Des femmes poètes, libres et admirables

« Je franchis les barbelés », de Souad Labbize · Je franchis les barbelés, le dernier livre de l’écrivaine et poétesse algérienne Souad Labbize vient de paraître au éditions Bruno Doucey. La douleur et la solitude de l’exil y autorisent l’irrévérence envers les diktats patriarcaux du vieux monde. Petite histoire du cheminement dans la parole d’une femme libre.

Souad Labbize est si proche. Sirotant son café à une terrasse dans la vieille ville de Sète où se déroule le festival de poésie Voix vives (de Méditerranée en Méditerranée), un matin de ce mois de juillet caniculaire, elle vous raconte tranquillement et d’une voix douce des histoires terribles, des légendes familiales et des contes peuplés de femmes qui, réelles ou fictives ont toutes en commun de s’être rebellées un jour contre la tradition ou qui ont fui pour tenter d’être libres, ou avorté, ou ont refusé de noyer leur petite fille dans la rivière – encore une fille ! Ou cette grand-mère, qui meurt sous les coups de son mari en accouchant de jumeaux… « Cette mémoire-là, on la garde dans la chair. »

Briser l’enfermement

C’est ainsi que d’une certaine façon elle refait le chemin qui l’a menée à la voie poétique. La poésie s’impose tout de suite dès qu’on veut briser le silence dans le monde ordinaire. Son premier livre, J’aurais voulu être un escargot (Séguier, 2011 ; rééd. Az’art atelier, 2017 ; éditions des Lisières, 2019) raconte de ces histoires de rupture avec des traditions qui imposent le mariage et l’enfermement dans la famille. Plusieurs figures de femmes de légende y sont convoquées et se superposent, presque interchangeables, puisque ce qu’il faut en retenir c’est d’abord qu’elles sont savantes, mystiques, poètes et donc follement libres, et admirables pour cela. « Lalla Noubia, dit-elle en parlant de l’une d’elles, c’est un peu la femme que j’aurais voulu être, c’est partir et sauver avec moi d’autres femmes — et des enfants — des traditions » qui les attendent au tournant.

L’enfermement est le fil rouge qui préside au récit, lui donne corps et substance et le justifie. Souad Labbize a grandi dans un immeuble en plein centre d’Alger, où pas une seule femme ne sortait. Le soleil de son enfance était plus dur que celui de Camus, se plait-elle à dire, car lui n’avait pas cette obligation de couvrir son corps. La fillette sans nom de Je voudrais être un escargot étouffe, alors elle sort malgré l’interdiction. « Elle ne se laisse pas faire. Elle n’accepte pas de continuer à rester enfermée pour éviter le pire. »

Souad Labbize lit des extraits de Je franchis les barbelés au festival Voix Vives 2019 — YouTube

« Rendre habitable l’inhabitable »

Quand on lui demande comment elle est passée du récit à l’œuvre poétique qui suivra, l’autrice répond que la poésie est première, et que la question doit être inverse : comment passer de la poésie au récit, comment chasser la poésie du récit pour serrer au plus près la réalité. Mais comment raconter des choses irracontables ? On pense alors au poète belge Henri Michaux qui, dans une conférence en 1936 déclarait : « Où va la poésie ? Elle va à nous rendre habitable l’inhabitable, respirable l’irrespirable ».

Après une enfance à Alger, Souad Labbize vit à Tunis pendant une douzaine d’années. Elle en part en 2002 pour l’autre rive de la Méditerranée, comme d’autres artistes (telle la réalisatrice Nadia El-Fani). « On était arrivé à un trop-plein de bénalisme, de la police, de l’état policier », explique-t-elle. Deux de ses amies sont trainées au tribunal pour homosexualité. C’est le déclic. Elle-même est lesbienne et entend vivre sa sexualité au grand jour, sans honte ni dissimulation. Elle part faire une maîtrise à Aix-en-Provence, et commence à écrire. « C’est un miroir qui se brise », dit-elle. Là où « tu ne te vois plus dans le reflet qu’on a voulu donner de toi ».

