Hamed Abdalla, l’œil du fellah sur le monde

Itinéraire d’un peintre égyptien · Peintre, dessinateur, auteur d’écrits sur l’art et la philosophie, Hamed Abdalla est l’un de ces grands artistes dont les engagements politiques ont fait de l’ombre à son art — malgré lui. Décédé à Paris en 1985, il laisse une œuvre riche qui trouve un écho particulier dans la situation actuelle de l’Égypte et du monde arabe.

« Hamed Abdalla », 1962.

Hamed Abdalla n’a pas vécu la révolte égyptienne de 2011 mais son œuvre, inscrite dans l’histoire de son pays, pourrait parfaitement l’illustrer. Né en 1917, il est l’aîné d’une famille de paysans originaires d’un village situé près de Sohag (Moyenne Égypte). Il grandit près du Caire et comme sa famille, travaille la terre. De ses origines pauvres il gardera une préoccupation et un respect pour les droits des plus démunis et le peuple, au sens noble du terme — même quand il côtoiera la bourgeoisie cairote. C’est à l’école coranique que ses talents sont détectés : sa façon de tracer les lettres arabes retient l’attention de son professeur, qui en parle à son père. L’art est un univers inconnu pour ce paysan qui se laisse convaincre, sans toutefois imaginer ce qu’il désirait faire : « il voulait qu’il découvre un métier d’artisan, qu’il travaille le fer forgé par exemple », raconte son fils, Samir Abdalla.

Mais Abdalla préfère dessiner et peindre. Sans contraintes. Il ne s’épanouit pas à l’école d’art où on veut lui imposer des modèles et le brider.  « Il s’est intéressé aux artistes modernes et contemporains comme Picasso et Matisse mais il ne s’est pas laissé influencer totalement par ceux qu’il admirait », raconte Roula El Zein, auteure de Abdalla, L’oeil de l’esprit. Repéré adolescent par un militant communiste égyptien d’origine grecque qui exposera ses dessins, Abdalla rejette dès le début un rapport servile aux Occidentaux. « Il disait que sa peinture s’insérait dans la tradition arabo-égyptienne, qu’elle était dans la ligne de développement de cette civilisation », poursuit l’auteure.

Aux mêmes sources que Picasso

Cet artiste autodidacte commence à peindre en 1933. À 20 ans, il produit des oeuvres influencées par El Greco. Après avoir voyagé à travers l’Égypte, il revendique un héritage égyptien, de l’Antiquité à aujourd’hui en passant par l’art copte. S’il ne récuse pas les apports de Henri Matisse, Vassily Kandinsky ou Paul Klee à l’art moderne, il souligne qu’ « il faut rendre justice au fait que nous puisons aux mêmes sources », rapporte son fils qui explique : « il voulait rappeler au monde l’inspiration arabe souvent occultée de ces maîtres de l’art moderne ». C’est d’ailleurs ce qu’il détaille dans un article écrit en 1955.

Couple de fellahs, 1954
47,5 x 73, technique mixte encaustique sur papier Masonit

« Vous nous donnez de l’Égypte une vision bien différente de celle que les peintres occidentaux en ont rapporté », dit-on à celui qui est surnommé « le Picasso arabe ». Ses interlocuteurs pensent le flatter avec une telle comparaison, qui vient à l’esprit dès que l’on regarde certaines de ses œuvres. Il ne l’est pas. « Il était excédé et répondait : ’Ce n’est pas mon tort que Picasso ait puisé dans les mêmes sources que moi, ce patrimoine commun a marqué tous les artistes’ », se souvient son fils.

Ce défenseur de la culture arabe et du panarabisme joue avec la langue arabe. Il invente des "hiéroglyphes arabes". « Son travail sur les mots-formes résume parfaitement tout ce qui l’a intéressé ou interpellé. Il fait de ces mots des êtres à part entière », détaille Roula El Zein. Ainsi combine-t-il par exemple les lettres du mot « esclave » écrit en arabe pour former le dessin d’une personne recroquevillée et en souffrance.

