C’est peu dire que l’ouvrage aura été promu par un battage médiatique hors du commun. La sortie aux Presses universitaires de France prévue pour janvier 2020 du livre Les territoires conquis de l’islamisme avait été annoncée dès octobre 2019 par Gilles Kepel. Dans un entretien au site Figaro Vox après l’attaque au couteau du 3 octobre 2019 dans la préfecture de police de Paris, celui-ci affirmait que l’ouvrage à venir de Bernard Rougier permettrait d’analyser « des lieux où tout un écosystème “salafo-frériste” de rupture avec la société française s’est mis en place au gré des sermons, des prêches, des réseaux associatifs et Internet ». Le lien avec l’actualité violente à Paris devait par conséquent justifier l’urgence et la pertinence de l’ouvrage. Mais, quatre mois plus tard, la piste du « terrorisme islamiste » a été largement abandonnée au profit d’un « délire mystique et suicidaire » chez l’assaillant Mickaël Harpon, abattu par un policier.
Quand la nouvelle année est arrivée, la promotion de l’ouvrage est entrée dans une phase active, coïncidant avec le cinquième anniversaire des attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Casher. Bernard Rougier est devenu omniprésent dans les médias français. Quelques jours plus tard, les lecteurs ont enfin eu accès à « son » livre, qualifié de « choc » par Le Point et Valeurs actuelles. et salué, sans surprise, par Jean Birnbaum dans Le Monde des livres. En fait, l’ouvrage n’est pas écrit, mais dirigé par Bernard Rougier, impliquant une quinzaine d’auteurs. Il n’est pas impossible que certains parmi eux aient eu la désagréable surprise de découvrir la teneur de la campagne médiatique et de ses relais politiques.
La caution scientifique d’un discours xénophobe
Parmi les lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs confrontés à ces discours polémiques, une portion infinitésimale fera le choix d’aller effectivement consulter Les territoires conquis de l’islamisme. C’est là le jeu de la promotion ! Il est fréquent qu’un livre vienne affiner un propos, parfois le nuancer ou tout le moins apporter une série de données empiriques qui tranchent avec les formules destinées à susciter la curiosité et l’achat. Tel n’est qu’imparfaitement le cas ici. Nous pourrions dire que par son titre même et par l’angle choisi pour promouvoir l’ouvrage, le mal est fait, venant offrir une caution scientifique à un discours xénophobe.
Dans un contexte de fortes tensions politiques, choisir un titre évoquant aussi bien la conquête musulmane que l’ouvrage polémique de 2002 sur Les territoires perdus de la République (Mille et une nuits, 2002) paraît à bien des égards inadapté au registre scientifique, comme pour un éditeur qui se prétend universitaire. Dans son évaluation sentencieuse de l’ouvrage, un client d’Amazon ne se trompe pas sur l’objectif en affirmant : « À lire absolument avant d’aller voter. Voilà ce qu’est devenue la France ».
Sous-traitance sous pseudonymes
L’ouvrage ambitionne, à travers ses quatorze chapitres et 450 pages, d’analyser l’emprise de l’islamisme dans une variété de sphères et de territoires en France, mais aussi en Belgique. La plupart des auteurs, nous dit-on, « sont Français d’origine maghrébine ou subsaharienne » (p. 29). Dans un entretien vidéo à l’hebdomadaire Le Point, Bernard Rougier explique que ces étudiants ont « pu aller dans des quartiers où moi je n’aurais pas pu aller », actant l’existence d’une ségrégation qui aurait transformé certaines villes en zones dangereuses pour le chercheur « blanc » d’âge moyen qu’il est. La couleur de peau ou l’origine ne constituent pourtant pas des critères pertinents, comme ont pu le signaler une variété de travaux universitaires sur ces catégories sociales, notamment ceux de Fabien Truong.
La sous-traitance de l’enquête, qui avait déjà été pratiquée par les journalistes Fabrice Lhomme et Gérard Davet dans leur ouvrage polémique Inch’Allah. L’islamisation à visage découvert (Fayard, 2018) se double du recours à des pseudonymes par les jeunes auteurs. Celui-ci empêchera sans doute les futurs chercheurs qu’ils sont de revendiquer pleinement ces textes.
La trame de l’ouvrage permet dans un premier temps de développer une approche historique, singularisant les phases du développement de l’islamisme en France à travers le déploiement de ses diverses variantes idéologiques. Conformément à la matrice avancée par Gilles Kepel depuis quelques années1, l’ouvrage insiste sur les modes d’affirmation de l’islamisme à travers ses idées. Elle place au cœur de l’analyse des individus, mais aussi des institutions, en particulier des mosquées, mais aussi des commerces ou des clubs de sport qui ont diffusé l’idéologie islamiste sous ses différentes formes. L’ouvrage affirme l’existence d’une stratégie explicite de conquête qui s’appuie sur une « très grande plasticité tactique » (p. 30). L’analyse refuse ainsi de voir simplement dans la dynamique islamiste en France un effet de contexte ou une accumulation de microphénomènes fortuits et désordonnés, pariant au contraire sur une cohérence et des modes d’action coordonnés, que rien ne vient confirmer.