Dans un contexte de répression, parler de l’amour est pour elle un engagement. Elle précise par exemple qu’ayant participé à la traduction en arabe de son recueil Brouillons amoureux, elle est très attentive à l’expression du féminin amoureux. Qu’il soit bien question, en arabe, de l’amante et de l’aimée, celle à qui on s’adresse, quand le « tu » français demeure, lui, ambivalent.

Après Je voudrais être un escargot (réédité deux fois), la poétesse algérienne publie en 2017 trois recueils de poèmes chez divers éditeurs : Une échelle de poche pour atteindre le ciel (Al Manar) et Je rends grâce à l’arobase (Les Écrits 9), tous deux illustrés des dessins d’Ali Silem, ainsi que Brouillons amoureux (éditions des Lisières). Elle renoue ensuite avec le récit, le temps de publier également en 2019 Enjamber la flaque où se reflète l’enfer (éditions ixe), récit autobiographique de la douleur et de l’effroi du viol, qui dit la faille béante où s’est abîmée son enfance.

Le livre de « l’ex-il »

Enfin, Je franchis les barbelés vient de paraitre aux éditions Bruno Doucey. Souad Labbize poursuit là une œuvre de déconstruction de la violence patriarcale sans discours et non sans humour, en même temps qu’elle évoque le quotidien de l’exil. « Franchir les barbelés », c’est passer de l’autre côté. S’affranchir malgré les blessures. On puise dans cet effort la force du « je » de l’énonciation, de l’affirmation de soi et — luxe suprême — de toutes les transgressions salutaires. Celles-ci revêtent de multiples formes pour illustrer des questions hautement subversives : le désir et l’amour lesbiens, comme dans Brouillons amoureux ou, ici, une figure divine qu’on ne s’interdit pas de railler. Subversion encore, cette manière d’évoquer « l’ex-il », comme le suggère l’éditeur.

Te décrire l’exil
me planter à l’envers
tête en bas
jambes en équilibre
les larmes croient arroser
les nouvelles racines

L’exil volontaire est le prix à payer pour la libération. La douleur que celle-ci engendre est en permanence traversée de « songes vagabonds » et de souvenirs orphelins :

[…]
mes rêves d’enfant
couchent dehors
sur le bitume qui renifle
les semelles de voyageurs
ils ne craignent pas
la rouille qui couvre leur carcasse
d’un hâle de marin
[…]

« Alphabet de la douleur »

Deux langues s’entrecroisent au pays d’exil. Celle qui de facto écrit ce tissage complexe, cet « alphabet de la douleur » est le français, qui « s’écrit de gauche à droite », mais l’alphabet maternel campe sur l’autre rive des songes. Où sont les mots qui manquent ?

À la fin de la première partie de ce dyptique, le mot « guerre » est expulsé de la bouche maternelle :

harb commence par une douleur
au fond de la gorge
et meurt en atteignant
le bout des lèvres

Harb annonce la « Berceuse pour le dieu de la guerre ». Le titre, étonnamment contradictoire, oppose aux « jeux macabres » d’un guerrier divin et infantile une sorte de douceur au pouvoir apaisant. Maternelle encore serait cette berceuse, si Souad Labbize ne savait que trop la violence potentielle de la figure de la mère, du désamour de la mère, pour tomber dans ce cliché.

Le « dieu douteux » est quant à lui « un père démissionnaire/ qui ne fait jamais rien », même pas semblant. Certaines nuits, pourtant, on dit qu’il parle l’arabe dialectal et marche au plafond sur des talons aiguille avant de « descendre faire un tour/dans les rues de Bal el-Oued ».

Des guerres de Mossoul, Alep, Deraa, Homs, Idlib…, des guerres saintes et des intifadas, ce dieu fainéant et belliqueux s’en sort finalement

avec casier judiciaire
vierge
et des milliers
de bénédictions

Il n’y a donc plus qu’à l’abandonner dans une maison de retraite.

Soud Labbize a fini son café. Elle promet en souriant de vous donner à lire d’autres histoires tout aussi cruelles, au goût doux-amer de liberté et d’exil. À parler encore d’amour et de désir, à dénoncer d’invisibles prisons sociales et religieuses, et peut-être — ultime transgression — à parler d’elle, même si quelquefois, cela déchire.

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