Dès 1950, l’historien spécialiste de l’antiquité Hans Erich Stier se demandait ce qu’il pouvait bien y avoir dans la Grèce antique qui n’aurait pas été emprunté à l’Orient. Il dressait une liste impressionnante des emprunts matériels et spirituels grecs à un Orient marquant de son empreinte les domaines les plus divers de la vie grecque des temps archaïques1. L’Orient s’impose en tant que centre de rayonnement déterminant, dominant et « révolutionnant »2de cette période qu’on appellera « orientalisante ». Quand Stier publie son texte, les découvertes de l’archéologie sur lesquelles il se fonde, en exhumant des cultures nettement plus anciennes que celle grecque connue jusque-là, ne permettent plus aucun doute sur l’importance ainsi que sur le sens du transfert culturel qui n’a pu s’opérer que de l’Est vers l’Ouest.
Walter Burkert est sûrement celui qui a donné la meilleure vue d’ensemble sur la variété des contacts culturels révélés par l’archéologie. Parmi les nombreux exemples, il cite ce tympanon en bronze, daté du VIIIe siècle avant J. -C., aujourd’hui au musée d’Héraklion, « il est communément admis qu’il représente Zeus et les Courètes … C’est donc la plus vieille représentation du dieu suprême grec », écrit-il. Et poursuit : « Même si les livres illustrés sur la religion grecque n’osent pas la plupart du temps montrer cet Assyrien. »
De simples traductions d’épopées akkadiennes ?
On a mis longtemps dans les milieux académiquesà admettre ce que la culture grecque antique devait aux cultures du Proche-Orient ancien. On en mettra encore plus à l’accepter concernant la création littéraire. Renoncer au prestige de l’antériorité s’avère encore plus difficile.
Les réactions aux découvertes des documents littéraires provenant des différentes cultures du Proche-Orient antique, dont des ressemblances ont été observées avec les épopées homériques et la bible hébraïque dès le déchiffrement au XIX e siècle de l’écriture cunéiforme mésopotamienne, n’auront lieu que tardivement et progressivement. Elles se concentrent désormais sur la littérature mésopotamienne, qui représente le plus large corpus de textes de l’Orient ancien et témoigne, du IX e siècle jusqu’à la destruction de la capitale assyrienne Ninive en 612 avant notre ère, de contacts directs entre Grecs et Assyriens. La plus importante importation orientale, l’écriture alphabétique, était arrivée chez les Grecs au début de cette époque.
L’Iliade est pour l’instant privilégiée par les études comparatives. Burkert, par exemple dans Die Griechen und der Orientiv (« Les Grecs et l’Orient ») -3 et Martin West dans The East Face of Helicon ont établi de nombreux parallèles entre le répertoire oriental et l’épopée troyenne. Ils ont relevé des liens manifestes pour ce qui est des panthéons divins et de la mythologie dans son ensemble, mais aussi des similitudes frappantes concernant les motifs et le style même entre l’œuvre homérique et les épopées akkadiennes. Notamment les « classiques » Enuma Elish, Gilgamesh et Atrahasis, certains extraits homériques semblant même être des traductions directes. Les deux chercheurs ont par ailleurs retrouvé dans le texte de l’épopée troyenne l’écho d’événements renvoyant à l’histoire assyrienne.
Le mythe des origines européennes
Qui dit Homère dit littérature. Mais si l’influence orientale sur les épopées qui lui sont attribuées a été longtemps contestée, dans son principe même, c’est parce que Homère n’est pas que de la littérature. Homère, c’est aussi « l’ancêtre suprême », le « Père de l’Europe », le « Commencement » dont ce continent serait l’aboutissement. Car la Grèce, c’est l’Europe, et les Européens tous des « descendants » d’un « génie original », surgi pratiquement de rien.
