatma avec plusieurs membres de sa famille. Depuis, de brèves conversations avec ses proches, parfois réduites à quelques mots, maintiennent vivante sa voix malgré le fracas de la guerre.

Sepideh Farsi était en tournée avec son film d’animation La Sirène, consacré à la guerre Iran-Irak (1980-1988), lorsque les attaques du Hamas du 7 octobre 2023 ont eu lieu. « La riposte israélienne a rapidement et largement débordé du cadre de la légitime défense. J’ai alors senti qu’il fallait comprendre ce qui se jouait au Proche et Moyen-Orient. » Pour elle, ce n’était pas une simple curiosité intellectuelle. « J’ai vécu la moitié de la guerre avec l’Irak en Iran. Je connais l’atrocité de la guerre. Je sais qu’elle ne commence ni ne s’achève à une date précise. »

Elle explique que ce projet est aussi né d’une frustration, l’absence de voix palestiniennes dans les grands médias :

On n’entendait que les points de vue de l’Union européenne, des États-Unis, du Qatar et d’Israël. La parole palestinienne était absente, comme la parole iranienne l’est souvent du récit dominant dans les médias. En tant qu’Iranienne, je sais ce que cela signifie d’être réduite au silence. Cela a fini par m’obséder. Je voulais retrouver cette voix et la faire entendre.

La cinéaste iranienne voulait entrer à Gaza par le poste-frontière de Rafah, depuis l’Égypte, mais le passage était fermé. À ce moment-là, seuls quelques Palestiniens pouvaient quitter Gaza vers l’Égypte en payant entre 5 000 et 7 000 dollars par personne (4 656 et 6 518 euros). Ne pouvant accéder directement à Gaza, elle a décidé de suivre des réfugiés palestiniens au Caire pour recueillir leurs témoignages.

C’est dans ce contexte qu’on lui présente Fatma Hassona, vivant dans le nord de Gaza. La rencontre se fait à distance, mais le lien est immédiat. « Elle m’a raconté son quotidien, m’a envoyé des images, des vidéos, des récits. Nous nous sommes vite attachées l’une à l’autre. La joie de se voir sur le petit écran était immense et réciproque. »

Le tournage commence le 24 avril 2024, sur une connexion précaire souvent interrompue par Israël. Puis, le 16 avril 2025, tout s’arrête. Farsi apprend la mort de Fatma. Elle choisit de ne pas céder au chagrin. Dans le film, l’annonce apparaît comme une simple phrase blanche sur fond noir, sans musique. C’est l’absence qui dit tout. Le film est devenu un mémorial actif.

L’essence d’un quotidien sous siège

Le dispositif est minimal, mais d’une force rare. Les conversations vidéo entre Sepideh et Fatma constituent la matière première du récit. Les coupures de courant, les images pixelisées, le bruit des notifications et les blancs dans les conversations font partie intégrante de la narration.

Les photographies de Fatma saisissent l’essence d’un quotidien sous siège : enfants jouant dans les ruines, rituels funéraires improvisés, déplacements de familles palestiniennes, objets dérisoires conservés comme des trésors. Un jour, hors caméra, Fatma lui dévoile ses cheveux dans un geste intime, réservé à elle seule. Ce moment silencieux, invisible aux spectateurs, reste un secret partagé, un signe de confiance.

Cette approche refuse le spectaculaire pour privilégier le temps long, la présence ténue, la respiration. Chaque silence devient signifiant, chaque coupure de réseau rappelle la fragilité des liens et l’ampleur de l’horreur vécue par une femme que l’on apprend à connaître. On perçoit son calme, sa sobriété, la lumière discrète de son sourire. Elle n’est pas un chiffre dans une statistique, mais un être humain, entier et singulier.

La mise en scène se déploie dans la conversation obstinée, la patience des silences et l’économie des images. La musique, le montage et la photographie se combinent en une forme de fugue lente, répétitive et entêtante. Le spectateur repart avec la sensation d’avoir partagé, au-delà des images, un lien fragile et vital.

PUT YOUR SOUL ON YOUR HAND AND WALK de Sepideh Farsi - Bande-annonce - YouTube

Contre l’oubli

Dès leurs premiers échanges, Sepideh Farsi et Fatma Hassona utilisent un mot que beaucoup évitaient : « génocide ». « Aujourd’hui, il circule partout, mais pour nous il s’est imposé immédiatement », explique Farsi. Dans un climat saturé de propagandes croisées, ce choix précoce prend la force d’un geste politique.

