Il n’est pas nécessaire de faire long pour faire profond, émouvant et actuel. C’est le cas du court livre que publie l’historienne Sophie Bessis, sous la forme d’un dialogue avec Hannah Arendt. Ce dialogue, elle l’insère dès l’abord dans ce qui les rassemble toutes deux. On écrit ici « dialogue », car vu le nombre des citations de l’autrice germano-américaine que Bessis met en exergue, pour les magnifier ou les contester, il s’agit dans ces pages plus d’un dialogue que d’une simple lettre. « Vous êtes de ces juifs qui ont cheminé dans le [XXe] siècle contre l’injonction identitaire, hors des cadres et des assignations », lui écrit Bessis, en forme de reconnaissance pour l’héritage qu’ils, et surtout elle, lui ont transmis.
Il est beaucoup question, dans cet ouvrage, du destin du nationalisme. Qu’il soit porteur d’oppression ou qu’il s’affiche progressiste, « je veux rappeler, écrit Bessis, que les nationalismes s’alimentent l’un l’autre pour le pire, jamais pour le meilleur ». Dans le nationalisme, elle voit, comme Arendt en son temps, une menace mortelle pour le destin de l’humanité. Et de citer la philosophe-politologue : « On peut redouter que, les choses étant ce qu’elles sont, il ne reste d’autre solution aux nationalismes cohérents que de devenir racistes. » Le rejet radical et même le mépris à l’égard du nationalisme, matrice de l’identitarisme, ce dernier lui-même composante inhérente au fascisme, les réunit toutes deux.
Pas de complaisance pour les fascistes juifs
Ainsi, Bessis rappelle à ceux qui l’auraient oublié qu’en 1948, année de la fondation de l’État d’Israël, Hannah Arendt signa avec Albert Einstein une pétition contre la venue aux États-Unis de Menahem Begin, chef de la fraction sioniste ultranationaliste. Du parti de Begin, nommé à l’époque le Herout, Bessis rappelle qu’Arendt écrivit qu’il est « intimement lié aux partis fasciste et national-socialiste, tant par la structure de son organisation que par ses méthodes, sa philosophie politique et son pouvoir d’attraction sociale ». On vous parle là d’un temps où les fascistes étaient désignés pour ce qu’ils sont, et où, lorsqu’ils étaient juifs, même au lendemain de la Shoah, ils ne se voyaient pas pour autant octroyer un droit automatique à la complaisance.
Pour ce qui touche au Proche-Orient, ce qui suscite chez Bessis son admiration d’Arendt, c’est la capacité de cette penseuse, pourtant clairement sioniste, d’avoir dès l’abord saisi les limites de ce projet et les menaces qu’il portait à l’égard des autochtones en Palestine — à commencer par leur négation. En revanche, ce qu’elle lui reproche en premier lieu, c’est qu’en « Européenne incurable », les juifs n’étaient pour Arendt qu’« un peuple européen ». Elle rejetait la « ville levantine », qu’elle assimilait à l’ignorance, alors qu’elle ne faisait là, juge Bessis, que manifester sa propre ignorance — ignorance de ces cités cosmopolites qu’étaient Alexandrie, Beyrouth, Salonique et tant d’autres. En héritière des Lumières et de la pensée moderne européenne, la philosophe allemande n’a pas compris que les juifs orientaux portaient en eux autre chose qu’une arriération.
Arendt, note Bessis, a raison de clamer que le bassin méditerranéen fut un berceau de l’Europe, mais elle oublie que ce bassin avait deux rives. Dès lors, poursuit-elle, Arendt a perçu ces juifs orientaux, et surtout ces juifs du petit peuple du mellah, comme les percevait le colonialiste européen, c’est-à-dire comme des inférieurs. Le sionisme, note-t-elle, a été conçu par des intellectuels juifs européens ; « il porte en lui toute l’Europe, et rien qu’elle ». Or, rappelle l’autrice, l’Europe « était à l’époque impérialiste ». Et coloniale. Européens, les sionistes « étaient civilisés. Cet apanage leur donnait le droit d’occuper ». En érigeant Israël, ce que les sionistes voulaient, c’était « créer un morceau d’Europe en Orient ». Leur père fondateur, Théodor Herzl, ne l’avait jamais caché, assumant pleinement le caractère colonial de son projet, même s’il ne limitait pas ce projet à une simple colonisation. En ce sens, le sionisme portait en lui, dès son émergence, la pensée et le comportement méprisant du colonisateur envers le colonisé.
Un antisionisme dérisoire
Bessis se définit comme une « juivarabe », comme Arendt se serait définie comme « juive allemande ». Encore ne le fait-elle qu’à une seule reprise, comme si elle souhaitait pointer qu’elle reste loin de n’être que cela. Et elle n’a, pour les dirigeants arabes qui ont mené leurs peuples au chaos, pas plus d’indulgence que pour les dirigeants sionistes. De ces nationalismes-là, qui s’étaient « donné pour but de créer des peuples homogènes, débarrassés des "autres" qui attentaient à leur intégrité », elle mène un procès tout aussi vigoureux, montrant comment un « antisionisme » dérisoire a pu leur servir de dérivatif à la colère populaire. Et d’utiliser une fois de plus le propos d’Arendt pour juger la faillite du nationalisme arabe sur les sociétés qu’il a dirigées. « La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire […] est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle. […] Être déraciné veut dire n’avoir pas de place dans le monde », écrivait Arendt. Et Bessis d’ajouter : « Les émirs autoproclamés des nouvelles guerres saintes en offrent une à ces foules sans repères. »
Elle dresse cependant un portrait amoureux et émouvant, mais aussi critique du Maghreb de son enfance, et aussi du Maghreb juif disparu — particulièrement de sa Tunisie natale. Tous y étaient tunisiens, écrit-elle. Mais d’abord « on était arabe, musulman, juif, italien, maltais, catholique. Les Français commandaient ». Bref, de multiples communautés cohabitaient « dans une proximité tranquille, mais distante. L’endogamie était la règle ». En d’autres mots, dans ses colonies, la « République française » ne reconnaissait aux autochtones ni citoyenneté ni laïcité… Bessis raconte une histoire qui ne fait que commencer d’être mieux connue, celle de l’émigration juive d’Afrique du Nord des années 1940-1960 vers Israël et de ces juifs orientaux, maghrébins, turcs, yéménites, syriens, égyptiens ou irakiens dont le passé a été oblitéré par les fondateurs de l’État d’Israël. « Ceux qui venaient de chez moi ont été sommés d’oublier ce qu’ils étaient », écrit-elle.
Si l’on doit trouver, dans ces pages, une faiblesse (petite), on dira que Bessis n’offre du basculement relativement massif de ces juifs orientaux dans le camp israélien ultranationaliste et le plus farouchement ethniciste une fois arrivés en Israël qu’une explication insuffisante.
On laissera au lecteur la liberté de découvrir les dernières pages, où Bessis rejoint les temps présents, des temps de pandémie, de dégradation accélérée des écosystèmes et d’explosion des identitarismes exclusifs. Elle y développe avec mesure, mais toujours à l’aide d’Arendt, la voie d’un futur possible. Au fond, même si le mot n’apparait nulle part dans son livre, le thème qui semble le plus cher à Bessis n’est pas tant celui d’« universalisme », devenu objet d’interprétations quasi antagoniques, que celui d’internationalisme. Et elle y fait, plus que tout, un éloge de la résistance. « Politiquement, dans des conditions de terreur, la plupart des gens s’inclineront. Mais certains ne s’inclineront pas. » La phrase est d’Arendt, évidemment, dans Eichmann à Jérusalem.
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