C’est cette vision que vient bouleverser l’irruption d’un Orient inspirant Homère. Un Orient qui casse l’image d’un « isolement provincial » selon la formule de Franz Dornseiff, l’un de ces outsiders d’hier auxquels la recherche donne raison aujourd’hui, des peuples de l’antiquité. Et c’est cet Orient-là qui va se retrouver au cœur de la plus importante controverse de ces dernières décennies autour de l’épopée troyenne et de son auteur.
Elle a été déclenchée par l’ouvrage Homers Heimat (« La Patrie d’Homère » sous-titré Der Kampf um Troia und seine realen Hintergründe (« La bataille de Troie et ses véritables coulisses »), paru en 2008 et précédé, trois mois avant sa publication, par un article du quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung sous le titre « L’énigme homérique est résolue ».
Le livre, actualisé en 2010, de l’écrivain, poète, essayiste et comparatiste autrichien Raoul Schrott multiplie les « révélations » fracassantes sur les origines de L’Iliade et l’identité de son auteur : le « vrai » Homère est un scribe travaillant pour le compte des Assyriens. Polyglotte, parlant au moins l’akkadien en plus du grec, maitrisant l’écriture cunéiforme, il puise directement aux textes écrits proche-orientaux pour rédiger son œuvre en Cilicie. Il va même parfois jusqu’à faire du copier-coller. Un journal titrera : « Le grand Homère était-il un plagiaire ? »
L’histoire de la recherche homérique est une histoire de querelles. Comme celle qui a opposé entre 2001 et 2002 l’archéologue Manfred Korfmann et l’historien Frank Kolb, la dispute actuelle se déroule dans ce champ de bataille privilégié qu’est l’espace germanophone depuis Les Prolégomènes (1797) de Friedrich August Wolf. Elle est cependant inédite à plusieurs titres. Par sa durée, par ses protagonistes — pour la première fois, un homme de lettres met le feu aux poudres — et surtout par le déferlement de passion. Autre fait sans précédent, elle dépasse les cercles érudits pour atteindre le grand public, les médias s’en faisant massivement l’écho : Raoul Schrott aura même droit au journal télévisé de la deuxième chaîne de télévision allemande ZDF.
De violentes polémiques
Les réactions suscitées par son livre et les conséquences sont au moins aussi importantes, sinon plus que son contenu. Le débat venait ainsi à peine de commencer que la Banque centrale européenne organisait une conférence à Francfort, en mai 2008 sur le thème : « D’où vient l’Europe ? Contexte du débat autour de l’Homère de Raoul Schrott ». La réponse d’une partie du monde scientifique ne s’est pas fait attendre : un colloque interdisciplinaire international réunira les 13 et 14 novembre 2008 hellénistes, philologues, assyriologues, hittitologues et autres spécialistes du Proche-Orient ancien pour débattre des thèses de Schrott. Les travaux de ce colloque, organisé par l’Université d’Innsbruck dans cette ville, auquel ont participé West et Burkert, ont été publiés, augmentés de contributions ultérieures, dans l’ouvrage Lag Troia in Kilikien ? (« Troie se trouvait-elle en Cilicie ? »). Ce livre collectif a pour but selon ses éditeurs de « dépassionner » le débat et de dégager les pistes qui devront servir de base à toute discussion sur l’auteur de l’Iliade et de son épopée.
Si la contribution orientale à la poésie homérique ne peut plus être contestée, les réponses divergent sur la valeur à lui accorder : peut-elle être considérée comme essentielle dans le processus de création ou bien n’en représente-t-elle qu’un aspect marginal ? Burkert reconnaît notamment à Schrott « le mérite important » d’avoir démontré que les « liens divers avec les différentes formes de textes provenant des cultures du Proche-Orient antique ne sont pas, concernant L’Iliade, marginaux, mais constitutifs ». En 1964, le philologue H. Petriconi soulignait déjà qu’« écrire sur la littérature grecque sans rien savoir de celle proche-orientale est devenu aussi impossible qu’étudier la littérature romaine sans connaitre celle grecque ».
