« Hot Maroc », chronique d’une presse diffamatoire

Le roman Hot Maroc de Yassin Adnan se déroule entre la dernière décennie du règne de Hassan II et la première décennie du règne de Mohamed VI (jusqu’à 2009). Écrit en arabe et publié au Maroc en 2016, le livre, qui vient d’être traduit en français, est une chronique attrayante et sarcastique des changements, des défaites et des contradictions politiques et sociales que vit alors le Maroc. Des paraboles jusqu’à Internet en passant par les « années de plomb » jusqu’à la « nouvelle ère » du règne de Mohamed VI, bienvenue dans ce Maroc chaud.

C’est à travers le personnage central de Rahal Laaouina que Yassin Adnan fait le diagnostic des tares de la société marocaine et des maux politiques qui rongent le pays. Tout au long du roman, l’écrivain dessine les lignes de la personnalité de Rahal : timide, peureux, « évitant les lumières », « il ne se vengeait de ses ennemis qu’en rêve ». Un jeune puceau, qui se contentait de « relations » imaginaires, convaincu d’avoir hérité d’une malchance qui le condamne, un homme « entouré de scénarios noirs », terrorisé par la répression et la mort.

Rahal — et avec lui le lecteur — va découvrir des points forts dans chacune de ces faiblesses. Son incapacité à avoir des relations avec des filles l’a par exemple incité à développer une aptitude impressionnante à connaître la vie des gens dans les moindres détails, se rapprochant ainsi du travail d’un indicateur : « Rahhal s’attachait à tout savoir de ses amis . Ainsi se laissait-il submerger par les rapports précis et exhaustifs qu’il s’astreignait à préparer sur eux, pour servir l’étrange amitié qu’il leur vouait. Mais qui dit amitié ne dit pas toujours amour ».

Pourtant, Rahal qui avait jusque-là soigneusement évité les lumières et s’était habitué à se mouvoir dans l’ombre se retrouve soudain en plein cœur de ce qu’il avait fui, sous les projecteurs de la police et de la politique. Ainsi se met-il à travailler pour la campagne électorale du parti d’un proche du roi et à collaborer en tant qu’agent électronique des services secrets.

« Meurtre symbolique » des opposants

Le roman aborde avec audace l’émergence des médias en ligne à la botte du pouvoir, spécialisés dans la diffamation et le « meurtre symbolique » des opposants. Des médias qui ont pullulé de manière remarquable ces dernières années. À l’instar de ce qu’on peut trouver dans d’autres pays de la région au lendemain de la vague dite des « printemps arabes », « Hot Maroc » n’est qu’un site Internet parmi d’autres, qui abritait une armada de bouchers, armés de couteaux électroniques toujours prêts à l’emploi pour affronter les « gauchistes de la dernière heure qui se languissaient encore du temps maudit des idéologies » et « ces islamistes qui se languissaient d’un califat calqué sur la prophétie » entre autres « ennemis de la patrie » parmi les journalistes opposants qui « profitent de la liberté d’expression dont jouit notre pays pour s’opposer à nos intérêts suprêmes ».

Le site veille aussi à éviter « la dérive » du débat public sur Internet. Comme les autres sites de ce genre, il jouit d’un soutien haut placé, se trouve à l’abri de toute poursuite judiciaire et ne s’encombre pas du droit de réponse ou du « droit à gémir », selon l’expression de l’un des personnages.

Rahal a découvert sur le tard le pouvoir destructeur de la rumeur. Du temps de l’école, cela s’apparentait à un besoin presque physiologique, puisque gribouiller des inscriptions sur les murs des toilettes l’aidait à dépasser la constipation dont il souffrait et lui permettait de se venger des enseignants et d’autres camarades de classe qui le punissaient ou se moquaient de lui. Par la suite, c’est devenu une sorte de passe-temps, notamment lors de ses premières expériences professionnelles. Petit à petit, écrire sur les réseaux sociaux sous de faux noms pour asséner des coups aux autres est devenu sa manière de prendre enfin le contrôle de sa vie, cette vie dont il a finalement découvert qu’elle « existait ailleurs »… sur Internet :

L’Enfant du Peuple1 n’avait rien fait de plus que poster un commentaire tout simple sur le prix [de poésie] Ibn al-Wannan qu’avait reçu cette année-là Wafiq Dera’i, et le monde en avait été chamboulé. Le ministre s’était excusé. Le lauréat ne s’était pas montré à la cérémonie. Le comité qui lui avait décerné le prix avait publié un communiqué qui le dénigrait. Et une poignée d’internautes s’étaient rassemblés dans un coin du Théâtre national de Rabat pour scander des slogans outragés. La police avait brisé les côtes de six d’entre eux et en avait arrêté trois autres. Et l’agence de presse officielle avait déclaré dans un communiqué que les trois prisonniers avaient tenté d’outrepasser leur droit à une manifestation pacifique, en brandissant des pancartes qui appelaient à renverser le régime.

