« Il est d’abord nécessaire aujourd’hui de revenir à une vie normale dans l’ensemble des gouvernorats, et que l’autorité de la loi soit respectée », annonce le premier ministre irakien Adel Abdelmahdi, dans une allocution télévisée le 3 octobre 2019, au lendemain du début des manifestations dans un grand nombre de villes irakiennes. Soudain, son discours est interrompu par des sirènes et une voix qui s’élève. Dans le clip, les chanteurs lui répondent :
Non, je ne vais pas rentrer
Non, une fois qu’on est sorti, c’est fini
Non, nous reprendrons nos droits de force et nous dégagerons chaque corrompu
La chanson « Dhil a’ouadj » (littéralement « queue tordue » mais que l’on pourrait traduire par « mouton irrécupérable ») se développe sur des rythmes traditionnels irakiens revus à la sauce électro pour un tempo punchy allant de pair avec des paroles vindicatives contre le pouvoir en place :
Queue ! Il prend soin de ses gens et de sa famille
Queue ! Qui pourra le remettre droit ?
Queue ! Un sniper a tiré sur mon voisin dès qu’il a levé la jambe !
Queue qui menace mon existence
Queue qui sait tout, même quand il ne sait pas
Queue a-t-il seulement besoin de moi ?
Toute la place [Tahrir] est derrière moi
Queue ! Agacé de nous voir réunis
Queue ! Il fait taire chacun de nos rêves.
La vidéo est produite par Al-Basheer Show, une émission lancée en 2014 par l’Agence allemande pour le développement et diffusée par la chaîne Deutsche Welle (DW) en arabe. Al-Basheer Show est l’équivalent irakien du programme Al-Barnameg de Bassem Youssef, supprimé en Égypte après le coup d’État de l’armée de 2013. Le présentateur vedette de cette émission, Ahmed Al-Basheer, est à la tête de la République fictive d’Al-Basheer. Il commente de manière satirique l’actualité du « voisin irakien ». Il s’attaque à la corruption, au confessionnalisme, aux milices, aux politiciens ou encore aux journalistes. Élément incontournable de la nébuleuse médiatique pro-révolution irakienne, la chaîne YouTube d’Al-Basheer Show comptabilise plus de 5 millions d’abonnés. Les interprètes de « Dhil a’ouadj », Ayman Hamid, Tha’er Chou’aib et Ahmed Fawzi sont également des comédiens très populaires sur les réseaux sociaux.
« Nous voulons un pays »
Si les sensibilités artistiques diffèrent d’un clip à l’autre, deux éléments visuels se dégagent qu’on retrouve dans la réalisation de ce trio. D’abord, la prédominance de l’esprit du groupe dont la chanson incarne la voix. Les images reflètent ainsi la popularité du soulèvement, mais aussi la diversité des profils le soutenant. En mettant en scène des catégories différentes de la population (jeunes, seniors, hommes, femmes têtes nues ou en abayas, conservateurs ou libéraux), c’est l’unité du peuple qui est mise en valeur. Celle-ci se traduit également par le slogan « Nrid balad » (Nous voulons un pays), porté en hashtag par les figurants du clip « Dhil a’ouadj ». Comme les manifestants, ils réclament un État avec des institutions fonctionnelles et une citoyenneté fondée sur un sentiment d’appartenance qui ne soit plus confessionnelle, tribale ou géographique, mais nationale.
La référence constante aux manifestations illustrée par l’occupation quotidienne de la place Tahrir à Bagdad met en valeur l’humanité des opposants, entre repos et engagement civique, comme le montre également le clip de « Bin El-Jesr wel-saha » (Entre le pont et la place) de Ghassan Shami. La bien nommée place Tahrir (libération) est omniprésente à la fois en images et dans les paroles. Au-delà de son nom, c’est l’emplacement de Tahrir qui est symbolique. Elle se situe au départ du pont Al-Joumhouriya, l’un de ceux qui séparent la rive est du Tigre de sa rive ouest où se trouve la « zone verte », enclave hautement sécurisée et siège des bâtiments officiels, des quartiers généraux des partis politiques et de l’ambassade américaine. Pendant des mois, les manifestants ont tenté de traverser le pont pour porter leurs revendications devant les centres du pouvoir, sans succès. La répression des forces de sécurité et des milices ayant entraîné plus de 600 morts, la référence aux martyrs peuple également les chansons.
