Jeudi 18 mars 2024, le Hezbollah lance une attaque sur la base de contrôle israélienne du Mont Méron, au nord d’Israël, à huit kilomètres de la frontière libanaise, déclenchant ainsi les sirènes d’alerte dans des villes en grande partie évacuées depuis le 7 octobre 2023. Quelques heures plus tard, des avions de combat israéliens frappent en territoire libanais des membres présumés du Hezbollah s’engouffrant dans un bâtiment.
Pour les habitants des deux côtés de la frontière, il s’agit de scènes de la vie ordinaire. Et un exemple de « guerre asymétrique » dans laquelle une armée nationale richement dotée grâce à son indéfectible allié nord-américain d’un armement sophistiqué — et, grâce à la France, de l’arme atomique — affronte une milice nationale-religieuse de plus en plus étoffée. Elle possède pléthores de missiles antichars russes Kornet, appelés Thar Allah (la vengeance d’Allah), de missiles sol-mer et antiaériens, de roquettes, de drones suicides et tout un arsenal destiné à équiper ses dizaines de milliers de combattants d’active ainsi que ses réservistes, évoluant sous l’aile de son parrain iranien tout en conservant des marges pour l’application de son propre agenda.
Pour ce qui est de ses capacités militaires optimum comme de sa quasi-hégémonie politique, il n’en a pas toujours été ainsi et c’est précisément ce qu’explique Christophe Ayad, grand reporter au journal Le Monde, dans son ouvrage Géopolitique du Hezbollah, riche d’un déroulé historique détaillé et d’indispensables cartes.
C’est le 16 février 1985, que, dans une Lettre aux opprimés dans le monde, le Hezbollah, faction militaire débutante, formée de dissidents du mouvement chiite Amal, de militants du parti islamiste Dawa, d’étudiants et d’oulémas chiites, proclame son existence sous le nom de Parti de Dieu.
Cette naissance a lieu sous la houlette de l’Iran : parmi les cinq membres du Conseil du Liban qui régente la jeune organisation figurent l’ambassadeur de la République islamique en Syrie et le chef des Gardiens de la révolution (pasdarans) au Liban. Une présence généreuse et intéressée, pourvoyeuse de conseils, d’armes et d’argent, qui ne se démentira pas et perdure.
L’élimination des communistes
D’emblée, le parti de Dieu adhère au concept du wilayat al-faqih, c’est à dire de la gouvernance par les docteurs de l’islam. Cette théorie de l’ayatollah Rouhollah Khomeini n’avait cours jusqu’alors qu’en Iran. Elle contrarie la tradition chiite qui s’appuie sur la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel. Son application permet au leader d’un pays ou d’un groupe de contrôler toutes ses activités, considérant qu’il est le plus compétent pour les conduire au plus près de ce que ferait le douzième imam (le Madhi) dont le retour est attendu par les partisans de l’infortuné Ali, cousin et gendre du Prophète.
Fort de cette doctrine et de sa volonté d’instaurer un État islamique au Liban, le nouveau parti se reconnaît comme adversaires l’impérialisme nord-américain, Israël, l’OTAN, le capitalisme et — nous sommes en 1985 — l’URSS et le communisme ce qui, dans des luttes d’influence, l’amène à éliminer physiquement des communistes libanais.
C’est à partir de ces présupposés que commence la longue marche du Hezbollah passant par le terrorisme — ciblant particulièrement les États-Unis et la France — puis par la mise en place d’un contre-projet d’une « société de résistance ». Cette société est constituée d’un réseau d’organismes divers qui prennent en charge l’éducation, la culture, la santé, le social, les loisirs, le sport, etc., de ses militants et sympathisants. Toutes ces activités sont corrélées à une « obligation religieuse » drastique (le taklif charei), au service du combat contre les ennemis.
En première ligne contre Israël
Ayant adopté le principe de la « verticale du pouvoir » et structuré comme une organisation léniniste, le Hezbollah, bousculant ses opposants, s’est imposé au fil du temps dans les trois grandes zones de peuplement chiite : la plaine de la Bekaa à l’est, le Hermel au nord et la banlieue sud de Beyrouth.
Hassan Nasrallah a 31 ans lorsqu’il succède à Abbas Moussaoui, tué le 16 février 1992 par un tir ciblé des Forces de défense israélienne (FDI). Décidé à venger son mentor en théologie, il ordonne que des roquettes Katioucha pilonnent l’État israélien. C’est une première. C’est aussi l’année où le Hezbollah inaugure sa présence dans une compétition électorale.
Prenant en compte la situation géographique du Pays du Cèdre et les nombreux antagonismes qui l’ont opposé à l’État israélien, le Hezbollah va se positionner en première ligne dans la lutte contre ce dernier. Cette détermination lui permet d’engranger un soutien transconfessionnel de la population et démontrer son efficacité, y compris avec l’Effort de construction, une institution qui restaure plus vite les quartiers détruits que l’État corrompu et déliquescent.
Peu à peu, comme le relève Aurélie Daher, citée par Christophe Ayad : « [Nasrallah] devient le leader d’une organisation qui a sorti le combat contre Israël du champ sémantique du terrorisme pour le faire entrer dans ceux du combat pour la liberté »1 .
Le conflit dévastateur de 2006, déclenché par Israël à la suite de la mort de deux de ses soldats et à la prise en otages de six autres, se termine par un cessez-le-feu. Le Hezbollah qui n’a pas relâché sa pression, tirant 250 roquettes par jour, le salue comme « une victoire divine » et, plus prosaïquement, comme « une victoire stratégique historique » bien que celle-ci a coûté 3 milliards de dollars aux Libanais, 1 200 morts, 4 000 blessés et un million de personnes déplacées. Le gouvernement libanais qualifiera cette situation de « punition collective immorale », mettant en cause Israël dont le chef d’état-major des armées, Dan Haloutz, avait promis « un retour en arrière de vingt ans pour le Liban ».
Néanmoins, cet affrontement constitue un point de bascule qui permet au Parti de Dieu de s’affirmer comme une composante incontournable de l’État libanais, et à Nasrallah d’être un faiseur de roi et d’acquérir une stature internationale.
Dès lors, soulignant que le Hezbollah n’est pas seulement « un formidable outil de dissuasion au service des ambitions régionales et internationales de l’Iran », Christophe Ayad conclut son essai avec la remarque de l’analyste Michaël Young : « il doit maintenant décider ce qu’il veut faire avec l’État, et dans l’État afin de rester pertinent. »2.
Effectivement, son charismatique et incontesté secrétaire général n’est-il pas le plus à même de sortir le Liban de l’impasse institutionnelle dans laquelle il se débat ? Ou bien choisira-t-il d’engager son pays dans une nouvelle guerre, sachant que Benyamin Nétanyahou, le premier ministre israélien, guette cette éventualité avec gourmandise ?
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