La querelle provoquée par Raoul Schrott, dès le départ sur le terrain des origines et de l’identité, montre à quel point Homère est une pièce fondamentale d’une construction inventant « l’oriental » et « l’occidental » pour les installer dans une polarité antagonique et durable. La guerre de Troie se mue dans cette composition en un premier affrontement et son dénouement en triomphe « originel » de l’un sur l’autre. C’est parce qu’il faut sauver cette hiérarchisation, qui résonne dans le « Toutes les civilisations ne se valent pas » que d’aucuns s’obstinent encore à « bagatelliser » -– pour reprendre H.E. Stier –- le rôle de l’Orient dans la création homérique. « Ce que Homère doit à l’Orient est minimal », écrit Robin Lane Fox (Reisende Helden 2011, traduction augmentée de la version originale Travelling Heroes, 2008).
Joachim Latacz, philologue et spécialiste d’Homère, est le chef de file de ces « minimalistes » qui devraient résister encore longtemps à l’évidence. L’idéologie des origines n’est pas particulièrement perméable aux faits accumulés par la science historique. D’autres sont tentés de récupérer Homère dans l’autre sens : « Nous sommes les enfants de l’Orient », pouvait-on lire dans la presse. Ce front-là donne toutefois moins de la voix. L’auteur de L’Iliade, lui, ne connait ni l’« Orient » ni l’« Occident », pas plus que ces autres pôles que sont l’« Asie » ou l’« Europe » et qui appartiennent à une division posthomérique du monde. Homère n’est pas Européen. Est-il Grec ? Cela dépend de la réponse à la question : depuis quand est-ce que la Grèce est grecque ?
Le débat n’a toujours pas rencontré d’écho en France. Or l’intégration définitive de l’Orient dans le champ des études homériques est en train de reformuler la problématique essentielle de la genèse et de la composition de l’Iliade et de bouleverser les autres termes d’une « question homérique » plus que jamais au pluriel. Les parallèles littéraires ainsi que la référence à l’histoire assyrienne font ainsi partie des éléments conduisant à une nouvelle datation de l’épopée : un consensus se dégage, qui situe l’Iliade dans la deuxième moitié du VIIe siècle. Entre 680 et 640 pour West4.
A l’intersection des cultures
La bonne vieille énigme homérique n’est pas résolue, elle s’est enrichie de nouveaux ingrédients : où et comment Homère a-t-il pris connaissance des textes orientaux ? Raoul Schrott donne les réponses les plus inédites et les plus radicales à ces questions pour le moment. Mais s’il demeure encore seul avec sa localisation de la guerre de Troie en Cilicie et avec son Homère « gréco-assyrien ». Bien avant lui, Lucien de Samosate, dans L’Histoire vraie (II e siècle), présente un Homère qui, parlant de lui-même, dit être un « Babylonien ». Walter Burkert croit pouvoir s’imaginer Homère comme un poète « ayant amassé son savoir dans une école araméenne ».
La recherche continue à s’interroger sur les zones éventuelles d’intersection des cultures grecque et proche-orientale, qui ont vu émerger une œuvre telle que l’Iliade, et sur les voies complexes de transmission des matériaux orientaux. Mais Homère a déjà commencé à réintégrer le monde qui était le sien : un monde en mouvement, des espaces géographiques qui se confondent et où circulent images et idées, dans lequel un prince de Karkemish affirmait connaître douze langues et quatre écritures. Un prince qui n’avait jamais entendu parler d’« identité nationale »5 ...
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1Probleme der frühgriechischen Geschichte und Kultur, Historia (1950).
2Walter Burkert, The Orientalizing Revolution, Harvard University Press, 1992.
3Mise à jour allemande de la version originale italienne traduite en français sous le titre La tradition orientale dans la culture grecque, Macula, 2001.
4The Making of the Iliad, Oxford University Press, 2011.
5Interview de Walter Burkert dans le journal FAZ le 17 janvier 2008.