Une « Immaculée Conception » idéologique
L’approche générale ignore les interactions entre ces mouvements islamistes d’une part, et la société globale et ses institutions d’autre part. La situation des populations musulmanes dans la société française, leurs difficultés héritées de l’histoire coloniale ne sont jamais introduites dans l’analyse : le rejet de la société par certains ne serait que le résultat d’idéologies islamistes à la manœuvre et à l’initiative. Les discriminations et l’islamophobie patente dans les représentations médiatiques comme dans les politiques d’État n’apparaissent dans cette trame que comme des épiphénomènes, seconds par rapport à l’agit-prop islamiste « conquérante ».
Jamais les auteurs ne parviennent donc à expliquer pourquoi cette offre idéologique islamiste trouve un écho et paraît pertinente aux yeux de certains individus. Et la société dominante et ses institutions apparaissent dans la démonstration comme une masse inerte, passive et faible. Les auteurs appellent celles-ci à réagir face à l’assaut d’islamistes qui semblent, eux, procéder d’une « Immaculée Conception » idéologique pour reprendre la formule du politiste Jean Leca. L’approche par l’idéologie qui sous-tend l’ouvrage, parfois projetée dans les médias comme dominante et venant soi-disant mettre fin au débat entre sociologues sur les sources du djihadisme en Europe, demeure en réalité marginale dans le champ universitaire.
Si Le Figaro s’estime autorisé le 16 janvier 2020 à annoncer « la victoire du chercheur Gilles Kepel dans la controverse qui l’oppose à son confrère, Olivier Roy. Le salafisme est bien l’antichambre du djihadisme », peu de spécialistes de l’islamisme risquent en réalité d’être convaincus par les conclusions des Territoires conquis de l’islamisme.
Le second temps de l’ouvrage développe une approche territoriale et spatiale, mettant en avant des études de cas de villes qui auraient été « conquises » par les islamistes ou d’espaces clos, comme la prison, qui sont régis par la norme islamiste. En l’absence d’un cadre théorique convaincant, ils développent une grille d’analyse qui confine parfois à la tautologie, affirmant que la concentration et l’interconnexion d’acteurs islamistes est une variable centrale pour expliquer l’importance de l’islamisme dans certains lieux :
[…] plus l’espace en question est connecté à d’autres espaces ou foyers idéologiques, à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire national, sous le formes les plus variées (représentations d’institutions islamiques, camps de vacances, réseaux d’enseignements confessionnels, personnalités charismatiques itinérantes, marchés du livre islamique, maisons d’édition, filières migratoires, mosquées, etc.), plus il a de chance de devenir un espace stratégique dans l’expression de l’islamisme (p. 26-27).
Des travaux contradictoires délibérément occultés
Une nouvelle fois dans le sillage de Gilles Kepel, Bernard Rougier et ses co-auteurs soulignent la centralité d’un continuum entre les différentes formes d’islamisme sunnite, particulièrement entre le salafisme et le djihadisme, mais impliquant aussi les Frères musulmans et le Tabligh – qui souvent feraient office de « sas » d’entrée vers autres groupes. Sur différents terrains tant en Europe où la socialisation au salafisme des individus partis en Syrie a souvent été limitée2, que dans la péninsule Arabique où le passage à la violence dite « djihadiste » s’est souvent inscrit dans des mobilisations profanes, tribales par exemple, les limites d’une telle explication par l’idéologie ont été soulignées par nombre de travaux.
Mais, et c’est une de ses caractéristiques, le livre ignore la bibliographie sur les sujets qu’il traite. Serait-il devenu superflu de produire un état de l’art et de citer ses sources en faisant fi de ses inimitiés ? Ainsi, afin de paraître novateur, l’ouvrage semble avec une minutie particulière faire place nette en ignorant une variété de travaux dont le seul défaut est qu’ils ne correspondent pas aux préjugés des auteurs. Un seul exemple, l’ouvrage de Mohammed-Ali Adraoui sur le salafisme français, Du Golfe aux banlieues : le salafisme mondialisé pourtant publié en 2013 chez le même éditeur que le présent ouvrage, dans la collection dirigée par Gilles Kepel. Certaines disgrâces sont sans doute impénétrables.
Accusations infondées
La réflexion sur les liens entre « postcolonialisme » et l’islamisme est peu convaincante, multipliant les procès d’intention. La volonté de dénoncer l’inaction de la société face à l’offensive islamiste conduit, dans chacun des espaces soi-disant contrôlés par les islamistes, à stigmatiser une variété « d’idiots utiles » ou de complices parmi lesquels certains maires comme à Aubervilliers ou Mantes-la-Jolie, mais également des intellectuels adeptes de « l’intersectionnalité des luttes » (p. 174).