Al-Abd, l’esclave, 1975
92 x 73 cm, acrylique sur papier

Il utilise le même procédé pour des mots qui résonneront à nouveau en Égypte en 2011 tels que « révolution », « liberté » ou encore « Tahrir »  (libération). Aquarelle, gouache sur papier de soie et de carton, huile sur toile, encre, lithographies... Abdalla a peint et dessiné en utilisant plusieurs techniques qu’il décortiquait dans ses écrits. Il expérimentait ses techniques sur le papier avant de les décliner et de les faire vivre sur plusieurs supports. Mais ce précurseur n’a pas eu la célébrité que son travail aurait pu lui conférer à cause de ses engagements politiques.

La libération, 1968
65 x 46 cm, acrylique sur carton

Un engagement politique coûteux

Si Abdalla ne veut pas être présenté comme un artiste engagé, ses œuvres le sont. Et ses choix aussi. « Il a été emporté par l’élan de la révolution nationale de Gamal Abdel Nasser et a participé au grand mouvement d’égyptianisation des milieux culturels. Mais il n’a pas tardé à être déçu par Nasser », raconte El Zein. Ces temps difficiles que traverse son pays et ses compatriotes, l’artiste les racontera toujours dans ses œuvres sombres. Passé du quartier modeste de Manial où il a grandi à la place Tahrir — il a vécu en face du Musée égyptien -– le peintre fréquente la haute société cairote « mais reste révolté par les attitudes bourgeoises », commente Samir Abdalla. Il critique les décisions politiques et économiques dans des créations qui expriment la misère, l’oppression et la censure que l’artiste ne saurait supporter. Mais il dessine aussi l’espoir, sous la figure de cet homme qui lève les mains au ciel en priant pour voir des jours plus cléments. « Il était persuadé que le peuple allait se soulever et chambouler l’ordre établi », rapporte son fils. « À l’inverse des bureaucrates qui voulaient imposer un projet arabe par le haut, lui faisait toujours confiance au peuple ».

Espérance, 1951

Après de nombreux voyages en Égypte, il quitte le pays pour le Danemark, puis la France en 1956 où il sera exilé pendant 20 ans. Son travail évolue, se métamorphose au gré de ses voyages mais garde sa profondeur. Il a 39 ans et ne tardera pas à connaître deux grandes ruptures avec son pays d’adoption. « La France, suivie du Royaume-Uni, a été le premier pays à reconnaître son talent et à le faire connaître, mais à cause de la guerre de Suez, il refuse de travailler dans ces pays qui font la guerre à son peuple ». Première rupture. Et entre montée du racisme et décolonisation, la période est difficile pour les artistes arabes. La seconde rupture sera marquée par la guerre entre Israël et l’Égypte (juin 1967). Il rédige un manifeste contre Israël et prend parti pour la cause palestinienne. Le célèbre galeriste parisien Bernheim, qui exposait ses œuvres, soutenant Israël, son engagement politique sonne la fin de leur collaboration. Il sera alors marginalisé sur la scène occidentale. Et dans son propre pays : ses critiques de la dérive autoritaire de Anouar El-Sadate lui valent une mise à l’écart.

Le matin aux Halles, 1951
18 x 25 cm, aquarelle

Son œuvre est de nouveau empreinte de désespoir. Les paysans et les pauvres y gardent toute leur place. « Lors de son retour au Caire en 1981, il constate que la situation est catastrophique », termine son fils. Lui qui prévoyait de retourner y vivre décède quatre ans plus tard à Paris. À cause de ses engagements politiques, ce précurseur de l’art moderne égyptien n’a pas eu la renommée que la qualité de ses créations aurait pu lui valoir. Depuis 2008 toutefois, son travail – connu des amateurs d’art – se dévoile au public égyptien, français et du Golfe qui peut découvrir l’œuvre prolifique d’un grand artiste.

  • Roula El Zein, Abdalla, L’oeil de l’esprit, Bachari, 2014. - 296 p.

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