C’est ainsi que Rahal a compris les algorithmes de Facebook, faute d’avoir pu déchiffrer ceux de la vie. La réputation virtuelle qu’il s’est faite en menant des batailles à la Don Quichotte « contre le monde entier » le console et lui fait oublier son échec, qui lui est bien réel. Il se retrouve ainsi au cœur de l’espace public après en avoir longtemps été à la marge, sujet après avoir été un objet, bourreau après avoir été victime. Mais il perd vite le contrôle de ces « identités virtuelles » qu’il a fabriquées et avec lesquelles il a fusionné un temps. Attirant l’attention de la police politique, il ne peut plus échapper aux « renards du net, à ses vipères et ses scorpions », et passer du statut d’« amateur » à celui de « professionnel » est devenu inéluctable :

[Il] insultait des gens qu’il ne connaissait pas et avec qui il n’avait aucun lien. Peut-être même des gens qu’au fond il admirait. Mais les ordres étaient les ordres (...). Il insultait sur instructions, mais il y mettait tout son coeur et toute son âme. Pouvait-on faire preuve de plus de loyauté dans son métier ? Se consacrer tout entier à insulter des gens avec qui on n’a aucun lien, seulement parce que notre devoir nous oblige à le faire à la perfection ?

Une jungle sociale sous le despotisme

Le lexique animalier a été amplement utilisé par l’auteur de  Hot Maroc  (pas moins d’une quarantaine d’animaux en tout), soit pour décrire des personnages, soit pour nommer des partis politiques (le « Parti de la chamelle », le « Parti du héron », etc.). Une jungle sociale et politique qui se meut dans une anarchie totale, marquée par la détérioration de l’éducation, de la santé publique, du logement et de la justice, par une économie rentière, la corruption et la fraude électorale, ainsi que la mise des partis politiques sous la coupe du pouvoir et les violences à l’université (entre factions de gauche et islamistes). Sans oublier la prostitution, le chômage, l’émigration, les libertés individuelles... Aucune tare sociale, économique ou politique n’a échappé à la plume assassine et sans fioritures de l’auteur.

Bien que ce dernier accompagne son roman du traditionnel avertissement quant au caractère « purement fictif » de l’histoire et des personnages, le lecteur un tant soit peu connaisseur de la réalité marocaine aura du mal à ne pas faire le lien entre certains événements et protagonistes du roman, et certains faits et personnalités réels. À croire que l’imagination de Yassin Adnan était incapable de dépasser la réalité marocaine. Le roman met ainsi en scène le pays à la fin des années 2000, lorsque Fouad Ali El-Himma — un ami du roi et son actuel conseiller — tente de dominer le paysage politique du pays en créant le Parti authenticité et modernité (que l’on retrouve dans le roman sous le nom suggestif de « Parti de la pieuvre »). Un parti qualifié alors de « nouvel arrivant » — ou « le nouveau chiffre » selon l’expression utilisée dans Hot Maroc, afin de contrer les islamistes (représentés par le « Parti de la chamelle ») :

Un parti créé dans des circonstances obscures par des milieux encore plus obscurs, un parti qui avait mobilisé une escouade de gauchistes à la retraite, de féministes immorales et d’hommes d’affaires corrompus, une poignée de notables, et un gang des plus célèbres courtiers électoraux du pays, en y ajoutant aussi des opportunistes de tous bords, tout cela dans le seul but d’empêcher son adversaire d’accéder au pouvoir.

C’est ainsi que Rahal se retrouve au cœur d’une campagne électorale anticipée pour le compte du parti (de l’ami) du roi, face au parti islamiste. Une campagne que Yassin Adnan a su dépeindre de manière caricaturale, comme à travers l’épisode du plat des escargots. Ce plat est vendu au Maroc par des commerçants ambulants. Afin de gagner leurs faveurs, le roi leur avait alors distribué des chariots gratuitement… Ce qui avait poussé les islamistes à émettre une fatwa décrétant le plat des escargots illicite ! Ainsi ce mets était-il devenu un enjeu électoral, utilisé par l’auteur afin de montrer la vacuité des thèmes électoraux, expliquer l’abstentionnisme et souligner l’absence de toute pensée intellectuelle ou idéologique, sans parler de la propagation de la corruption et du clientélisme et l’échec des programmes de développement royaux.

Hot Maroc a réussi à parler de tabous sociaux et politiques rarement abordés au Maroc, et pas seulement dans le cadre romanesque. Dans cette comédie riche et sarcastique, fruit d’une recherche manifeste (historique, politique, urbaine…), Adnan nous plonge à la fois dans les méandres de la société marocaine et dans les origines des problèmes psychologiques de son protagoniste. Mais si l’on a compris les raisons de l’introversion de ce dernier et ses conséquences, les complexités de la première demeurent à la fois inintelligibles et insolubles. Après nous être tournés vers le bestiaire pour saisir l’humain, vers quoi devons-nous nous tourner ?

1NDLR, une des fausses identités de Rahal.

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