La situation s’est encore aggravée depuis : famine à Gaza, annexion progressive de la Cisjordanie, arrachage de 18 000 oliviers par l’armée israélienne pour effacer l’identité palestinienne, avancée simultanée des colonies illégales et pourtant autorisées par le gouvernement israélien. Parallèlement, Israël mène désormais des attaques au Liban, en Syrie, au Yémen, en Iran, au Qatar, et parfois même en Irak.

Au fil de l’entretien, la discussion quitte le seul terrain cinématographique pour aborder la dimension politique du conflit, et notamment les résonances qu’il a en Iran. Farsi explique qu’en Iran, exprimer un soutien à la population palestinienne reste difficile car beaucoup redoutent une récupération politique par le régime iranien. Même si un petit nombre d’Iraniens au sein de la diaspora défendent Israël, de plus en plus de voix condamnent Israël. Elle cite l’actrice Taraneh Alidousti, connue pour ses multiples collaborations avec le cinéaste Asghar Farhadparmi, parmi les rares artistes iraniennes de l’intérieur du pays à avoir signé l’appel des « Artistes pour Fatem » pour briser le silence du milieu du cinéma face au génocide — un geste qu’elle qualifie de « singulier et exemplaire ».

À propos de la menace d’une reprise des hostilités contre l’Iran, Farsi explique que son pays n’a pas déclenché la guerre du 13 juin 2025. Ce conflit de douze jours, dit-elle, a été initié par Israël avec le soutien des États-Unis et de plusieurs pays européens. Elle souligne l’hypocrisie de ces puissances qui invoquent la défense de la démocratie tout en soutenant un État non signataire du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), contrairement à l’Iran. Elle rappelle aussi les interventions en Afghanistan, en Irak et en Libye — cette dernière avec le soutien direct de la France — qui n’ont jamais apporté la démocratie.

Pour elle, la guerre des douze jours n’a fait que renforcer la répression contre les dissidents et aggraver les expulsions massives et inhumaines de réfugiés afghans. Le peuple iranien, dit-elle, reste pris dans un étau entre les sanctions, la menace de guerre et un pouvoir qui étouffe ses revendications.

Enfin, Farsi insiste sur la nécessité absolue de faire respecter le droit international, bafoué notamment à Gaza. Son affaiblissement mine les conventions internationales et fragilise l’ONU. Or, face aux conflits et aux violences d’État, elle estime que seule la défense du droit international peut garantir la paix.

Sur les écrans du monde

Ce regard politique nourrit aussi la force de son œuvre, qui poursuit désormais sa route sur les écrans du monde. Après avoir ému Cannes et conquis le public britannique lors de sa sortie le 22 août, puis rencontré un grand succès aux Pays-Bas le 4 septembre, Mets ton cœur sur la main et marche s’apprête à sortir en France le 24 septembre. Une quinzaine de pays se sont déjà engagés à le programmer. Sepideh Farsi poursuit, infatigable, la transmission de la voix de Fatma — dans les salles obscures, les débats publics, les articles et les rencontres. Elle veut que Fatma continue à franchir les murs, qu’elle se glisse entre les silences et que, au creux même de la nuit la plus dense, elle contribue à maintenir un espoir. « L’important, c’est que son message passe. Nous avons perdu Fatma ; nous n’avons pas perdu sa voix. » Il ne faut pas oublier ce courage, au milieu des crimes inhumains qui l’ont entourée, ni ce qu’elle inspire encore.

En quittant Sepideh Farsi, c’est l’écho des vers du poète iranien Ali Akbar Dehkhoda (1879 - 1959) qui m’est revenu. Leur souffle, venu d’un autre temps, me semblait répondre à celui de Fatma, à sa persévérance et à sa voix qui franchit encore les murs. Ces lignes, tirées de Morgh-e Sahar  L’Oiseau de l’aube »), portent la même promesse d’aube que celle qu’elle faisait jaillir au cœur de la nuit :

Ô oiseau de l’aube
Quand la nuit sombre aura levé son voile noir
Et qu’au souffle vivifiant de l’aurore
L’ivresse du sommeil quittera les fronts endormis
La bien-aimée au voile d’azur dénouera ses tresses d’or
La lumière pure se dévoilera dans toute sa splendeur
Et le démon au visage hideux sera pris dans son rempart
Souviens-toi de la chandelle éteinte souviens-toi

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