On a d’abord envie de passer son chemin devant le titre de l’ouvrage La Malédiction de la muscade. Cela fait belle lurette que sont mis à nu les affres — « la malédiction », justement — des pays fort dotés en ressources naturelles et l’on ne compte plus les écrits sur le sujet. Mais on aurait tort, tant le livre offre un regard original.
L’histoire de la muscade, en elle-même, est peu connue. Mais surtout l’auteur Amitav Ghosh dessine un vaste tour d’horizon dans le temps et dans l’espace, transformant cette petite noix et quelques autres (comme le clou de girofle) en « paraboles de la planète en crise », comme le précise le sous-titre en anglais bien plus fidèle au propos1. Enfin cet écrivain indien célèbre pour ses romans oniriques (tel le fantastique La Déesse et le marchand, Actes Sud, 2021) se révèle un excellent conteur. Il n’est pas historien, mais il s’appuie sur une multitude de documents d’archives (pas moins de 606 notes de référence et 24 pages de bibliographie !) pour livrer un récit passionnant.
Tout commence en 1621, dans les îles Banda (Indonésie), les seules à posséder des muscadiers. Jusqu’alors, les habitants récoltaient et vendaient cette épice très populaire tout autour de l’océan Indien. Les Européens, en pleines expéditions outremer, finissent par découvrir les vertus culinaires et médicinales (soigner la peste, dit-on) de cette étrange coque ; difficile à acheminer, elle devient un signe distinctif de luxe chez les riches et snobs de l’époque. « Avec une poignée de noix, on pouvait acheter une maison », note un marchand hollandais. Autant dire qu’elles ne pouvaient rester entre les mains de va-nu-pieds à l’autre bout du monde.
La vénérable Compagnie des Indes orientales (CIO), hollandaise, va y mettre bon ordre. « Civilisée », elle propose aux Bandanais de « signer un traité qui accorderaient [aux Européens] un droit exclusif sur les noix de muscade et le macis (écorce) des îles ». Mais les habitants refusent. D’autant plus embêtant que sur ces îles, « ne règne nul souverain unique qui, sous la menace, pourrait contraindre ses sujets à obéir aux ordres des étrangers ».
Le 21 avril 1621, par une « nuit obscure, aussi obscure que seule une nuit indienne sans clair de lune peut l’être », les colons hollandais et leur armée lancent l’assaut. Les Bandanais sont des entraves pour la CIO qui veut conquérir le monopole de la muscade ? « Qu’on les tue tous », ordonnent les chefs. Hommes, femmes et enfants, pas un ou presque n’y échappe. Les maisons sont détruites, les moyens de survie également. Il faut « vider les îles de ses habitants » et s’assurer qu’ils ne reviennent pas. « Il est difficile de penser à une seule bonne raison qui nous empêcherait de recourir au mot ”génocide” pour qualifier la conquête néerlandaise des îles Banda », écrit Ghosh avec une infinie précaution.
Les invariants de la colonisation
L’auteur met en évidence un autre massacre perpétré pratiquement en même temps, en 1637, par les Britanniques au fort de Mystic, où vivaient 500 Pecquot dans ce qui est aujourd’hui le Connecticut. « Dans les deux cas, ces massacres avaient pour but de mettre fin à l’existence d’un peuple. » Se plongeant dans les histoires de colonisations — sur les continents asiatiques et américains, notamment — Ghosh s’attache à en souligner les invariants : la nécessité de ne pas se contenter d’exterminer les populations, ramenées au rang d’animaux, mais aussi de détruire tout ce qui leur permet de vivre et éradiquer leur culture. On ne peut pas ne pas penser à Gaza ou aux colons de Cisjordanie en lisant les propos de chefs amérindiens ou des peuples de forêts amazoniennes chassés de leurs terres…
Il ne s’agit donc pas seulement de la recherche du profit, du capitalisme sauvage d’hier et de sa forme actuelle, le néolibéralisme. Mais aussi de pouvoir, de diversité culturelle : tout ce qui est manière de penser autochtone, non occidentale est qualifiée de « sauvage ». Un des premiers colonisateurs de la Nouvelle-Angleterre, pasteur de son état, décrit ainsi « une nature sauvage, hideuse et désolée, pleine de bêtes sauvages et d’hommes sauvages » qui s’épanouira sous la férule des Européens. Toutefois, comme l’expliquait un des chefs amérindiens, « nous ne considérions pas que les grandes plaines ouvertes, les belles collines ondoyantes et les sinueux ruisseaux recouverts de leur végétation enchevêtrée étaient "sauvages" ». Pour eux, la nature « était apprivoisée » et se montrait « généreuse », permettant de se nourrir. Elle était mise en valeur, mais d’une façon ne cadrant pas avec la culture occidentale et les critères de rentabilité. Ce qui fait dire à Ghosh :
Les interventions écologiques n’étaient pas qu’un simple effet secondaire de la colonisation européenne des Amériques ; elles étaient au cœur du projet dont l’objectif explicite était de transformer en parcelles, des territoires considérés comme des friches, pour correspondre à l’idée que les Européens se faisaient d’une terre productive.
« Quand les bisons seront tous abattus… »
Cette conception de la nature a conduit à l’épuisement écologique. Un chef amérindien, Seattle, alertait dans une lettre au président états-unien d’alors Franklin Pierce :
Continuez à polluer votre lit et vous suffoquerez une nuit dans vos déchets. Quand les bisons seront tous abattus, les chevaux sauvages tous apprivoisés, les recoins secrets de la forêt lourds de l’odeur des hommes, et la vue des vertes collines brouillées par les câbles qui parlent, où sera le maquis ? Disparu. Où sera l’aigle ? Disparu.
Nous sommes alors en 1855. Le constat est imparable. Que ce soit aux États-Unis, en Indonésie, au Brésil, ou dans les pays africains, ce modèle unique de développement et de modernité a entraîné des catastrophes écologiques, avec les dégâts humains que l’on connaît aujourd’hui, même quand les écocides remontent au XVIe siècle comme dans les îles Banda.
Ce sont ces interactions que Ghosh décortique avec méthode et minutie — érudit sans jamais être ennuyeux. Et il en tire quelques leçons. Ainsi, l’auteur s’insurge contre « la distinction entre réfugiés ”climatiques”, ”politiques” et ” économiques” », tous victimes des désastres imposés par l’Occident au Sud. Il invite à se défaire d’une vision purement occidentale et propose une politique « vitaliste », fondée sur l’idée que la planète a une âme et la nature sa propre voix… à écouter pour vivre en harmonie : « Il faut considérer l’humanité (…) étroitement enchevêtrée aux produits de la terre », rappelle-t-il. Cela l’amène parfois à idéaliser un peu la vie des peuples autochtones. Mais cela n’entame en rien le formidable réquisitoire, argumenté, des colonisations des hommes et des terres, celui de la modernité occidentale comme modèle unique.
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1Amitav Ghosh, The Nutmeg’s Curse, Paraboles for a Planet in crisis, University of Chicago Press, 2021.