Dans ce cadre, toute expression politique ou médiatique venue des marges dites musulmanes, luttant contre les discriminations, devient suspecte de collusion. De Clique TV au Bondy Blog en passant aussi par nombre d’intellectuels de gauche, les relais de l’islamisme seraient donc nombreux. Ainsi en arrive-t-on à lire qu’« il existe des liens organiques entre mouvements décoloniaux et mouvements jihadistes » (p. 106). Aucune trajectoire militante ne permet de justifier une telle affirmation. Le militantisme pour les droits et contre les discriminations, en particulier racistes, n’a jamais constitué une porte d’entrée vers la violence islamiste ou le salafisme, sans doute pas de façon plus probante que la pratique du tennis de table, de la philatélie ou le goût pour les kébabs !
D’une façon générale, l’analyse produite à travers l’ouvrage pêche par une incapacité à quantifier l’importance des phénomènes décrits. Le problème n’est pas tant l’absence de chiffres que l’impression laissée d’un rouleau compresseur islamiste qui dominerait des quartiers entiers, quand en réalité ces groupes structurés sur le plan idéologique demeurent marginaux. D’ailleurs, les militants cités se plaignent parfois de cette situation. Les jeunes de Mantes-la-Jolie, dit l’un d’eux, préfèrent « les bars à chichas du centre commercial » (p. 224). On assiste ainsi à des généralisations, angoissantes pour les lecteurs et stigmatisantes pour certaines villes et leurs habitants.
Comme l’écrit la maire d’Aubervilliers, Mériem Derkaoui, en réagissant à l’ouvrage sur son blog par un texte intitulé « Les territoires perdus de l’égalité » :
La rhétorique des « territoires perdus » est un écran de fumée, qui obscurcit dans le débat public un fait primordial pour nos banlieues : de manière analogue à certaines zones rurales, nous subissons quotidiennement la promesse non tenue d’égalité républicaine.
L’ouvrage pose un autre problème, le peu de cas fait pour préserver l’anonymat des acteurs, dont un certain nombre ne sont pas des personnages publics, en dénonçant leurs accointances supposées ou leurs engagements anciens, en contrevenant aux règles qu’il est habituellement de bon ton d’inculquer à des étudiants en sciences sociales. Le travail scientifique se distingue par là de celui d’indic’ ou de procureur.
Cela étant, l’ouvrage propose aussi une variété de données parfois intéressantes qui s’extraient, volontairement ou non, de la trame idéologique de Bernard Rougier. L’ouvrage est le fruit d’enquêtes, parfois minutieuses si ce n’est courageuses, liées à la fréquentation de terrains ou le recueil d’informations de première main. Par rapport à la pléthore d’ouvrages tirant d’identiques conclusions, du pamphlet de Philippe de Villiers, Les cloches sonneront-elles encore demain ? La vérité sur l’histoire de l’islamisation de la France (Albin Michel, 2016) en passant par le récent Les Émirats de la République de François Pupponi (Le Cerf, 2020), il demeure ici une valeur ajoutée.
Les limites d’une approche peu scientifique
Le chapitre d’Anne-Laure Zwilling sur les publications islamiques en langue française, essentiellement descriptif, offre des données quantitatives originales. Le travail sur les jeunes femmes en prison (chapitre 13), sans être particulièrement novateur et tout en posant d’évidentes questions méthodologiques, offre des exemples probants de trajectoires islamistes. Il vient pourtant, en creux, signaler les limites de l’approche générale de l’ouvrage qui néglige la part de la société et de l’État dans la construction d’espaces ou de contextes dans lesquels l’idéologie islamiste trouve à s’exprimer. Le confinement, décidé et modulé par l’État lui-même, a toujours été propice à une émulation dont, le chapitre de François Castel de Bergerac, exprime ici autant la radicalité que la frugalité de références idéologiques.
Ces dernières entrent en résonance avec des vies bousculées par le viol, la désintégration des cellules familiales et la quête identitaire. Pourtant telle n’est pas la dimension que valorise l’auteur, satisfait qu’il est de montrer que « le jihadisme ne peut plus être pensé comme un épiphénomène résultant de trajectoires individuelles et de radicalisations hasardeuses » (p. 430).
La faille analytique de l’ensemble de l’ouvrage, qui néglige les interactions avec la société, n’honore pas la démarche scientifique et fera des Territoires conquis de l’islamisme une référence dans les années à venir pour ceux qui cherchent un vernis sociologique à leurs bas instincts islamophobes. À la fin de la lecture, on se dit, dépité, « voilà ce qu’est devenu un certain travail universitaire ! » Pour se consoler, ne doutons pas que certains préfèreront revenir aux précédents travaux de Bernard Rougier sur le Liban et l’Égypte, dont la précision et l’érudition avaient impressionné bien des lecteurs.
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