Il faut parfois « réparer » son corps pour trouver son identité de genre et apaiser ses angoisses. Les opérations de transition, qualifiées de façon plus clinique de réassignation sexuelle, consistent à recourir à la chirurgie pour changer de genre. Encore confidentielles et risquées il y a une trentaine d’années, elles sont désormais fréquentes en Europe, en Amérique du Sud et en Asie, en dépit des polémiques qu’elles provoquent. Elles restent complexes. Médecins, endocrinologues, psychiatres et chirurgiens décrivent les phases de mélancolie et de détresse qu’affrontent les adolescent
es s’engageant sur cette voie.C’est le mérite de Hâpy, roman de Taleb Alrefai sous-titré Histoire d’un transgenre koweïtien d’aborder par un livre grand public la transidentité dans un pays du golfe Arabo-Persique. L’auteur s’est inspiré d’une histoire vraie. Les deux opérations marquant une transition dans ce cas « FtoM », female to male, l’ablatation des seins puis des organes sexuels internes, sont décrites en détail.
L’héroïne de ce récit s’appelle Rayyane, et porte un prénom à la fois féminin et masculin, comme une prémonition subliminale. À l’âge de 15 ans, elle n’a pas ses règles et son mal-être se centre sur son corps. Dans cette société corsetée des riches familles conservatrices du Koweït, la mère de Rayyane a épousé un cousin germain. C’est peut-être l’origine des difficultés de genre de Rayyane. L’adolescente découvre en consultant — avec sa mère et le consentement revêche de son père — qu’elle n’a ni ovaires ni utérus, malformation assez courante dans le cadre de mariages consanguins.
Une année entière sous le hijab
La mère de Rayyane, une intellectuelle délaissée par un mari trop occupé par ses « affaires », élève six filles. La meilleure amie de l’adolescente, Jawa, est mi-américaine, mi-koweïtienne et à ce titre pestiférée. Au Koweït mondialisé, on n’aime pas les étrangers. Il y a bien des crises, mais les deux femmes accompagnent Rayyane pendant les deux ans d’une transition chaotique. Jawa rebaptise son amie « Hâpy ». Pour les Égyptiens, Hâpy est le dieu des crues du Nil, représenté de manière androgyne, à la fois homme et femme.
La mère de Rayyane et Jawa sont des voyages à Bangkok pour les opérations. La mère aide Rayyane à mettre en place un réseau médical efficace, qui la traite avec considération. C’est un des aspects passionnants de ce récit, la mobilisation sans a priori du corps médical. Les médecins koweïtiens sont de précieux alliés pour Rayyane, et organisent le passage de relais à leurs collègues de Bangkok.
Contre Rayyane, et contre sa mère aussi, le père et mari entre dans des colères folles. « Je vais te tuer ! », « sale chienne », « avorton » émaillent leurs échanges. Et puis il y a les cinq sœurs, peinées ou en rage, avec Dieu en continuum à la bouche. Pourtant il y a une fatwa de 1988 de « la ligue des savants musulmans de la sainte Mecque » qui autorise les « chirurgies réparatrices des organes sexuels ». Rayyane sans ovaires ni utérus doit être « réparée ». Quelques années plus tôt en 1982, l’ayatollah Khomeiny avait en Iran donné à « une femme emprisonnée dans un corps d’homme » son accord pour une opération de réassignation sexuelle. Reste la question de l’héritage : au Koweït, comme dans plusieurs autres pays de la région, un homme hérite davantage qu’une femme. En clair si Rayyane devient un garçon, cela modifie l’ordre de succession et l’héritage. Le Koweït, pays de 3 millions d’habitants, est occidentalisé dans son mode de vie, avec des traditions ancestrales. Hâpy décrit la bourgeoise locale, vaste maison, bijoux, domestiques, chauffeur, milieu où le libre arbitre est mal toléré, en particulier pour les femmes, de plus désavantagées financièrement.
Les affrontements interfamiliaux se font plus durs au fil du récit. Le père se lamente : « Quel visage vais-je afficher devant les gens ? » Noura, la plus bigote de ses sœurs, lâche exaspérée : « Je voudrais te tuer de mes propres mains ».
L’ironie féroce du destin fait porter à Rayyane le hijab durant la dernière année de sa scolarité lycéenne, sur le conseil de ses médecins. Il n’a plus de seins, et la prise de testostérone entraine alors un changement de sa pilosité et de son visage.
Passer une année entière sous un hijab ! C’était fou de vouloir tout à la fois assumer ma vraie identité au prix d’efforts et de souffrances intolérables et dans le même temps de cacher le moindre signe de ma transformation ! C’était comme porter ce fichu soutien-gorge chaque jour à l’école : il pesait sur mes cicatrices dont il ôtait la croûte ! Je hurlais intérieurement : je suis un garçon, moi, je ne suis pas une fille !
« L’imitation du sexe opposé » criminalisé
La transidentité est dans le monde arabe une question mise sur la place publique depuis une trentaine d’années, contrairement au travestissement, décrit depuis des millénaires. L’anthropologue Corinne Fortier, autrice notamment d’une étude intitulée « Troisième genre et transsexualité en pays d’Islam » 1, explique que longtemps le terme mukhannath était utilisé pour désigner l’efféminé, sans pour autant avoir une connotation sexuelle. Le mukhannath pouvait porter des vêtements et avoir une gestuelle féminine, chanter, danser. Il vivait en compagnie des femmes puisque sexuellement, il ne s’intéressait pas à elles. D’autres variantes du terme existaient en Perse, en Égypte ou dans l’empire ottoman. En Turquie poursuit Corinne Fortier, le köçek est un jeune garçon qui vit au harem et se travestit, se maquille, danse et chante pour le plaisir des hommes, qui ont des relations sexuelles avec lui.
Dans le cas précis du Koweït contemporain, le cadre juridique est hostile à toute discussion sur le changement d’identité. Un texte de 2007 criminalise « l’imitation du sexe opposé ». Selon Human Rights Watch, des personnes transgenres ont été arbitrairement arrêtées et pour certaines auraient subi des tortures en garde à vue. Oman a adopté un texte de ce genre en 2018, punissant tout homme qui « semble s’habiller avec des vêtements féminins ».
Quelques années plus tôt, toujours au Koweït, un tribunal avait accordé à une femme transgenre le droit de changer son identité sexuelle sur ses papiers, mais la Cour d’appel puis celle de cassation ont annulé le jugement. La justice de l’émirat est plus lente à la détente que son corps médical, ce qui est sur le transsexualisme une règle à peu près universelle. Sur ce sujet comme bien d’autres, les « spécificités » locales ont bon dos.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1In Dossier : Réparer les corps et les sexes, Droit et cultures, no. 80, février 2020.