D’autres références urbaines émaillent les clips, comme le tunnel Al-Sa’doun qui passe sous Tahrir, cité dans la chanson de Ghassan Shami. Refuge des manifestants au plus fort de la répression, il est recouvert de fresques et de graffitis à la gloire de la révolution, tout comme le Restaurant turc ou « Djabal Ouhod » comme l’appellent les manifestants1, un immeuble inachevé surplombant la place et que les manifestants ont recouvert de banderoles et de portraits de martyrs. Les fameux touk-touk, tricycles motorisés ayant joué les ambulances en évacuant les blessés, sont également à l’honneur, notamment dans la chanson « Aboul-toktok » de Hussam Al-Rassam.
« Je descends reprendre mon droit »
La musique traditionnelle est aussi populaire auprès des chanteurs de la révolution. Parmi les instruments typiques, il n’est pas rare d’entendre de la khachba, petite percussion au cadre étroit et profond et à la peau très tendue instantanément reconnaissable par ses sonorités en mitraillette. Ils s’appuient également sur un répertoire grand public teinté d’une coloration patriotique. À titre d’exemple, le morceau « Djanna Djanna » (Paradis, paradis), une chanson de 1982 reprise par l’un des chanteurs phares de la pop irakienne Madjid Al-Mohandis en 2006. Son refrain a été abondamment diffusé lors de l’occupation du Restaurant turc :
Paradis, paradis
Tu l’es, je le jure, ô notre patrie
Ô patrie chérie, à la terre bénie
Même ton enfer est un paradis
Le plus populaire de ces genres musicaux vise à galvaniser les manifestants. Il s’appuie sur des rythmes traditionnels dansants revisités à la sauce électro et interprétés par un chanteur solo accompagné de chœurs masculins (la référence au groupe, encore et toujours). En témoignent « Bikayssy » (en référence à la mitrailleuse kalachnikov PKC) de Ghezwan Al-Fahd et Jalal Al-Zein et dont le refrain dit : « Nous sommes le PKC qui ne se tait pas », mais aussi « Djomboq lomboq tabbina » des comédiens Ali Samir et Hassan Hadi, ou encore « Ya dakhana » (Ô les fumeurs) de Marwan Hachem et Ali Samir.
Même le chanteur Saif Nabil, un habitué de la nouvelle pop khaliji, typique du Golfe (420 millions de vues pour son tube « Ashk mowt » (Aimer à mourir), se prête au jeu avec « Selmiya » (Pacifique).
Un autre répertoire suscite davantage le recueillement et se caractérise par des mélodies mélancoliques comme « Nazel Akhoud Haqqi » (Je descends reprendre mon droit) de Rahma Riad, à grand renfort de piano et de violons. Le vidéoclip fait quant à lui la part belle aux images de manifestantes et manifestants visés par les gaz lacrymogènes ainsi qu’aux familles de victimes éplorées.
Un état d’esprit qu’on retrouve avec « Raed Watan » (Je veux une patrie) de la star Dumo’a Tahsin, qui avait remporté la quatrième saison de l’édition arabe de l’émission de télécrochet The Voice. La chanteuse fait appel à un chœur masculin pour les refrains et à un saz électrique, instrument à cordes utilisé dans la musique turque, kurde et persane. Les percussions évoquent le son des croyants se frappant la poitrine lors des processions d’Achoura2. Toutefois, si le mouvement révolutionnaire jouit de l’adhésion de ces artistes commerciaux populaires — quelles que soient leurs motivations —, « Raed Watan » ne rencontre pas le succès des autres morceaux de la chanteuse qui affichent en général des dizaines de millions de vues.
Enfin, certains morceaux renouent avec la tradition de l’opérette arabe, format choral souvent utilisé pour chanter les grandes causes, du panarabisme à la Palestine. Réalisée en partenariat avec un certain nombre d’organisations irakiennes dont le syndicat des artistes, la chanson « Etwada’ Wenzal Lel-cha’b » (Sois humble et descends vers le peuple) en est l’illustration sur fond de rythmes irakiens.
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1Du nom d’une montagne au nord de Médine, en Arabie saoudite, où Mohammed et ses partisans se réfugièrent lors de la bataille éponyme (qui fut une défaite) contre les Quraychites de la Mecque, en 625 après J-C.
2NDLR. Fête chiite commémorant la mort de Hussein, petit-fils du Prophète tué à Kerbala, en Irak, en 680, par les troupes du « mauvais calife » Yazid.